CHAPITRE 25 Une rencontre inattendue (Repris)

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 Je me hâtai de refermer derrière moi et m’essuyai le front d’un revers de la main. Mon cœur battait à tout rompre. L’angoisse se mélangeait à l’excitation de me retrouver seul ici.

 Je jetai un bref coup d’œil à l’horloge. Il était dix heures. Ces réunions mensuelles duraient environ une heure et demie, ce qui me laissait largement le temps d’agir.

 Le colonel avait transformé la plus grande chambre pour son usage personnel. À ma droite, le lit avait été poussé contre le mur, juste à côté de la porte. Au centre de la pièce, une table immense faisait office de bureau. Des dossiers cartonnés, bien ordonnés et triés, y étaient entreposés.

 J’en ouvris quelques-uns puis étalai devant moi des dizaines de rapports, des inventaires des stocks de munitions de la région, les positions de canons antiaériens, les emplacements des troupes… J’avais l’embarras du choix. C’était Noël avant l’heure !

 Je sortis de mon sac la boîte en fer et retirai le bloc de savon noir qu’elle contenait. J’extrayais ensuite le double fond métallique qui dissimulait un minuscule appareil photo argentique attendant sagement d’être utilisé. Ce petit bijou de technologie, pas plus grand qu’un couteau suisse et aussi robuste qu’un Nokia 3210, était devenu incontournable pour les missions d’espionnage. Commercialisé par la marque Minox, il avait été plébiscité par les services de renseignement des alliés et de l’Axe. Un agent des SOE[1] nous l’avait confié quelques semaines plus tôt en insistant pour que l'on en prenne soin.

 Après avoir mitraillé les documents, je tombai sur des ordonnances concernant la capture de Juifs et de Tzigane. J’y jetai un coup d’œil lorsque des bruits de pas résonnèrent sur le parquet du couloir. Je retins ma respiration et tendis l’oreille. Trois coups retentirent soudain contre la porte. Je sursautai. D’un geste convulsif, je m’empressai de ranger l’appareil photo dans ma poche et fourrai la boîte en fer dans ma sacoche. Je lançai des regards frénétiques autour de moi, mais il n’y avait aucune échappatoire.

 Le tintement métallique d’un trousseau de clefs carillonna. Je m’agenouillai et me glissai tant bien que mal sous le lit au moment où la porte s’ouvrit. Je n’osais plus bouger, plus respirer. Le sommier me compressait la colonne vertébrale. La peur me contractait les entrailles. Je ne voyais rien d’autre que les pieds de la table, mais il était hors de question de m’avancer. Si quelqu’un me découvrait caché ici, mon compte était bon.

 Des talons claquèrent sur le parquet. Des escarpins noirs défilèrent sous mes yeux puis s’arrêtèrent devant le bureau du colonel. Il s’agissait sûrement de la nouvelle secrétaire. Pourquoi avait-il fallu qu’elle prenne ses fonctions plus tôt que prévu ? Je perçus quelques grattements de plume et du papier que l’on froissait. Je suivis à nouveau du regard les chaussures de la secrétaire passer devant moi. Je l’entendis traverser la pièce puis claquer la porte.

  Je lâchai un long soupir de soulagement et attendis quelques instants, à l’affut du moindre bruit. Une fois rassuré, j’essuyai mes mains moites sur mon pantalon, rampai avec difficulté et m’extirpai de ma cachette. Je m’apprêtai à me relever lorsque le métal froid d’une arme me caressa la tempe.  

 — Relevez-vous lentement et ne faites aucun geste brusque, m’annonça une voix que je reconnus aussitôt.

 Je me redressai avec prudence et tournai la tête vers mon agresseur en affichant un sourire crispé.

 — Oh… Mademoiselle… Quelle coïncidence de vous voir ici. Je… je nettoyais le bureau du Colonel, bafouillai-je d’un air faussement innocent.

 Éva me dévisageait. Ses longs cheveux blonds tirés en un chignon et son tailleur réglementaire de la Wehrmacht lui donnaient un regard sévère. Même accoutrée de la sorte, et malgré ma situation plus que précaire, je ne pus m’empêcher de penser qu’elle était très belle.

 Elle tenait ses chaussures dans sa main. Elle avait dû les retirer avant de claquer la porte et s’était approchée sur la pointe des pieds. Je venais de me faire avoir comme un noob[2].

 — Bonjour, Augustin. Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en abaissant son pistolet.

 — Je vous l’ai dit… Je nettoyais le…

 — Ne vous foutez pas de moi ! m’interrompit-elle. Vous avez peut-être berné toute la Kommandantur, mais ça ne sera pas le cas avec moi, monsieur le chevalier de Paris. J’étais sûre de vous avoir reconnu sur l’avenue. Pourquoi êtes-vous dans le bureau du colonel ?

 — Je suis chargé du ménage, je faisais juste mon travail.

 — Sous le lit ? Vous êtes très méticuleux ! C’est tout de même étrange, monsieur Schulz verrouille toujours sa porte.

 — Ce n’était pas le cas quand je suis arrivé.

 Elle tendit sa main vers moi.

 — Donnez-moi la clef.

 — Mais…

 — Tout de suite ! trancha-t-elle en enfonçant le canon de son arme dans ma poitrine.

 Je m’exécutai à contrecœur. Elle la rangea dans la poche de son uniforme tout en continuant de me menacer.

 — C’est l’ancienne secrétaire qui me l’a confiée, au cas où, tentai-je de me justifier. Vous n’avez qu’à demander confirmation à mon cousin, il passe la serpillière.

 — Vous voulez parler du lâche qui a détalé comme un lapin dès qu’il m’a aperçue en haut des marches ? Il a baragouiné quelque chose à propos d’un objet qu’il aurait oublié à l’hôtel avant de dévaler l’escalier. La prochaine fois, choisissez mieux votre complice.

 Elle m’examina un instant et balaya la pièce des yeux.

 — Je veux connaître la véritable raison de votre présence ici, reprit-elle.

 C’était inutile de lui mentir plus longtemps. Si elle avait voulu me tuer ou me dénoncer, elle l’aurait déjà fait.

 — Vous le savez très bien, Éva, vous n’êtes pas idiote.

 Elle poussa un soupir et enfila ses chaussures avec sa main libre.

 — Vous êtes complètement fou. Tous les risques que vous prenez ne changeront pas le cours de la guerre. Promettez-moi de quitter la résistance et la Kommandantur. Si vous refusez, je n’hésiterai pas à appeler mes collègues.

 — Dans ce cas, vous allez devoir mettre vos menaces à exécution, car je ne compte pas renoncer. Pourquoi ne me laisseriez-vous pas partir, tout simplement ? Je vous ai sauvé la vie, vous avez une dette envers moi.

 — Je vous suis très reconnaissante. Je vous apprécie beaucoup, mais vous êtes un terroriste. Les attentats auxquels vous participez ont déjà fait plusieurs victimes dans mon entourage. Je suis désolée, mais je n’ai pas d’autre choix.

 Ses épaules s’affaissèrent, ses yeux se voilèrent. Une profonde tristesse se lisait sur son visage. Je tentai le tout pour le tout et m’avançai vers le bureau d’un pas décidé.

 — Arrêtez de bouger ! Restez où vous êtes, sinon je tire !

 J’attrapai l’un des dossiers que j’avais feuilletés un peu plus tôt puis éparpillai les photos et les rapports du camp de concentration de Dachau sur la table.

 — Regardez ! Regardez, Éva, les atrocités commises par cette chère dictature que vous semblez vouloir défendre à tout prix.

 Après un moment d’hésitation, elle s’approcha, examina les clichés et plaqua sa main sur sa bouche. Des hommes et des femmes squelettiques, parqués comme des animaux derrière des fils barbelés, s’entassaient par centaines. À côté, des notes mentionnaient l’utilisation de cette main-d’œuvre gratuite dans des usines et rapportaient les résultats d’expériences « scientifiques » réalisées sur des cobayes humains.

 — Pourquoi vous me montrez ça ? gémit-elle en détournant le regard. C’est impossible, je ne peux pas y croire.

 Sa réaction ne me surprenait pas. À cette époque, la plupart des gens ignoraient l'existence des camps de concentration. Son père, le Général Kaltenbrun, n’avait certainement pas jugé utile d’en informer sa fille.

 — Je suis désolé, Éva, mais c’est la vérité. Vous ne pouvez pas nier l’évidence. Ces photos étaient rangées sur le bureau du Colonel.

 — Vous ne voyez pas qu’il s’agit d’un complot ? Ces documents ont dû être falsifiés par les Soviétiques de Staline. Ils sont prêts à tout pour faire tomber le troisième Reich.

 — Arrêtez avec vos discours de propagande. L’endoctrinement dont vous avez été victime ces dernières années vous empêche d’être objective. Je comprends votre patriotisme, mais vous ne pouvez pas continuer à fermer les yeux.

 — Vous essayez de me manipuler… souffla-t-elle, la voix éteinte.

 — Vous voyez ces papiers ? Ils portent tous le sceau d’Heinrich Himmler ! ajoutai-je en appuyant mon index sur la signature de ce dernier.

 Ses joues perdirent les quelques couleurs qui leur restaient. Elle tapota la crosse de son pistolet contre sa cuisse avec nervosité.

 — S’il vous plait, Éva … Vous n’êtes pas comme eux. Vous êtes quelqu’un de bien. Je suis persuadé que vous ne cautionnez pas tous ces crimes.

 — Je n’ai pas de leçon de morale à recevoir de vous. En vous laissant partir, c’est comme si je trahissais mon pays.

 — Mais le régime nazi ne représente pas votre pays ! m’enflammai-je en frappant du poing sur la table.

 Ce soudain excès de colère la fit sursauter.

 — Vous et vos beaux discours… Que voulez-vous que je fasse ? J’appartiens au mauvais camp, je n’ai aucun moyen d’arrêter tout ça.

 — En me laissant partir avec ces preuves, vous contribueriez à sauver de nombreuses vies.

 — C’est insensé, vous êtes un terroriste, répéta-t-elle sans conviction.

 — Vos soldats ont envahi nos pays. Ils pillent, ils violent, ils assassinent. Ils envoient des innocents dans ces camps... Les résistants n’étaient que de simples civils. Ils ont pris les armes pour défendre leurs familles et leur liberté. Comment osez-vous les traiter de terroristes ?

 Un silence pesant s’installa. Je l’observai du coin de l’œil en guettant sa réaction, mais elle fuyait mon regard. Elle semblait plongée en pleine confusion, assaillie d’émotions et de pensées contradictoires. Je savais qu’elle n’approuvait pas les idées de son gouvernement puisqu’elle l’avait écrit dans les trois premières pages de son journal.

 — Vous vous souvenez de cette jeune femme que vos camarades ont fusillée à la Kommandantur de Dijon ? lançai-je sans réfléchir. Sa mort vous a hanté pendant des jours.

 Elle leva la tête vers moi, écarquilla les yeux et entrouvrit la bouche.

 — Comment… Comment savez-vous tout ça ?

 — Je… Euh… bredouillai-je en comprenant la gaffe monumentale que je venais de commettre.

 — Vous avez lu mon journal intime ! Espèce de salaud ! Quand avez-vous fouillé dans mes affaires ? rugit-elle en pointant son pistolet vers moi.

 — De quoi parlez-vous ? répondis-je en faisant mine de ne pas comprendre.

 — Ne me prenez pas pour une imbécile ! C’est la seule explication possible !

 — J’ignorais complètement que vous en aviez un. Et de toute façon, à quel moment aurais-je pu y avoir accès ?

 — Vous avez raison, admit-elle. Il ne quitte jamais ma chambre d’hôtel.

 Elle fronça les sourcils et réfléchit quelques instants.

 — Mais oui, je me souviens, maintenant ! Je vous ai croisé ce jour là. C'était la veille de l’explosion à la Kommandantur de Dijon. Vous m’avez tiré par le bras alors que je m’apprêtais à traverser la route. Grâce à votre intervention, j’ai évité de me faire percuter par une voiture. Vous avez dû assister à l’arrestation de cette pauvre jeune femme !

 — Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ?

 Elle devait faire erreur. La veille de l’explosion, j’étais à l’hôpital et n’avais même pas encore effectué mon premier « voyage ». Elle me confondait certainement avec quelqu’un d’autre.

 Des échos de voix se propagèrent dans le couloir. Éva lâcha un petit cri et fixa l’horloge.

 — Leur réunion est terminée ! Vous ne devriez pas être là ! s’exclama-t-elle en fourrant à la hâte son pistolet dans son sac à main.

[1] SOE : Special Operations Executive, service secret britannique ayant opéré durant la Seconde Guerre mondiale.

[2] Dans le langage internet, un noob est une insulte donnée à un joueur débutant sur un jeu vidéo.

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