CHAPITRE 38 « Secrets de famille »

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 — Euh… en fait ce n’est que ma demi-sœur, bafouillai-je en me rappelant que j’avais raconté à Éva la même histoire qu’à mes amis.

 Elle commençait tout juste à me faire confiance et je ne voulais pas la décevoir en admettant que je lui avais menti. Si je lui avouais que j’avais deux sœurs, elle ne comprendrait pas pourquoi j’avais quitté mon pays en les abandonnant, et vu la réaction d’Audrey lors de notre dernière discussion, il était inconcevable de dire à Éva que je venais du futur…

 — Après la mort de ma mère, mon père a fréquenté une autre femme. Elle avait deux filles, Lisa et Audrey, un peu plus âgées que moi, ajoutai-je en m'inspirant du mieux possible de la réalité. Nous nous entendions très bien et passions beaucoup de temps ensemble. Quand elles ont commencé à travailler, elles se sont toujours arrangées pour continuer à veiller sur moi.

 — Avez-vous décidé de quitter les États-Unis suite à l’incident dont vous me parliez tout à l’heure ?

 — Pas du tout… Je n’avais que quatorze ans à cette époque. Audrey, la plus jeune, a été agressée par l’un de ses ex-petits amis. Elle venait tout juste de rompre avec lui et il ne l’a pas supporté. Je les entendais se disputer dans la chambre d’Audrey. Elle le suppliait de la laisser tranquille et de la lâcher… Elle s’est mise à crier mon nom mais je ne pouvais rien faire. J’étais coincé dans mon fauteuil roulant de merde, déclarai-je avec amertume. Les hurlements d’Audrey ont fini par alerter notre concierge qui s’est précipité à son secours. Grâce à lui, elle a évité le pire, mais cet événement l'a traumatisée, et moi aussi…

 La gorge serrée, je détournai le regard pour cacher les larmes qui me montaient aux yeux. En réalité, c’était James, notre majordome, qui était intervenu juste à temps, et mis à part le fait qu’Audrey et Lisa étaient mes vraies sœurs, le reste de mon récit était authentique.

 — Augustin, vous n'étiez pas en mesure de faire quoi que ce soit, me réconforta Éva en posant sa main sur mon épaule. Comment vous êtes vous retrouvé en fauteuil roulant ?

 Je refusai de lui parler de mon handicap. Il était hors de question qu’elle ait pitié de moi ou qu’elle me considère comme un infirme. De toute façon, si je lui expliquais que j’avais guéri miraculeusement d’une maladie incurable, elle me prendrait pour un mythomane ou un aliéné.

 Voyant que je ne répondais rien, elle hésita quelques instants avant de changer de sujet.

 — Vous aviez l’air d’être très unis. J’imagine qu’elles doivent beaucoup vous manquer. Pourquoi n’êtes-vous pas resté là-bas ?

 — Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire de ma vie et j’avais l’impression d’être un fardeau pour elles. J’aime beaucoup Audrey et Lisa, mais elles avaient trop tendance à me materner. J’étouffais et j’avais besoin de prendre mon indépendance. Lorsque l’occasion s’est présentée, je n’ai pas hésité une seule seconde. J’ai tout plaqué pour venir en France dans l’espoir de renouer le contact avec les quelques membres de ma famille qui y résidaient. Je pense à elles tous les jours, mais je ne regrette pas d’être parti. Ça va peut-être vous sembler ridicule, mais ici, j’ai l’impression de pouvoir être moi-même et d’avoir trouvé un but à mon existence, lui confiai-je en toute sincérité.

 — Ce n’est pas ridicule, murmura-t-elle, les yeux perdus dans le vague. Pour tout vous dire, moi aussi je cherche à me faire une place dans ce monde. Mais contrairement à vous, je n’ai plus de famille, et plus personne pour me soutenir…

 — Le Capitaine Göring a pourtant l’air de beaucoup vous apprécier…

 — Hans ? demanda-t-elle, un peu surprise. Même si c'est un bon ami, il a ses propres préoccupations et il y a certains sujets que je ne peux pas aborder avec lui. Vous avez la chance de bénéficier de l’amour et de la confiance de votre tante, de votre cousin et de vos demi-sœurs, alors arrêtez de vous mettre en danger pour réparer une injustice dont vous n’êtes pas responsable. Regardez où votre courage vous a mené…Vous êtes dans un état pitoyable !

 — Ne dramatisez pas, Éva ! Mes blessures sont très superficielles et ne sont rien comparées à ce que Colette…

 — Vous prenez toujours tout à la légère ! me coupa Éva sur un ton de reproche. Vous avez failli mourir et vous tentez encore d’avoir le dernier mot ! Vous ne pensez vraiment qu’à vous !

 — Je ne suis pas un égoïste, m’indignai-je, offensé par ses propos.

 — Si vous l’êtes ! Vous ne réalisez même pas à la peine que vous infligeriez à vos proches s’il vous arrivait malheur. Je vous en prie, promettez-moi d’éviter de prendre des risques inutiles. Je n’aurais pas la force d’affronter un nouveau deuil…

 Sa voix se brisa. Elle ramena ses genoux vers sa poitrine et enfouit sa tête dans ses mains.

 — D’accord Éva, balbutiai-je, désemparé par son désespoir. Je tâcherai d’être plus prudent à l’avenir.

 — Si vous aviez un petit remontant à me proposer, je ne serais pas contre, répondit-elle en m’adressant un sourire sans joie.

 — Vous avez de la chance, fis-je en me redressant avec difficulté. Marie a aménagé plusieurs cachettes au sein de l’hôtel lorsque les Allemands ont envahi la ville.

J’entrai dans le local à linge jouxtant la chambre d’Éva et poussais du pied un grand panier en osier rempli de draps sales.

 — Pourriez-vous m’aider à retirer ces trois lames de parquet ? demandai-je à Éva en jetant un bref coup d’œil au bandage qui entourait ma main.

 — Ne m’aviez-vous pas affirmé que vos blessures étaient « très superficielles » ? lança-t-elle avec une pointe d’ironie dans la voix. Poussez-vous et laissez-moi faire.

 — Vous aurez besoin de ça, fis-je en lui tendant le couteau que Claude m’avait offert au maquis.

 Guidée par mes instructions, elle s’agenouilla et glissa la lame dans l’une des rainures du parquet. Elle appuya délicatement sur le manche du couteau jusqu’à ce que la première latte se soulève, puis répéta la même opération pour les autres.

 — C’est une vraie distillerie là-dedans ! siffla-t-elle en découvrant la dizaine de bouteilles qui reposaient sur le torchis.

 — Je préférerais que vous gardiez ça pour vous, ça m’éviterait pas mal d’ennuis. Marie m’a fait promettre de n’en parler à personne.

 — Ne vous en faites pas, je serais muette comme une tombe !

 Elle attrapa l’une des bouteilles au hasard, remit en place le plancher et le panier en osier, puis me proposa de l’accompagner dans sa chambre.

 Je lui emboîtai le pas en claudiquant et m’écroulai dans le fauteuil en rotin. Ma côte fêlée protesta douloureusement et mes muscles se raidirent aussitôt.

 — J’imagine que vous n’avez pas de tire-bouchon ? m’interrogea Éva en s’asseyant sur le lit, en face de moi.

 — Bien sûr que si, dis-je en m’agitant pour trouver une position plus confortable. Un bon barman ne sort jamais sans un limonadier.

 — Il y a plus de choses dans vos poches que dans le sac de Mary Poppins, lança-t-elle en riant de bon cœur.

 — Vous connaissez Mary Poppins ? m'étonnai-je, stupéfait d’apprendre que ce film avait déjà été diffusé au cinéma.

 — J’ai lu les deux premiers tomes de P.L Travers, mais je vais malheureusement devoir attendre la fin de la guerre avant de connaître la suite.

 Elle saisit le limonadier et, comme si elle avait fait ça toute sa vie, déboucha la bouteille en un tour de main. Elle en but une gorgée et manqua presque de s’étouffer.

 — Qu’est-ce que c’est ? toussota-t-elle en me présentant la bouteille.

 — C’est de l’épine[1]. Marie en a préparé tout un stock, mais celui-là est particulièrement corsé, affirmai-je après l’avoir goûté. Si ça ne vous plaît pas, je peux essayer de vous trouver autre chose.

 — Ça ira, merci, à moins que vous ne disposiez d’une machine à remonter le temps dans vos poches magiques.

Si seulement j’avais pu lui dire qu’elle en portait une autour du poignet…

 — Quelle partie de votre passé souhaiteriez-vous modifier ?

 — Je… je voudrais sauver mon petit frère.

 Elle fondit en larmes et enfouit à nouveau son visage dans les mains. Je n’osais plus bouger ni même respirer. Je me sentais démuni et ne savais pas quoi faire pour la réconforter.

 — Il s’appelait Mark… reprit-elle entre deux sanglots. Il venait tout juste d’avoir dix-sept ans quand il a été assassiné. Il aimait peindre et rêvait de voir ses tableaux exposés dans une galerie d’art. Mon père lui répétait sans cesse qu’il était trop faible, qu’il devait s’endurcir pour devenir un homme. Il l’a forcé à rejoindre les jeunesses hitlériennes, mais il n’était pas fait pour ça. J’avais beau lui dire que Mark se consumait à petit feu, il s’en fichait complètement. Tout ce qui lui importait, c’était que son fils lui fasse honneur. À force de vouloir contrôler tous les faits et gestes de Mark, mon père a fini par le tuer…

Éva s’interrompit et releva la tête en s’essuyant les yeux. Elle saisit la bouteille d’un geste brusque et avala une bonne quantité de vin.

 — Comment est-ce arrivé ? osai-je insister, la voix un peu hésitante.

 — C’était en début d’année, quelques semaines avant notre rencontre au théâtre. Je venais de rentrer à Berlin. Mon père avait insisté pour que je sois présente à l’une de leurs foutues soirées mondaines. Il y avait beaucoup d’officiels du parti et il espérait me trouver un prétendant, mais j’ai pris un malin plaisir à éconduire tous les hommes qu’il me présentait. Furieux contre moi, il m’a forcé à monter dans la voiture et nous avons quitté la réception plus tôt que prévu. En arrivant devant notre immeuble, il y avait une vingtaine de personnes agglutinées sur le trottoir, dont plusieurs policiers qui tentaient de disperser la foule. Lorsque nous nous sommes approchés, j’ai aperçu le corps d’une jeune femme qui baignait dans une mare de sang. C’était Nadia, notre voisine. Elle tenait encore la main de Mark… il gisait à côté d’elle, raconta-t-elle en s’enfonçant les ongles dans la peau. Je me suis précipitée vers lui en hurlant, priant pour qu’il ne soit pas trop tard, mais il était déjà glacé et ses yeux étaient vides. Je m’en voudrais toute ma vie d’avoir cédé au caprice de mon père et de n’avoir pas respecté la promesse que j’avais faite à ma mère…

 — Vous n’êtes pas responsable de la mort de votre frère, dis-je en me relevant péniblement.

Je m’installai à côté d’elle et passai mon bras autour de son épaule pour tenter de l’apaiser.

 — Vous n’auriez jamais pu deviner que…

 — Si, justement ! me coupa-t-elle en haussant le ton. Il y avait plusieurs mois déjà que Mark fréquentait Nadia. Ils avaient l’air très amoureux et ils prévoyaient même de se marier, mais quelques jours avant la réception à laquelle nous étions conviés, mon père a découvert par hasard que Nadia et sa famille étaient juifs. Il était fou de rage. Il a donné une bonne correction à mon frère et lui a interdit de la revoir, mais je pensais que malgré son obsession pour la race « aryenne », il chercherait d’abord à nous protéger. J’aurais dû me douter que sa dévotion pour le Reich l’emporterait sur tout le reste…

 — Ne me dites pas qu’il les a dénoncés ? m’exclamai-je en plaquant ma main sur ma bouche.

 — En menant ma petite enquête, j’ai appris qu’il avait appelé la Gestapo le matin même. Nous étions voisins depuis plus de dix ans mais il n’a pas hésité. Il espérait sûrement se débarrasser de la famille de Nadia, et qu’ensuite, tout rentrerait dans l’ordre. À mon avis, il ne s’attendait pas à ce que Mark lui désobéisse en se réfugiant chez Nadia dès qu’il aurait le dos tourné. C’était bien le problème, il ne connaissait pas son fils… Quand la Gestapo est arrivée, Mark à voulu s’enfuir avec Nadia, et la police leur à tiré dessus…

 — Quelle a été la réaction de votre père lorsqu’il a vu le corps de Mark ?

 — Il lui a jeté un bref coup d’œil, puis il est rentré dans l’appartement comme si de rien n’était, lâcha-t-elle d’un air dégouté. Le lendemain, il a fait vider la chambre de mon frère et m’a ordonné de ne plus jamais mentionner son nom. Après ça, mon monde s’est écroulé. Je ne ressentais plus rien et j’avais envie de rejoindre mon petit frère. J’avais même planifié ma propre mort. Lorsque je vous ai croisé au théâtre et que vos amis ont tenté de m’assassiner, j’ai eu un déclic. Je devais vivre pour rendre hommage à la mémoire de Mark et me venger de mon père que j’estimais être le seul responsable de cette tragédie. Mais quand vous m’avez montré ces photos dans le bureau du Colonel, j’ai compris qu’il n’était qu’un pauvre fanatique, manipulé par un système pourri jusqu’à la moelle.

 Une fois son récit achevé, son corps se relâcha et elle laissa reposer sa tête contre ma joue, comme si elle se sentait soulagée d’avoir partagé ce fardeau avec quelqu’un d’autre. Je ne répondis rien et me contentai de la serrer dans mes bras.

[1] Le vin d’Épine : apéritif élaboré avec du vin de Vendée, de l’eau-de-vie, de l’Épine Noire sauvage et du sucre.

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