CHAPITRE 36 « Les troubles fête »

8 minutes de lecture

 — J’vois qu’on s’amuse bien ici ! bafouilla le Caporal en brandissant une bouteille de vin à moitié vide.

 Les trois autres soldats s’esclaffèrent grassement et s’avancèrent vers nous d’un pas chancelant, en percutant les tables et les chaises qui leur barraient la route.

 Le Caporal s’avachit sur l’une des banquettes en rotant, tandis que ses camarades contournaient le bar en s'emparant de tout l’alcool qui leur passait sous la main.

 Colette se cramponnait à Claude, Jacques et René observaient les trouble-fêtes en fronçant les sourcils et Justin s’était ratatiné sur son siège.

 Je m’en voulais d’avoir été aussi étourdi. Marie me répétait pourtant chaque jour de verrouiller la porte et d’éteindre les lumières à la fin du dernier service pour éviter ce genre de débordement.

 — Alors, qu’est-ce qu’on fête, les français ? interrogea l’un des soldats en tirant sur les bretelles de son holster qui pendaient négligemment le long de son pantalon.

 — Désolé, mais le bar est fermé, répondis-je sans réfléchir. Je vous prierais de bien vouloir partir.

 — Hey les gars, je crois que le débile essaye de nous chasser, plaisanta le soldat à moitié débraillé en enfonçant son index dans ma poitrine.

 Le Caporal se releva difficilement et s’approcha de moi en zigzaguant. Un relent d’alcool et de transpiration me chatouilla les narines lorsqu’il m’attrapa par les cheveux.

 — Ce n’est pas très gentil, Augustin. Je pensais que tu étais des nôtres, murmura-t-il en me tapotant la joue avec la crosse de son Luger. Toi et tes amis allez faire une exception pour nous, n’est-ce pas ?

 Il me poussa contre la machine à café et s’installa au bar en s’affalant sur le comptoir.

— Sers-nous à boire ! Quant à toi, le musicien, ordonna-t-il à Jacques en exhibant son pistolet, continue de jouer !

Je jetai un coup d’œil appuyé à Jacques qui acquiesça d’un signe de tête. Les mains tremblantes, il pianota sans enthousiasme quelques notes de la cinquième symphonie de Beethoven.

— Fais un effort ! On n’est pas à un enterrement ! souligna le Caporal en retirant sa veste.

 Sans broncher, Jacques se contenta d’obéir et changea de répertoire. Pendant ce temps, je me hâtais de remplir quatre pintes de bière en cherchant un moyen nous sortir de ce merdier.

 Lorsque l’un des soldats se dirigea vers les fiancés, je compris que la situation était sur le point de dégénérer.

 — Viens danser avec moi, dit-il à Colette en lui agrippant le poignet.

 — Non merci, je suis fatiguée, répliqua-t-elle en tentant de se dégager.

 — Tu vois, Konrad, on n’a pas arrêté de te répéter que t’avais une sale gueule. Même la Française ne veut pas de toi ! se gaussa le Caporal.

 — Ne sois pas si farouche ! De toute façon, je ne te demande pas ton avis, insista le jeune soldat, vexé, en l'attirant vers lui.

 — Elle vient de te dire non, alors ne la touche pas, lança Claude en s’interposant.

 Il y eut quelques secondes de flottement durant lesquelles Claude et Konrad se dévisagèrent en se jaugeant du regard.

 — C’est d’accord ! J’accepte de danser avec vous, s’empressa d’intervenir Colette en voyant que Konrad s’apprêtait à sortir sa baïonnette de son ceinturon.

 Satisfait, il entraîna Colette vers le centre de la pièce en l’enlaçant. Ils valsèrent courtoisement quelques minutes, puis ses mains glissèrent le long du dos de Colette. Lorsque Konrad lui caressa les fesses, Claude s'avança vers eux en serrant les poings. Colette lui adressa un coup d’œil désapprobateur pour l’inciter au calme, mais je savais que c’était peine perdue. Ces quatre ivrognes n’avaient aucune limite et Claude n’accepterait jamais de regarder sa fiancée se faire agresser sans réagir, même si ça risquait de lui coûter la vie.

 Sans perdre de temps, je disposai les quatre pintes remplies à ras bord sur un plateau et m’élançai dans le dos de Konrad. Trop occupé à lorgner le décolleté de Colette, il me bouscula comme prévu, et je laissai le plateau m’échapper des mains. Les chopes de bière se renversèrent sur son uniforme en l’éclaboussant, puis rebondirent sur le sol et explosèrent en mille morceaux. Jacques cessa immédiatement de jouer et Colette en profita pour se réfugier dans les bras de son amoureux. Un silence pesant s’installa dans la pièce.

 — Tu l’as fait exprès ! vociféra Konrad en m’empoignant par le col. Tu vas regretter d’être venu au monde, espèce d'attardé !

 D’un geste de l’épaule, il recula son coude et serra le poing d’un air menaçant, prêt à frapper, mais je fus plus rapide que lui. Comme me l’avait enseigné Claude au maquis, j’attrapai son poignet et bloquai son attaque.

 Sidéré par ma réaction, il entrouvrit la bouche et tira de toutes ses forces pour essayer de se dégager, mais je le maintenais si fermement que c’était inutile.

 — Comment oses-tu lever la main sur nous ? beugla le Caporal qui s’était faufilé derrière moi, en m’assenant un coup de crosse dans les côtes.

 Paralysé par la douleur, je me repliai sur moi-même en lâchant Konrad. Enivré par l’alcool et la rage, ce dernier ramassa le plateau qui traînait sur le sol et me le fracassa en plein visage.

 Un liquide chaud et poisseux s’écoula de mon nez et toute la pièce se mit à tourner autour de moi. Je voulus me cramponner à la veste de Konrad pour ne pas tomber, mais il s’écarta et je m'effondrai par terre.

 Étendu sur le ventre, j’essayai de me redresser, mais le Caporal posa sa chaussure entre mes omoplates et appuya de tout son poids pour m’empêcher de bouger. Je n’arrivai plus à respirer. Je tentai de m’éloigner en rampant, mais je n’avais pas assez de force pour lui échapper. Je tâtonnai du bout des doigts, cherchant désespérément un support auquel me hisser, mais mes ongles glissèrent en crissant sur le carrelage.

 — On dirait un petit chien en train de se noyer, ironisa l’un des soldats en riant à gorge déployée.

 — La prochaine fois, il réfléchira avant de faire le malin, renchérit Konrad en jubilant.

 — Arrêtez ! Vous allez le tuer ! s’écria Colette en sanglotant.

 — S’il vous plaît, lâchez-le … supplia Claude, je suis sûr qu’il a compris la leçon.

 — Vous avez raison ! Ce serait dommage de l'achever si vite, répondit le Caporal en relâchant son étreinte.

 Pendant qu’il rangeait son luger dans son étui, j’inspirai une énorme bouffée d’air. Alors que je pensai avoir évité le pire, il leva son genou à hauteur de hanche pour prendre de l’élan, puis d’un geste sec, il m’écrasa la main avec le talon de sa botte. Je poussai un hurlement déchirant qui résonna dans toute la pièce.

 — Ferme-la ! m’ordonna le Caporal en me décochant un coup de pied dans l’estomac. Donnez-moi une ceinture ! Je vais vous montrer comment dresser un sale cabot !

 Konrad détacha son ceinturon en esquissant un sourire sadique et le tendit à son supérieur.

 — Laissez mon neveu tranquille, ou je vous colle une balle dans la tête ! prévint Marie en émergeant du couloir.

 Les quatre militaires se figèrent sur place en fixant Marie qui trottinait vers nous, son vieux fusil de chasse dans les mains.

 — Tout de suite ! insista-t-elle en braquant son arme vers le Caporal.

 — D’où elle sort, celle-là ? s’exclama Konrad, médusé. Tu crois que tu nous fais peur avec ton antiquité ?

 — Dégage la vieille ! Je suis sûr que tu ne sais même pas t’en servir, ironisa le plus jeune des soldats avec mépris.

 Avec une rapidité surprenante, Marie pointa son double canon vers lui et appuya sur la détente. Le casque qu’il avait déposé sur la table à côté de lui fut projeté en l’air, puis retomba quelques mètres plus loin dans un bruit métallique.

 Le Caporal réagit aussitôt. Il porta la main à son holster, mais Marie ne lui en laissa pas le temps.

 — N’y pensez même pas !

 — Tu as essayé de l'assassiner, espèce de vieille folle ! rugit le Caporal.

 — Si j’avais voulu le tuer, il serait déjà mort ! précisa Marie d’un ton glacial.

 — Il ne te reste plus qu’une seule balle, et comme tu peux le voir, nous sommes quatre.

 — Je viens d’avoir soixante-dix ans, alors si je dois crever maintenant, je vous emporterai avec moi dans la tombe ! répliqua-t-elle sans sourciller.

 — Dans ce cas, mes hommes se vengeront sur tes neveux. Ils se chargeront pour moi de les torturer et de les exécuter. Tu n’as plus le choix. Donne-moi…

 Le grondement d'un moteur qui se rapprochait à vive allure l'interrompit. Le véhicule s'arrêta en trombe devant l’hôtel et la lumière des phares se refléta sur les vitres des fenêtres. Dehors, les graviers craquèrent bruyamment, puis la clochette de la porte tintinnabula.

 — Ce ne sera pas nécessaire, les renforts arrivent ! fanfaronna Marie.

 — Que se passe-t-il ici ? aboya un homme en déboulant dans le restaurant, à moitié essoufflé.

 En apercevant son uniforme, les quatre soldats se mirent aussitôt au garde-à-vous.

 — Madame Augun ! Pourriez-vous baisser votre arme, je vous prie ? Le capitaine Göring va prendre le relais. Ne vous inquiétez pas, vous pouvez lui faire confiance, dit Éva d’un ton rassurant, en apparaissant à son tour sur le seuil de la porte.

 Mes oreilles bourdonnaient tellement qu’en entendant le son de sa voix, je me demandais si je n’étais pas victime d’hallucination. Je me roulai malgré tout sur le côté et tournai la tête vers elle en gémissant. J'entrouvris les paupières en la cherchant des yeux, mais j'avais du mal à distinguer ce qui m'entourait. Tout me semblait confus, mais en reconnaissant les contours de son visage, une agréable sensation d’apaisement m’envahit et j’eus la certitude que mon calvaire prenait fin.

 Marie obtempéra et posa son fusil sur le comptoir.

 — Pourquoi avez-vous agressé monsieur Augun ? demanda Éva en croisant les bras.

 — C’est lui qui a commencé, mademoiselle Kaltenbrun, tenta de se justifier Konrad en me pointant du doigt. On s’amusait sans faire d’histoires lorsqu’il a couru vers moi en me jetant un verre à la figure.

 — Ce n’est pas une raison valable pour vous comporter comme des animaux ! s’emporta Éva en élevant la voix.

 — C’est la faute de cette vieille folle, se défendit le Caporal. Elle a tiré sur Ralf et a menacé de me tuer, c’est une terroriste.

 — Vous avez vu l’état de son établissement ? intervint le Capitaine Göring en balayant la pièce des yeux. Vous débarquez ici en semant le chaos, vous volez son alcool et brutalisez son neveu… Vous n’avez donc aucun scrupule ?

 — Mais…

 — Taisez-vous soldats et rhabillez-vous ! cria l'officier, la veine de sa tempe palpitant à toute vitesse. Vous devriez avoir honte ! Pendant que vos camarades se battent et meurent pour la gloire du Reich en Russie, vous vous pavanez dans les rues complètement ivres, en braillant comme des ânes alors que vous êtes en service ! J’écrirai un rapport à votre sujet que je transmettrai moi-même au Colonel Schulz. Un séjour sur le front de l’Est vous permettrait peut-être de vous remémorer le respect des règles et la discipline !

 Le Caporal blêmit et ses épaules s’affaissèrent. Le teint pâle, ses subalternes baissèrent la tête en tremblant. Ils savaient tous que, malgré les propagandes encourageantes, l’invasion de la Russie était un désastre pour l’armée allemande.

 — Foutez le camp d’ici et rentrez à la caserne, exigea l’officier en désignant la porte.

Les quatre soudards se hâtèrent de récupérer leurs affaires et disparurent sans demander leur reste.

 — Hans ! s’indigna Éva en posant ses doigts sur l’avant-bras du Capitaine. Tu ne vas quand même pas les laisser s’en sortir avec un simple rappel à l’ordre ?

 — Je ne peux rien faire de plus, Éva. Je suis en permission et je n’ai aucune autorité sur eux. Tu sais bien que ce n'est pas le moment d'attirer l'attention sur moi…

Annotations

Vous aimez lire ThomasRollinni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0