CHAPITRE 39 « Des retrouvailles inattendues »

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Troyes, 27 juin 1942

 — Augustin, attends-moi ! me cria Éva en traversant un immense champ de coquelicots qui n’en finissait pas.

 Vêtue de la robe de soirée préférée d’Audrey, elle se rua vers moi et se jeta dans mes bras en pouffant de rire. Nous tombâmes tous les deux à la renverse dans l’herbe fraîche.

 — Tu m’as tellement manqué ! J’avais hâte de me débarrasser d’Hans pour venir te rejoindre, ronronna-t-elle en se blottissant contre moi.

 Elle me caressa les cheveux et tendit ses lèvres vers moi. Le cœur battant je fermai les paupières en approchant mon visage du sien et sursautai en sentant sa langue râpeuse me lécher le bout du nez.

 J’ouvris les yeux et me redressai brusquement. Pompon, le gros chat roux de Marie, sauta du lit et disparut à toute vitesse dans l’entrebâillement de la porte. J’avais beaucoup de mal à émerger. Malgré la pénombre, je distinguai la silhouette d’Éva, enroulée dans sa couverture. Il me fallut un certain temps avant de me souvenir que, la veille au soir, j’avais refusé de laisser Éva seule après tout ce qu’elle m’avait confié, et que nous avions fini par nous endormir.

 À l’extérieur, le soleil commençait tout juste à pointer le bout de son nez. Afin d’éviter les ragots et pour ne pas causer d’ennuis à Éva, je jugeai préférable de m’éclipser. Malgré mes courbatures et un mal de tête naissant, je me levai le plus discrètement possible et quittai la pièce sur la pointe des pieds.

 Pompon, qui m’attendait au rez-de-chaussée, se précipita vers moi et se frotta à ma jambe en miaulant.

 — Mais oui, je vais te donner à manger, le rassurai-je en le caressant.

 Après lui avoir coupé un gros morceau de poulet et lui avoir versé un peu de lait dans sa gamelle, je soulevai le couvercle de la huche à pain et attrapai une baguette que je posai sur la table.

 Une bonne demi-heure plus tard, j’entendis grincer la dernière marche de l’escalier et la porte de la cuisine s’ouvrit derrière moi.

 — Tu es en retard, Justin. J’ai presque terminé de préparer le petit-déjeuner, dis-je en mettant de l’eau à bouillir dans une casserole. Assieds-toi donc, le café sera prêt dans quelques minutes.

  Les yeux rivés sur l'imposante cuisinière à charbon, je veillai à ne pas laisser brûler les œufs lorsque le raclement d’une chaise qu’on traînait sur le carrelage me fit grimacer.

 — Comment vas-tu ? Moi ce n’est pas la grande forme, j’ai mal partout, me pleignis-je en me retournant, une tasse de café à la main.

 — Bonjour, me salua Éva en souriant.

 Le teint cramoisi, je restai figé sur place. Je ne pensais pas devoir me retrouver si vite seul face à elle. Même s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire, le fait d’avoir dormi pour la première fois de ma vie à côté d’une femme me donnait l’étrange sensation d’avoir fait quelque chose d’interdit. J’étais mal à l’aise et je me demandai de quelle manière aborder Éva sans avoir l’air d’un ado prépubère.

 — Bonjour, répondis-je la voix plus aigüe qu’à l’ordinaire.

 — Vous semblez nerveux, s’esclaffa Éva.

 — Pas du tout ! Je suis juste surpris de vous voir ici, je pensais que c’était Justin qui venait d’entrer dans la cuisine.

 — Si ma présence vous dérange, je peux aller prendre mon petit-déjeuner au restaurant.

 — Vous ne me dérangez pas du tout ! Bien au contraire…

 J’eus à peine terminé ma phrase que mes joues s’empourprèrent de nouveau. Je me retournais à toute vitesse pour éviter le regard d’Éva, mais dans la précipitation, je donnai un coup de coude dans la cafetière en aluminium qui se renversa sur le plan de travail.

 — Vous avez besoin d'aide ? s'enquit Éva en se retenant de rire.

 — Non merci, baragouinai-je en épongeant le liquide qui se répandait entre les viennoiseries déposées par le boulanger.

 Une fois ma maladresse rattrapée, je lui servais ce qu’il restait de café et lui proposai, du pain, du beurre, de la confiture, des œufs brouillés et des croissants.

 — J’ai aussi un peu de tarte aux prunes et de la compote de pomme, ajoutai-je en ouvrant une porte de placard.

 — Asseyez-vous donc, vous me donnez le tournis, répondit Éva en me m’agrippant par la manche de ma chemise.

 Pris au dépourvu, je capitulai et m’installai à côté d’elle. Dans un silence quasi total, je la regardai avaler son petit-déjeuner à la vitesse de l’éclair.

 — Vous ne mangez rien ? me demanda-t-elle au bout d’un moment.

 — Je n’ai pas très faim. Je me sens un peu barbouillé depuis hier soir et…

 — Salut Augustin ! Tu es bien matinal… marmonna Justin en trainant des pieds.

 En nous voyant, il s’arrêta net et nous observa tour à tour avec un mélange de surprise et de curiosité.

 — Bonjour, mademoiselle, reprit-il d’un ton mielleux.

 — Avance, Justin ! Tu bloques le passage, fit René en le poussant d’un geste de l’épaule.

Les jumeaux entrèrent à leur tour et Jacques émit un petit sifflement railleur en nous apercevant.

 — Je crois que nous sommes arrivés au mauvais moment… lança-t-il en m’adressant un clin d’œil appuyé. Nous allons repartir et vous laisser tranquilles.

 — Ne dites pas n’importe quoi ! Vous pouvez rester. J’ai simplement proposé à Mademoiselle Kaltenbrun de se joindre à nous pour le petit-déjeuner, tentai-je de me justifier en rougissant.

 — De toute façon, j’ai presque terminé… Je m’apprêtai à retourner dans ma chambre, répliqua Éva qui semblait aussi embarrassée que moi.

 — Il n’en est pas question, intervint Marie en surgissant dans la cuisine déjà surpeuplée. Vous goûterez bien à la tarte aux prunes que j’ai préparée hier midi ?

 — C’est très gentil, Madame Augun, mais j’ai suffisamment mangé.

— Pas de ça chez moi ! Vous n’allez pas vous comporter comme ces petites bourgeoises qui ne picorent que des feuilles de salade ! objecta Marie en sortant une pelle à tarte d’un tiroir.

Prise au piège, Éva fut contrainte de rester assise sur sa chaise pendant que les autres prenaient place autour d’elle. Nous fûmes très vite rejoints par Claude et Colette qui se tenaient par la main.

 — J’en connais deux qui ont passé la nuit ensemble, claironna Jacques en arborant un sourire espiègle.

 Un sentiment de honte et de culpabilité m’envahit aussitôt. Je manquai presque de m’étrangler en buvant mon café et lançai un regard perplexe à Éva qui me dévisageait en écarquillant les yeux.

 — Ne joue pas les innocents, Claude, je t’ai vu entrer dans la chambre de Colette hier soir ! insista lourdement Jacques.

 Soulagé de ne pas avoir été démasqué, je me mis à rire en tournant la tête vers les deux fiancés.

 — Ça t’amuse, Augustin ? me rabroua Colette d’un ton cinglant. Vous êtes pire que la Gestapo ! Occupez-vous donc de vos affaires au lieu d’espionner les autres !

 Tout le monde se tut pendant qu’elle s’asseyait en face d’Éva, les bras et les jambes croisées. La mine renfrognée, elle scruta chacun d’entre nous sur un air de défi, mais lorsqu’elle posa les yeux sur Éva, son visage changea soudain d’expression.

 — Mais oui ! s’exclama Colette en pointant Éva du doigt. Nous étions à l’école ensemble ! J'étais sûre de vous avoir déjà vue quelque part.

 — Vous devez vous tromper, répondit Éva, un peu confuse. Je ne suis pas française…

 — Nous étions camarades de classe à Bregenz ! Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je m’appelle Colette Montran !

Éva examina Colette en plissant les yeux et son visage s’illumina tout à coup.

 — Ça y est, ça me revient ! Vous habitiez à côté de l’école, n’est-ce pas ?

Colette semblait ravie. Elle approuva d’un hochement de tête, mais Claude, qui observait les deux femmes d’un air perplexe, se mêla à leur conversation.

 — C’est où, Bré.. Brégmachin ?

 — Bregenz, rectifia Colette. C’est une ville d’Autriche située sur la rive droite du lac de Constance.

 — Tu ne m’as jamais dit que tu avais vécu en Autriche.

 — Je n’avais que huit ans quand nous sommes arrivés là-bas. Avant de reprendre la ferme de grand-père, papa travaillait dans une entreprise de construction. Il a été envoyé à Bregenz sur un chantier qui devait durer deux ans. Maman a donc préféré que nous partions avec lui, mais comme nous ne parlions pas un mot d’allemand et que nous n’avions pas beaucoup d’argent, les fins de mois étaient difficiles. Nous avons tout de même réussi à nous intégrer grâce à la gentillesse et la générosité de certaines personnes. Votre mère, par exemple, précisa Colette en adressant un sourire ému à Éva, nous apportait régulièrement des œufs et du lait en prétextant qu’elle n’avait pas le temps de tout cuisiner.

 Quelques minutes plus tard, les deux jeunes femmes s’étaient plongées dans une conversation passionnée et se remémoraient avec beaucoup d’enthousiasme les copains et copines qu’elles avaient fréquentés, les jeux qu’elles avaient inventés à la récréation et les bêtises qu’elles avaient faites. Colette lui expliqua comment elle était tombée dans le lac lors d’une partie de pêche avec son père et Éva lui raconta plusieurs anecdotes amusantes sur sa mère et son frère.

 — J’ai passé de très bons moments là-bas. C’est dommage que ça n'ait pas duré plus longtemps, acheva Éva, avec une pointe d’amertume dans la voix.

 — Je me souviens que vous êtes partis du jour au lendemain. Maman m’a rapporté que votre mère était malade. J’espère qu’elle s'est vite rétablie ?

Éva se raidit sur sa chaise et son visage s’assombrit.

 — Malheureusement, non. Elle est morte peu de temps après notre retour à Berlin malgré tous les traitements qu’elle avait reçus.

 — Je suis sincèrement désolée, répondit Colette. C’était quelqu'un de bien...

Mais les deux jeunes femmes furent interrompues par l’arrivée de "Ken", paré de son uniforme tiré à quatre épingles. Il salua chaleureusement l’ensemble du groupe et se dirigea vers Éva d’un pas conquérant.

 — Bonjour, Hans, dit-elle en lui faisant la bise.

 — Je sais que ce n'est pas le meilleur moment pour ça, mais je dois te parler.

 — Ça ne peut pas attendre ?

 — Non, c’est très important… S’il te plaît, Éva, il faut que tu viennes avec moi, insista-t-il d’un ton pressant.

 — Bon, d’accord, soupira-t-elle en se levant.

 Elle ouvrit la porte vitrée et invita Hans à l’accompagner dans le petit jardin que Marie utilisait comme potager.

 — Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais il semble préoccupé, fit remarquer Marie en les suivant des yeux.

 — Il était peut-être jaloux en voyant mademoiselle Kaltenbrun attablée avec tous ces Apollons, plaisanta Claude en exhibant ses biceps.

 Justin, Jacques et René éclatèrent de rire, mais Colette lui donna un coup de coude dans les côtes et le sourire de Claude se transforma en grimace.

 — C’est vrai qu’ils ont l’air d’être très proches, souligna Marie en se resservant un peu de café. Peut-être qu’ils sont amants.

 — Ils sont juste amis, maugréai-je, les dents serrées. De toute façon, il ne ressemble à rien...

 — Ne sois pas de mauvaise foi, Augustin. C’est un très bel homme. S’il n’était pas Allemand et que j’avais quarante ans de moins, j’en aurais bien fait mon casse-croûte.

 — Marie ! s’exclama Justin, scandalisé.

 — Laisse tomber, Augustin, ta tante à raison. Tu n’as aucune chance face au capitaine Göring… me lança Claude en m’ébouriffant les cheveux.

 — Foutez-moi la paix ! m’écriai-je, vexé. Je connais Éva mieux que vous et je peux vous assurer qu’il n’y a rien entre eux !

 C’est à ce moment précis qu’à travers la vitre, nous aperçûmes Hans et Éva, dans les bras l’un de l’autre. Mes « amis » s’efforcèrent tant bien que mal de réprimer leur fou rire en se cachant derrière leurs tasses et leurs assiettes, mais en voyant leurs épaules tressaillir, la moutarde me monta au nez.

 Humilié et exaspéré, je me levai de ma chaise et quittai la cuisine en claquant la porte.

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