CHAPITRE 44 « Une nuit rocambolesque »

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 — Hey, vous là ! Qu’est-ce que vous faites ici ? cria quelqu’un derrière nous.

 Nous nous relevâmes en sursaut. Un archevêque à la mine sévère s’approchait en braquant sa lampe torche sur nous. Les cheveux en bataille, sa robe à moitié froissée, Éva récupéra ses chaussures et m’attrapa la main.

 — Excusez-n… tentai-je d’articuler, le teint écarlate.

 Mais elle ne me laissa pas le temps de terminer ma phrase. Elle me traîna jusqu’aux escaliers en me déboîtant presque l’épaule, puis nous dévalâmes les marches à toute vitesse.

Une fois sur le parvis, la tension redescendit d’un cran et nous éclatâmes de rire.

 — Il est presque minuit, fis-je remarquer en jetant un coup d’œil à ma montre. Nous devrions retourner à l’hôtel avant d’avoir des problèmes.

 — Ne t’inquiète pas, Augustin. Avec moi, tu ne risques rien, affirma Éva en enfilant ses escarpins. Les métros sont fermés à cette heure, j’espère qu’une promenade au clair de lune ne te dérange pas.

 Elle enroula son bras autour du mien et se blottit contre moi.

 J’avais l’impression de flotter sur un petit nuage. Je ne réalisai pas complètement ce qui venait de se passer. J’avais du mal à croire qu’Éva Kaltenbrun se tenait là, collée contre moi.

 Elle n’avait plus ouvert la bouche depuis plusieurs minutes. Elle s’était montrée si entreprenante tout au long de la journée que son silence me perturbait. Je craignais de la décevoir ou de commettre une maladresse. Espérait-elle que je prenne l’initiative en lui glissant quelques mots doux à l’oreille ?

 — Éva… ?

 Elle tourna la tête vers moi et m’observa avec insistance. Déstabilisé par son regard, les paroles que j’avais l’intention de prononcer restèrent coincées dans ma gorge. Je lançai alors la première chose qui me traversait l'esprit.

 — Vous n’avez pas trop mal aux pieds ?

 — Augustin ! Nous venons de nous embrasser sur le toit de Notre-Dame et c’est tout ce que tu trouves à me dire ? s’esclaffa-t-elle. Et puis, arrête un peu de me vouvoyer !

 — Désolé… C’est que… Je ne sais pas trop quoi dire. C’est la première fois que j’embrasse une fille.

 — C’est bien ce que j’avais cru comprendre.

 — Qu’est-ce que ça veut dire ? m’offusquai-je en m’immobilisant. J’ai été si nul que ça?

 — Pour un début, c’était plutôt satisfaisant. Tu as juste besoin d’un peu de pratique, me réconforta-t-elle en posant ses lèvres sur les miennes.

 Nous longeâmes la Seine pendant dix bonnes minutes en discutant de tout et de rien. Alors que nous arrivions devant les grilles du jardin des Tuileries, trois hommes dépenaillés traversèrent la route et s’avancèrent vers nous. Le plus grand d’entre eux cramponnait les bouts d’un bâton qui reposait sur ses épaules, le long de sa nuque.

 — Y sont-y pas mignons ces deux là ! siffla ce dernier en nous barrant le chemin. Z’avez l’air d’être d’la haute avec vos belles tenues. Vous n’auriez pas une p’tite pièce pour nous ?

 — Non, désolé, nous n’avons pas d’argent, répondis-je avec méfiance.

 — Une cigarette alors ? insista-t-il en massant la cicatrice qui s’étalait sur sa joue.

 — Nous ne fumons pas.

 — Et la p’tite dame ?

 Je sentis les doigts d’Éva se crisper sur le dos de ma main.

 — Nous n’avons rien à vous donner, messieurs, fit Éva en essayant de dissimuler son accent allemand. Allez, viens, Augustin, nous devons rentrer.

Mais les trois hommes se rapprochèrent de nous et nous encerclèrent.

 — Regardez-moi ça ! C’est qu’le p’tit bourgeois se tape une boche ! persifla le balafré en pointant son bâton vers nous.

 Ses deux amis ricanèrent. Le plus jeune d’entre eux farfouilla dans sa poche, en retira un couteau puis fit quelques pas dans notre direction.

 Mon cœur battait la chamade. Il était trop tard pour fuir. La gorge serrée, je déglutissais avec difficulté. Ces types semblaient bien décider à nous faire la peau.

 — Alors comme ça, vous avez le droit de vous promener dans les rues pendant que nous devons rester bien sagement chez nous ? Vous allez voir ce qu’on fait des collabos et des salopes de nazies, renchérit-il en fonçant sur nous.

  Une bouffée d’adrénaline m’envahit soudain. Je poussai Éva en arrière. J’agrippai le bras de mon assaillant, lui tordit le poignet pour le forcer à lâcher son couteau, mais la lame s’enfonça dans ma chair en me lacérant la peau. Je l’empoignai alors par le col de sa chemise et lui décochai un coup de tête dans l’arrête du nez. Il s’effondra par terre en hurlant, le visage crispé par la douleur. Son ami se rua aussitôt sur moi. Je m’inclinai et évitai de justesse son poing qui passa à quelques centimètres de ma tempe. D’un geste vif, j’armai mon bras et lui expédiai la pointe de mon coude sous le menton. J’entendis sa mâchoire craquer et j’aperçus l’une de ses dents voltiger dans les airs. Au moment où je me redressai, le troisième agresseur fondit sur moi.

  Lorsque son bâton s’abattit sur mon épaule, une intense sensation de brûlure se répandit le long de mon bras. Le souffle coupé, je vacillai quelques secondes avant de m’affaler sur le trottoir. Au-dessus de moi, l’homme leva son bâton, prêt à m’achever, mais un coup de feu retentit et il baissa son arme.

 — Dégagez d’ici tout de suite, ou je vous tue ! rugit Éva dans mon dos.

 Les trois voyous s’enfuirent aussitôt. Éva s’agenouilla à côté de moi, rangea son pistolet dans son sac et passa sa main dans mes cheveux.

 — Ça va aller, Augustin ! Comment tu te sens ?

  — Je suis un peu sonné. J’ai les jambes en coton… Tu peux m’aider à me relever ?

 Alors qu’Éva me tendait la main, des aboiements et des bruits de bottes résonnèrent dans l’obscurité. Au bout de la rue, cinq soldats allemands se précipitaient vers nous en tenant leurs chiens en laisse.

 — Heureusement que je suis accompagné par la célèbre Éva Kaltenbrun, plaisantai-je d’une voix faible.

 — Augustin … Je crois que j’ai oublié mes papiers à l’hôtel.

Commissariat du deuxième arrondissement de Paris, 11 juillet 1942, minuit trente.

 — Âge, nom, prénom, motif de la violation du couvre-feu ? nous questionna le policier en attrapant un carnet et un crayon.

 — Je m’appelle Éva Kaltenbrun, j’ai vingt-deux ans. Mon ami et moi avons été agressés à proximité du jardin des Tuileries alors que nous rentrions au Ritz.

 — Pourquoi vous promeniez-vous avec un revolver, mademoiselle ?

 — Je le trouvais parfaitement assorti à ma tenue, répliqua Éva avec une pointe d’ironie dans la voix. Si vous n’avez pas d’autres questions, vous pouvez contacter le Capitaine Hans Göring. Il séjourne à l’hôtel Meurice et vous confirmera mon identité.

 — Oh non, pas lui ! m’écriai-je, révolté.

 Sous la table, Éva me donna un coup de pied dans le tibia.

 — Bon… Attendez-moi ici, je vais passer un coup de fil, annonça l’officier en se levant de sa chaise.

 Lorsqu’il eut quitté la salle d’interrogatoire, Éva retira le mouchoir que j’avais noué autour de mon bras pour examiner ma blessure.

 — Mais… C’est le mien ! s’exclama-t-elle en remarquant ses initiales brodées sur le tissu.

 — Euh… Ah, oui… Je n’avais jamais eu l’occasion de te le rendre après l’explosion de la Kommandantur,

 — Ne me mens pas, Augustin ! Il y a plus de huit mois que je te l’ai prêté. Avoue plutôt que tu le gardais précieusement parce qu’il te faisait penser à moi, me titilla-t-elle en affichant un sourire réjoui.

 Les joues en feu, je ne répondis rien et détournai les yeux.

 — La plaie est assez profonde. À mon avis, quelques points de suture seront nécessaires. Si tu m’avais laissé le temps de sortir mon arme au lieu de te je jeter dans la gueule du loup, tu n’aurais pas eu besoin de te mettre en danger et nous n’aurions peut-être pas fini au poste.

 — C’est le comble ! m’indignai-je en élevant la voix. Ce n’est pas moi qui ai oublié de prendre mes papiers !

 — Disons que, j’avais l’esprit ailleurs quand nous avons quitté l’hôtel… En tout cas, j’ignorais que tu savais aussi bien te battre.

 — Louis et Jean m’ont enseigné quelques bases de combat rapproché.

 Elle secoua la tête d’un air désapprobateur. J’aurais pourtant juré qu’une lueur de fierté brillait au fond de ses yeux.

 Trente minutes plus tard, Hans et le lieutenant Alderman nous rejoignirent à l’intérieur du commissariat. Hans s’entretint un moment avec l’officier de police qui nous avait interrogés, puis il revint vers nous en nous informant que tout était réglé.

 — J’ai appris que vous étiez blessé, Monsieur Augun! J’ai demandé à Friedrich de récupérer sa trousse d’urgence afin qu’il puisse vous soigner.

 — Non, merci, je n’ai pas besoin de son aide, bougonnai-je, la mine renfrognée.

 — Augustin, nous ne repartirons pas d’ici tant que tu n’auras pas accepté de te faire recoudre ! trancha Éva d’un ton sans réplique.

 Hans glissa quelques mots à l’oreille de son ami. Ce dernier se dirigea vers moi en esquissant un sourire perfide qui ne me rassurait pas du tout. Il fouilla dans sa sacoche et en sortit une seringue.

 — Ne vous inquiétez pas, je vais juste vous faire une anesthésie locale, m’expliqua-t-il en désinfectant ma blessure. J’espère que vous ne m’en voulez pas trop pour notre petite altercation.

 Sans me prévenir, il me planta l’aiguille dans l’épaule. Je lâchai un grognement de protestation et frictionnai mon bras qui s’engourdissait déjà. Quelques minutes plus tard, le lieutenant Alderman avait terminé de refermer ma plaie.

 — Alors, sans rancune, monsieur Augun ? ajouta-t-il en rangeant son matériel.

 J’essayai d’ouvrir la bouche, mais j’avais l’étrange impression de divaguer. Ma tête tournoyait, les meubles et les lumières dansaient autour de moi. Je m’appuyai sur l’accoudoir de mon fauteuil pour me lever, mais mes jambes refusèrent de m’obéir.

 — Tout va bien, Augustin ? s’inquiéta Éva. Tu es blanc comme un linge.

 — Che…Ch’zé pas… Arrête de bouzer, Éva, za tourne.

 Je distinguai vaguement la silhouette du lieutenant Alderman qui examinait sa seringue d’un air triomphant.

 — Oups ! Je crois que j’ai un peu trop forcé sur la dose, l’entendis-je proclamer avant de m’évanouir.

*

* *

 Ce fut la voix lointaine d’Éva qui me sortit de ma torpeur. Mes paupières semblaient si lourdes que j’avais du mal à les ouvrir. Lorsque mes yeux se furent habitués à la lumière, je me redressai avec difficulté et m’assis sur le bord du lit. Il me fallut de longues secondes pour reconnaître notre chambre d’hôtel. Je m’appuyai sur le matelas, me levai et me dirigeai vers la porte entrouverte. Au moment où je m’apprêtai à sortir, je reconnus la voix de Hans qui grondait dans le salon. Je me figeai sur place et collai mon œil contre l’entrebâillement de la porte.

 Hans était avachi sur le canapé. Il frappait nerveusement l’accoudoir du divan avec la paume de sa main tandis qu’Éva faisait les cent pas dans la pièce. Elle avait troqué sa robe de soirée contre une longue chemise de nuit qui lui couvrait les jambes.

 — Non, Hans ! Tu ne peux pas me demander ça !

 — Arrête d’être aussi obstinée, Éva ! Tu dois faire plus attention. À ton avis, que va-t-il se passer si les commérages se répandent jusqu’à Berlin ? Tu sais très bien ce qu’il risque de vous faire.

 — Comment veux-tu qu’il l’apprenne ?

 — N’importe qui a pu vous voir à l’opéra ! Il a des contacts partout, Éva. Il finira par le découvrir, tôt ou tard.

 — Il n’osera jamais s’attaquer à moi ! Ma famille a beaucoup trop d’influence dans le parti et il a besoin du soutien de mon père.

 — Éva, sois raisonnable. Je le connais mieux que toi. Il n’hésitera pas à envoyer ses hommes de main pour éliminer à sa place ceux qu’il juge indésirables.

 — Si je comprends bien, je suis censée obéir et me taire ?

 — Oui, Éva. Tu es une femme. Et dans ce milieu, les femmes n’ont pas leur mot à dire.

 — Je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, Hans. J’ai déjà fait mon choix et je ne compte pas revenir dessus.

 — S’il te plaît, Éva… J’essaie juste de veiller sur toi !

 — Mais je n’ai pas besoin d’être protégée ! Je ne suis pas en porcelaine ! Occupe-toi donc de tes affaires ! Je te rappelle qu’il y a aussi des rumeurs qui courent à ton sujet. C’est pour cette raison que nous en sommes là tous les deux !

 Hans jura et se leva d’un bond. Ses yeux se posèrent alors sur la porte de la chambre.

 — Tiens, je crois que ton prince s’est réveillé !

 Embarrassé d’avoir été pris en flagrant délit, j’ouvrai la porte en faisant mine de ne pas les avoir entendus.

 — Augustin ! s’exclama Éva en s’avançant vers moi. Tu sembles plus en forme que tout à l’heure.

 — N’exagère pas, Éva. Il n'a qu'une petite égratignure ! Quand on joue les héros, il faut assumer jusqu’au bout !

 — L’autre charlatan n’est pas avec vous ? rétorquai-je d’un ton cassant.

 — Monsieur Augun, ne soyez pas si susceptible ! Friedrich a juste voulu plaisanter un peu, me répondit Hans avec un sourire narquois. Je l’ai déposé à l’hôtel avant de vous ramener au Ritz, il était épuisé.

 — Pauvre chéri… S’il n’avait pas tenté de m’euthanasier, j’aurais presque pu avoir pitié de lui.

 — Susceptible, grincheux et rancunier à ce que je vois ! se moqua Hans en me tapotant le dessus de la tête.

 Je lui balayai le bras d’un revers de la main et me plantai devant lui, l’air menaçant, mais il se contenta de rire à gorge déployée.

 — Mais, c’est qu’il mordrait presque, le petit bonhomme !

 — Bon, ça suffit, Hans ! Merci de nous avoir aidés, mais maintenant, tu t’en vas ! lui ordonna Éva en le poussant vers la sortie.

 — Au revoir monsieur Augun. Je vous garantis qu’avec Éva, vous ne vous ennuierez jamais ! ajouta-t-il alors que cette dernière claquait la porte derrière lui.

 Elle verrouilla à double à tour, puis se tourna vers moi.

 — Ah… Enfin seuls, soupira-t-elle en me jetant sur le canapé.

 Elle s’assit sur mes genoux, m’effleura la peau du bout des doigts et m’embrassa. Un agréable frisson remonta le long de ma colonne vertébrale et mon rythme cardiaque s’accéléra.

 — Éva, de qui parlais-tu tout à l’heure ? lui demandai-je dans un souffle.

 — Ne te préoccupe pas de ça, Augustin, chuchota-t-elle en me caressant la nuque. Je pensais que nous pourrions organiser une petite escapade du côté de Chinon vendredi prochain. Cette fois-ci, personne ne viendra nous déranger.

 — Euh… J’aurais adoré partir en weekend avec toi, mais je me suis engagé pour une mission.

 — Tes camarades pourront bien se passer de toi. Tu n’auras qu’à leur dire que tu es malade, me susurra-t-elle entre deux baisers dans le cou.

 — C’est que… Je ne peux pas décliner. J’ai promis à Louis, tu sais bien comment il est.

 Je sentis soudain ses muscles se raidir. Elle me lança un coup d’œil glacial et s’écarta aussitôt de moi.

 — Tu pars en mission avec Louis ? Ce type est dangereux, Augustin ! Ce n’était pas un hasard si la Gestapo le surveillait. Crois-moi, j’ai lu tous ces dossiers avant de te les remettre. C’est une tête brûlée, il n’hésitera pas à te sacrifier si nécessaire. Tu as intérêt à lui dire que tu as changé d’avis !

 — Je lui ai déjà donné ma parole, Éva. Je ne peux plus faire marche arrière.

 — Très bien ! Puisque vous avez tous décidé de me gâcher la soirée, je vais me coucher !

 Elle me repoussa sans ménagement, sauta du canapé et s’enferma dans la chambre.

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