CHAPITRE 37 « Orgueil et préjugés »

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 Tandis que Claude, Jacques et René m’aidaient à me relever et m’installaient avec précaution sur l’une des banquettes du restaurant, Colette rapportait en courant la boîte à pharmacie que Marie lui avait demandé de récupérer dans la buanderie. Dans son élan, elle bouscula Éva qui discutait avec Hans.

 — Je suis désolée, s’empressa de dire Colette en se tournant vers Éva.

 Lorsque le regard des deux femmes se croisa, elles se dévisagèrent un court instant. Un peu gênée, Éva détourna les yeux, mais Colette continuait de l’observer en fronçant les sourcils.

 — Colette ! l’interpella Marie. Donne-moi la boîte, s’il te plaît !

 — Euh… oui, fit-elle en la déposant sur la table.

 Marie sélectionna plusieurs bandages et des morceaux de coton qu’elle imbiba d’alcool à 90°, puis me tamponna l’arcade avec douceur.

 — Aïe ! Ça pique ! me plaignis-je en sursautant.

 — Arrête de gigoter ! grogna Marie en se pinçant les lèvres.

 Pendant qu’elle désinfectait mes plaies, j’entendis Hans murmurer quelque chose à l’oreille d’Éva avant de l’entraîner vers la cuisine.

 Marie se rinça les mains et me palpa délicatement les côtes en m’arrachant une ou deux grimaces de douleur.

 — Ils ne t’ont pas raté. Tu as une côte fêlée, m’annonça-t-elle en enroulant un tissu autour de ma taille.

 — Ne devrions-nous pas l’emmener voir le docteur Millerant ? interrogea Claude avec inquiétude.

 — Il est hors de question qu’il aille chez ce charlatan ! Je suis tout à fait capable de m’en occuper moi-même ! trancha Marie d’un ton sans réplique. J’étais infirmière durant la Grande Guerre et j’ai soigné des blessures bien plus graves que celles-ci.

 Elle fixa le bandage de fortune avec des épingles à nourrice, puis se pencha sur ma main qui avait doublé de volume et prenait une affreuse teinte violacée. Malgré la douceur avec laquelle elle manipulait mes doigts, une intense douleur remonta le long de mon bras jusqu’à mon épaule. J’avais envie de vomir et je suai à grosses gouttes.

 — Tu as une entorse au poignet et ton annulaire est cassé.

Elle vida l’intégralité de la boîte à pharmacie en éparpillant son contenu sur la table.

 — Je n’ai jamais ce qu’il faut là-dedans, ronchonna-t-elle. Justin, ramène-moi la petite règle en bois que j’ai rangée dans le tiroir de mon bureau. Elle me permettra d’immobiliser les doigts d’Augustin pour que ces os cicatrisent correctement.

 — J’y vais, répondit celui-ci en disparaissant dans le couloir.

 — Marie… dis-je un peu inquiet, j’espère que ça ne m’empêchera pas de conduire !

 — Ce ne sera pas très pratique, mais je suppose que tu sauras te débrouiller. Je préférerais tout de même que tu te reposes quelques jours, tu as besoin de récupérer. Tu es beaucoup trop empoté et intrépide… j’ai peur que tu n’aggraves tes blessures, répliqua-t-elle sèchement en m’adressant un regard de reproche.

 — Ne vous en faites pas pour lui ! Il est bien plus malin que vous ne le pensez. S’il n’avait pas détourné l’attention de Konrad, ces sales alcooliques s’en seraient pris à Colette, lança Claude en serrant les poings.

 — Si vous aviez vu la tête de Konrad lorsqu’Augustin lui a chopé le bras ! s’exclama Jacques avec enthousiasme.

 — Et le Caporal… j’ai cru qu’il allait se faire dessus quand vous avez fait exploser le casque de son camarade, renchérit René en adressant un sourire amusé à Marie. Je ne savais pas que vous étiez aussi habile avec un fusil.

 — Pour tout vous avouer, c’est la bouteille que je visais… confia Marie en attrapant la règle en bois que lui tendait Justin.

 Ils éclatèrent tous de rire, sauf Colette qui n’avait pas l’air d’humeur à plaisanter.

 — Vous trouvez ça drôle ? s’emporta-t-elle, le visage crispé et les bras croisés. Nous avons eu de la chance que ça ne finisse pas en bain de sang.

 Elle tourna la tête vers moi et m’observa avec gravité.

 — Tu as conscience qu’ils auraient pu te tuer ? Pourquoi faut-il toujours que tu te mettes en danger ?

 — Je ne voulais pas qu’ils te fassent la même chose qu’à la petite Solange… protestai-je en articulant avec difficulté.

 — Solange était toute seule chez elle et n’avait aucun moyen de se défendre. Ils n’auraient jamais osé me toucher alors que vous étiez tous là.

 — Pourtant, ça n’a pas empêché Konrad de te tripoter ! rétorqua Claude avec colère. Tu sais très bien que je lui aurais cassé la gueule si Augustin n’avait pas réagi.

 — Je t’avais fait signe de ne pas bouger, mais tu es tellement têtu qu’il n’y a rien à tirer de toi ! Heureusement que ce Capitaine est arrivé au bon moment…

 — Je n’ai fait que mon devoir, assura Hans qui sortait tout juste de la cuisine, Éva sur ses talons.

 — Je n’aurais jamais imaginé dire ça d’un officier allemand, mais vous êtes quelqu’un de bien, affirma Marie, les yeux embués.

 — Vous savez, je n’ai pas eu le choix, répondit-il en désignant Éva d’un air faussement accusateur. Le restaurant que vous lui avez conseillé était une très bonne adresse, mais lorsque vous avez téléphoné, Éva m’a embarqué de force dans sa voiture et je n’ai même pas eu le temps de goûter leur fameuse poire belle Hélène qui semblait délicieuse.

Marie se précipita alors vers Éva et la serra dans ses bras.

 — Merci du fond du cœur, mademoiselle Kaltenbrun. Sans vous, mon imbécile de neveu serait mort. Je vous serais éternellement reconnaissante. Il n’est pas très futé, mais c’est un brave petit, vous savez !

 — Ce… ce n’était rien, bredouilla Éva, en lui donnant de timides tapes dans le dos. J’espère que monsieur Augun se rétablira rapidement.

 — Ne vous inquiétez pas pour lui, la rassura Marie en s’écartant et en s’essuyant les yeux d’un revers de la main. Même s’il n’est pas très beau à voir, je vous garantis qu’il se remettra très vite.

 Pour terminer la soirée sur une note joyeuse, Marie proposa un digestif qui fut accueilli avec plaisir. Mes amis prirent place autour de moi mais Éva préféra s’installer sur la table d’à côté. Le Capitaine la rejoignit presque aussitôt, et s’assit beaucoup trop près d’elle. Je tendis l’oreille pour entendre ce qu’ils pouvaient bien se raconter, mais mes camarades parlaient si fort que c’était inutile.

 Éva entortillait l’une de ses mèches autour de son index et semblait boire chacune de ses paroles. En la voyant adresser à Hans un sourire éclatant, je ne pus m’empêcher d’être jaloux. J’essayai de me convaincre qu’il n’y avait rien entre eux, qu’ils n’étaient que de bons amis, mais lorsque ce sale type posa sa main sur celle d’Éva, mes entrailles se contractèrent.

 Ce frimeur aux cheveux gominés prenait tellement la pause qu’il ressemblait à Ken. Il bombait le torse et roulait des mécaniques comme un influenceur fitness sortant tout juste de la salle de sport. Si je m’étais senti reconnaissant pour son aide jusqu’à présent, ce n’était plus du tout le cas et je ne supportais plus de le voir se pavaner devant Éva.

Après avoir servi tout le monde, Marie leva son verre en s’éclaircissant la gorge.

 — Portons un toast en l’honneur de mademoiselle Kaltenbrun et du Capitaine Göring.

Un peu embarrassée, Éva baissa les yeux et Hans se redressa en agitant son verre à son tour.

 — N’oublions pas de trinquer à la santé de monsieur Augun, scanda-t-il à la manière d’un politicien, ce qui m’horripila au plus haut point.

 — Je suis fatigué, déclarai-je d’un ton glacial. Je vais aller me coucher.

 — Il est déjà minuit ! souligna Marie en jetant un coup d’œil à la comtoise. Nous devrions tous faire de même.

 — Vous reste-t-il une chambre disponible pour Hans ? demanda Éva. Je ne tiens pas à ce qu’il prenne la route à cette heure.

 — Nous sommes complets, marmonnai-je d’un air boudeur. À cause de votre fichu couvre-feu, mes amis sont obligés de passer la nuit ici.

 — Qu’est-ce que tu racontes comme bêtises ? Tu sais aussi bien que moi que l’hôtel est vide, me contredit Marie en secouant la tête. Nous avons suffisamment de place pour loger tout le monde. Justin, donne donc les clefs de la douze au Capitaine.

 Justin accompagna Hans jusqu’à sa chambre, suivie d’Éva qui s’éclipsa en nous souhaitant bonne nuit.

 Jacques, René et Colette s’occupèrent de remettre le restaurant en ordre pendant que Marie et Claude rangeaient et nettoyaient la cuisine. N’ayant pas la force de participer, je décidai d’aller dormir en refusant catégoriquement que Claude m’aide à monter l’escalier.

 En franchissant la dernière marche du troisième étage, je m’adossai au mur en me laissant glisser sur le parquet. J’essayai de reprendre mon souffle, mais chacune de mes respirations était un véritable supplice.

 Je levai la tête avec désespoir en regardant l’échelle de meunier qui me séparait encore de mon lit comme si je m’apprêtai à devoir escalader l’Everest. Vaincu par la fatigue, je commençai à piquer du nez lorsque la porte de la chambre d’Éva s’ouvrit.

 — Vous ne comptiez tout de même pas rester ici jusqu’à demain matin ? me dit-elle en approchant une lampe à pétrole de mon visage.

 Elle avait enfilé une robe de nuit qui lui tombait sur les chevilles et avait noué ses cheveux avec un ruban blanc en satin. C’était la première fois que je la voyais au naturel. Sans son maquillage, elle semblait plus jeune et plus avenante. Pourquoi passait-elle tant de temps à se pomponner chaque jour alors qu’elle n’avait besoin d’aucun artifice pour se mettre en valeur ?

 — Vous n’auriez jamais dû provoquer ces imbéciles, me reprocha-t-elle en s’asseyant à côté de moi. Je vous avais prévenu. À force de vouloir jouer les chevaliers, vous finirez par y laisser votre peau et celle des autres. Je ne serais pas toujours là pour vous sauver la mise et j’aurais préféré qu’Hans reste en dehors de tout ça…

 — Je suis désolé d’avoir gâché votre rendez-vous en tête à tête, l’interrompis-je d’un air maussade.

 — J’aurais l’occasion de le revoir la semaine prochaine, mais ce n’est pas le sujet. Vous devez apprendre à maîtriser vos nerfs et arrêter de vouloir sauver tout le monde.

 — Dans ce cas, j’aurais peut-être dû vous laisser vous débrouiller avec Heinrich quand il vous a sauté dessus au théâtre ? lui lançai-je à la figure. Je reconnais que ce n’était pas l’idée du siècle, mais si Colette avait subi le même sort que la petite Solange, je n’aurais jamais pu me le pardonner.

 — Vous parlez de cette jeune fille qui s’est suicidée la semaine dernière ?

 — Oui ! Même si le Colonel Schulz à tenter d’étouffer l’affaire, tout le monde sait ce qu’il s’est véritablement passé ! Vous vous rendez-compte que les soldats qui ont abusé d’elle n’ont reçu aucune sanction ? fis-je, les lèvres tremblantes.

 — Vous la connaissiez bien ? murmura Éva avec compassion.

 — Pas tellement. Je la croisais juste de temps en temps au marché, mais Marie est une proche amie de ses parents. Ils sont dévastés et ne s’en remettront jamais…

 — Ce qui lui est arrivé est horrible, mais je ne comprends pas pourquoi ça vous affecte autant.

 — Ça me rappelle de mauvais souvenirs… Si le salaud qui a agressé ma sœur n’avait pas été condamné, elle aussi aurait peut-être mis fin à ses jours ! répondis-je, la mine sinistre.

 — Votre sœur ? Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez fils unique ?

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