CHAPITRE 47 Saint-Nazaire

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Nantes, 17 juillet 1942

 Nous atteignîmes les faubourgs de Nantes peu de temps après l’aube. Saint-Nazaire n’était plus très loin. Une certaine agitation se répandait au sein du groupe. Mes camarades semblaient aussi nerveux et inquiets que moi.

 J’ouvris la fenêtre pour respirer un peu. Les embruns salés se diffusèrent dans l’habitacle et me procurèrent une sensation apaisante.

 Une heure plus tard, nous retrouvâmes Oscar, notre contact, à Donges. Après avoir acheté à manger, nous nous installâmes sur les bords de l’estuaire. Oscar nous expliqua qu’il avait fui la France à l’appel du Général de Gaulle en 1940 pour rejoindre les forces françaises libres[1]. Quelques semaines plus tôt, il s’était fait embaucher comme ouvrier sur les chantiers d’extension de la base sous-marine de Saint-Nazaire.

 Le reste de la journée, nous effectuâmes les derniers préparatifs et mises au point dans une planque de la résistance locale.

Saint-Nazaire, 18 juillet 1942

 Le lendemain après-midi, Oscar nous conduisit sur une petite départementale peu fréquentée. À mi-chemin entre l’aérodrome et le port de Saint-Nazaire, il s’agissait d’un endroit idéal pour tendre notre guet-apens. L’un des amis d’Oscar se chargerait de dévier le convoi pour l’envoyer dans notre direction.

 Nous avions laissé notre véhicule au milieu de la route, portières ouvertes, pour le forcer à s’arrêter. Alors que mes camarades s’étaient cachés dans les fourrés, je m’étais affalé contre le volant pour simuler un accident.

 Je tenais fermement mon pistolet équipé d’un silencieux en me demandant ce que je foutais là. Les rugissements d'une moto et le vrombissement d’une voiture en approche firent grimper mon angoisse en flèche. Je suais à grosses gouttes. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Je me sentais incapable de tuer des hommes de sang-froid, mais il était trop tard pour reculer.

 Le convoi s’arrêta et le motard s’avança vers moi.

 — Capitaine ? Est-ce que ça va ? me demanda-t-il après avoir remarqué mon uniforme.

 Je ne répondis rien et attendis qu’il se rapproche davantage. Il retira son casque, le posa sur le capot de la voiture et cria quelques mots à l’adresse de ses compagnons. Des portières claquèrent et les hommes qui l’accompagnaient sortirent de leur véhicule.

 Le motard m’attrapa par l’épaule et me redressa. Je braquai aussitôt mon arme vers lui. Nos regards se croisèrent. Il était à peine plus âgé que moi. Mon bras tremblait tellement que j’étais incapable de tirer.

 Pris de panique, le soldat hurla et porta sa main à son holster. Mes doigts se crispèrent sur la détente, mais j’étais tétanisé.

 Il y eut alors plusieurs sifflements aigus. Sans comprendre ce qui leur arrivait, les officiers s’effondrèrent par terre les uns après les autres. Une fois le calme revenu, je me levai de mon siège, les jambes flageolantes. Le pauvre jeune homme gisait à mes pieds. Je détournai les yeux et m’adossai contre le parechoc pour reprendre mes esprits.

 — Tout va bien ? m’interrogea Louis en rangeant son arme.

 — Je suis désolé. Je n’ai pas pu…

 Il m’empoigna par le col de ma chemise et me jeta un regard glacial.

 — T’as de la chance qu’il n’y ait pas eu de blessés !

 — Laisse-le respirer, Louis, le réprimanda Axel. C’est un gamin. C’est facile pour toi, t’as quarante piges et t’as bénéficié d’un entraînement spécial. Si je me souviens bien, tu ne faisais pas le fier au Havre quand tu as tué ton premier bonhomme.

 Louis ignora la remontrance de son ami et me tira par la manche.

 — Bouge-toi, Augustin. On a besoin de toi pour cacher les corps.

 — Bon, j’y vais les gars, lança Oscar en enfourchant sa moto. Je dois prendre mon poste dans une heure, on se rejoint là-bas.

 — Tu pourrais au moins nous aider à nous débarrasser des cad…

 Mais les dernières paroles de Louis furent noyées par les pétarades de la Terrot 500 RD qui s’éloignait déjà.

 Grâce aux documents d’identité que nous avions récupérés sur les cadavres, nous nous infiltrâmes sans difficulté dans l’immense complexe à la tombée de la nuit.

 Ce mastodonte en béton armé de plus de trois-cent mètres de long avait été conçu pour protéger les U-BOOT des bombardements alliés. Le bâtiment était composé d’une succession d’alvéoles sous lesquelles plusieurs sous-marins étaient amarrés.

 Louis avait eu raison. Les hommes que nous avions éliminés un peu plus tôt dans la journée inspiraient beaucoup de crainte parmi le personnel de la base. L’officier en charge du complexe se liquéfiait à chaque question que Louis lui posait. Personne n’avait bronché lorsque nous avions exigé de procéder à une inspection minutieuse de tous les équipements. Les militaires semblaient presque soulagés de ne pas devoir nous accompagner lors de notre déambulation.

 Pendant que Louis et Justin filaient comme prévu vers le fond du bunker, nous bifurquâmes vers le premier quai. Nous croisâmes Oscar, vêtu d’une salopette grise, qui manœuvrait un chariot élévateur comme si de rien n’était. Il toussota pour nous indiquer que la zone était vide.

 Tandis qu’Axel montait la garde, je traversai la passerelle jusqu’au premier sous-marin, puis pénétrai dans le poste de contrôle en passant par la tour du kiosque[2]. Je me dirigeai ensuite vers la salle des torpilles. J’ouvris ma mallette et en retirai une bombe dissimulée sous une liasse de documents. Je programmai l'explosion pour deux heures du matin, puis la plaçai entre deux torpilles. Je n’aurais jamais imaginé participer un jour à la destruction de ces engins qui semaient la mort et la désolation dans l’océan Atlantique. En d’autres circonstances, j’aurais volontiers admiré ce bijou de technologie durant des heures, mais je n’étais pas là pour faire du tourisme.

 Je remontai prestement l’échelle menant au kiosque lorsqu’une alarme retentit dans tout le complexe. Je me penchai par-dessus la balustrade. Sur le quai, Axel sortit son arme et se cacha derrière une caisse. Un officier se précipita vers lui et tira plusieurs coups de feu. Trois autres soldats braquèrent leurs fusils vers moi.

 Je me baissai juste à temps pour éviter le déluge de balles qui fusait autour de moi. Je me ruai sur l’échelle pour redescendre dans la salle des commandes. Les pas des Allemands résonnaient contre la coque du navire. Mon cœur était sur le point d’éclater.

 J’étais coincé comme un rat. Je fermai les yeux et analysai les solutions qui s’offraient à moi. En me remémorant les plans du bateau, je me souvins qu’il y avait une issue dans la salle des machines. Je récupérai la deuxième bombe, réglai la minuterie sur un temps très court, puis la jetai sous les vannes de contrôle.

 Je fonçai à toute vitesse vers l’arrière du sous-marin et me faufilai entre les deux moteurs diesel. Après avoir escaladé une petite échelle, je tournai un volant pour déverrouiller l’écoutille[3] juste au-dessus de moi. Je la soulevai d’un geste de l’épaule et me hissai sur le pont de l’U-BOOT. De l’autre côté, deux hommes m’attendaient. Ils m’accueillirent en pointant leurs fusils vers moi. L’un d’entre eux s’avança pour récupérer mon luger rangé dans son étui.

 Dans un bruit assourdissant qui se répercuta sur les murs en béton, le submersible fut secoué d'un tremblement violent et nous nous écroulâmes comme des quilles. L’un des soldats tomba dans l’eau. Son camarade se redressa rapidement et leva son pistolet-mitrailleur vers moi, mais il fut criblé de balles avant d’avoir eu le temps de tirer.

 — Augustin ! Ne reste pas planté là ! Il y’en a d’autres qui arrivent ! me cria Axel en rechargeant son arme.

 Alors que le sous-marin s’embrasait et chavirait, je sautai sur le quai et me réceptionnai dans un roulé-boulé grotesque.

 — Grouille-toi, Augustin ! Les flammes vont atteindre la salle des torpilles. Tout va péter !

 Sans s’arrêter de tirer, Axel m’attrapa par le bras et nous reculâmes vers le fond du complexe. Je traversai le bâtiment au pas de course dans un état second. Les balles nous frôlaient et ricochaient contre les murs. Les Allemands hurlaient. Le bruit de leurs bottes qui frappaient le sol se mélangeait aux rugissements des sirènes d’alarme. Une épaisse fumée noire se déversait autour de nous et obscurcissait les alentours.

 Une porte s’ouvrit soudainement et Justin se posta devant nous.

 — Par ici ! Oscar et Louis sont partis chercher une autre sortie !

 Nous nous engouffrâmes dans l’entrebâillement de la porte et la refermâmes derrière nous.

 — Dépêchons-nous, ce pauvre verrou ne va pas les retenir longtemps ! fit remarquer Axel, ruisselant de sueur.

 Justin s'avança dans le couloir et nous lui emboîtâmes le pas. Au détour d’un virage, un soldat se jeta sur lui et le plaqua contre le mur en brandissant un couteau au-dessus de son visage. Je dégainai immédiatement et appuyai sur la détente. Dans un dernier soupir, l’allemand s’effondra devant nous. La lueur qui s’éteignit au fond de son regard me pétrifia. Il ne m’avait fallu qu’une fraction de seconde pour l’abattre. La mort d’Heinrich avait été accidentelle, mais cette fois, j’avais volontairement ôté la vie quelqu’un. Un frisson de dégoût et de culpabilité remonta le long de ma colonne vertébrale. Mes jambes et mon estomac se mirent à tanguer.

 — Ça va aller, p’tit gars, me réconforta Axel en appuyant sa main sur mon épaule. Je suis désolé, mais il faut qu’on décampe d’ici.

 Quelques instants plus tard, nous rejoignîmes Louis et Oscar dans un entrepôt. Des milliers de caisses, d’outils et de pièces de rechange s’entassaient sur des étagères. Au fond, d’énormes cuves de fuel reposaient le long du mur, à côté de la double porte.

 — Vous avez trouvé une sortie ? interrogea Axel en scrutant les alentours.

 — Nous avons dû condamner la porte, nous informa Oscar. Les boches sont juste derrière. Nous allons passer par la grille de ventilation. Elle débouche sur une partie du bâtiment encore en travaux où nous devrions avoir une chance de fuir.

 — Qu’est-ce qui nous a trahis ? demanda Axel en récupérant deux pieds de biche qui traînaient sur une étagère.

 — Un officier un peu trop zélé m’a posé une question piège et je n’ai pas su y répondre, nous avoua Louis. J’ai tenté de le faire taire, mais il avait déjà donné l’alerte.

 — Putain, Louis ! Une mission préparée des mois à l’avance… Tu as tout ruiné en quelques secondes.

 — Vous vous disputerez plus tard, les gars ! dit Oscar en s’installant sur un engin de manutention.

 Il retira toutes les caisses qui bloquaient l’accès à la bouche d’aération, puis Axel et Louis commencèrent à déchausser la grille qui céda rapidement.

 — Je vais voir si la voie est libre, annonça Louis en se glissant dans le trou.

 Au même moment, la porte de l’entrepôt vola en éclats et une dizaine de soldats fondirent sur nous. Axel, Oscar et moi ouvrîmes le feu en nous protégeant derrière le tas de caisses qu’Oscar avait déplacées.

 — C’est bon, il n’y a personne ! Magnez-vous ! nous informa Louis de l’autre côté du mur.

 — Vas, y, Justin, lui ordonnai-je en le poussant.

 Alors qu’il s’y engageait, une déflagration nous propulsa au sol. Le bâtiment s’ébranla et les étagères s’écroulèrent autour de nous.

 — Que s’est-il passé ? s’écria Oscar en évitant les débris qui tombaient à côté de lui.

 — J’ai dû utiliser la deuxième bombe plus tôt que prévu pour pouvoir m’échapper, me justifiai-je en tirant sur les soldats qui s’approchaient de nous. L’incendie a sûrement atteint la salle des torpilles.

 — Un p’tit génie, ce gamin ! Voilà ce qu’on a fait de vos sous-marins de merde, bande d’enfoirés ! jubila Axel en vidant son chargeur sur nos assaillants comme un forcené.

 — Axel ! rugit Louis d’une voix étouffée. Le passage est bloqué !

 Nous nous retournâmes aussitôt. Un amas de bois, de ferraille, d’engrenages et d’outils obstruait notre dernière chance de salut.

 — On est foutus, Louis ! répondit Axel en dégoupillant une grenade qu’il lança vers nos ennemis. Partez sans nous !

 — Il n’en est pas question !

 — Arrête de faire ton sentimental. Dégage d’ici, ramène le p’tit Justin chez lui, et bois une bonne bière en notre honneur !

 — Je suis désolé, les gars… déclara Louis avant de disparaître avec Justin.

 Nous étions acculés. Les Allemands affluaient par dizaines et nous n’avions aucun moyen de fuir.

 — Axel, je n’ai plus de munitions… bégayai-je soudain en tremblant comme une feuille.

 — Moi non plus, mon p’tit Augustin. T’inquiètes pas, t’auras même pas le temps de voir la faucheuse t’emporter au paradis.

 Mes dernières pensées se dirigèrent vers Éva. Comment réagirait-elle lorsqu'elle apprendrait ma mort ? Qui serait l'heureux élu qui partagerait désormais sa vie ? Je fermai les paupières. Son sourire, son regard perçant, pétillant et malicieux se dessinèrent dans mon esprit. Je ressentais presque la douceur de ses caresses et de ses lèvres sur les miennes. Elle était vraiment sublime ce soir-là, à Paris. J’allais mourir ici sans avoir eu le courage de lui avouer à quel point je l'aimais.

Journal d’Éva 21 juillet

Après avoir lu ce rapport indiquant que des sous-marins avaient explosé à Saint-Nazaire et que les terroristes avaient tous été tués, j’avais essayé de garder espoir. Mais lorsque Louis et Justin sont rentrés tout à l'heure, j'ai tout de suite compris. Augustin n’était pas avec eux. Ils ont regardé Marie. Louis a murmuré un faible : « désolé », puis il a baissé les yeux. Marie s'est précipitée dans la cuisine pour pleurer. Je n'y croyais pas. Un gouffre béant s'est ouvert sous mes pieds. Je me suis sentie tomber... Une chute vertigineuse dont j’étais incapable de me relever. Je ne voyais plus rien, n'entendais plus rien, ne ressentais plus rien. Le vide. Un vide qui aspirait chaque parcelle de mon âme. Je n'avais même pas de larmes à verser. Rien. Juste ce foutu néant. J’aurais préféré disparaître avec lui plutôt que de revivre ça.

Justin s'est approché de moi et m'a prise dans ses bras pour me consoler. Lorsqu’il m’a touché, une haine, une rage incandescente et incontrôlable m'a ravagé. J’avais besoin de déverser toute cette colère qui débordait de moi sur quelqu’un. Sur eux, ces sales lâches. J’ai frappé Justin de toutes mes forces. J’ai hurlé encore et encore, si fort que ma gorge se déchirait. Je l’ai insulté de tout ce qui me passait par la tête. Je lui ai dit qu’il devrait avoir honte d’avoir abandonné Augustin, qu’il aurait mérité de mourir à sa place. Qu'il n'était qu'un moins que rien, qu'Augustin valait cent fois mieux que lui. Je me suis ensuite tournée vers Louis. Je l’ai attrapé par le cou, je lui ai enfoncé mes ongles dans la peau et j’ai serré. Avec le désir sauvage de l’étrangler. Cette ordure est restée plantée là, immobile, figée sur place. Il ne s'est même pas défendu. Je voulais qu'il me fasse mal pour pouvoir ressentir autre chose que cette vague de souffrance qui déferlait à l’intérieur de moi.

Et puis Colette et Claude sont arrivés. Ils m'ont séparée de lui et emmenée dans ma chambre. Marie m’a administré un tranquillisant. Colette a insisté pour veiller sur moi, mais j'avais besoin d'être seule. Le calmant a fait effet et ma fureur est retombée. Elle m’a abandonnée, elle aussi... Remplacée par ce vide insoutenable.

Il est mort. Comment vais-je vivre avec ça ? Comment vais-je combler, supporter son absence ? Je ne réalise pas que je ne le reverrai plus. Je n’ai même pas une photo de lui. Plus jamais je n’apercevrais son sourire innocent, son visage, la douceur de son regard chaque fois qu'il posait les yeux sur moi. Son odeur, sa voix, tout va disparaître, comme s’il n’avait jamais existé. Ses mimiques, ses sourcils froncés quand il ronchonnait, la petite moue qu’il esquissait lorsqu’il était vexé. Cette façon qu’il avait de m’appeler Éva que j’aimais tant. Tous les moments passés ensemble à nous chamailler, les longues heures à discuter dans la voiture. Notre baiser sur le toit de Notre-Dame. Que me restera-t-il de lui dans quelques années ? Tout finira par s’effacer… Tout, sauf mon chagrin et mon amour pour lui.


[1] FFL : Forces françaises libres, nom donné aux forces armées ralliées à la France libre sous l’égide du Général de Gaulle.

[2] Kiosque (sous-marin) : Structure élevée au-dessus de la coque d’un submersible servant de plateforme pour la navigation de surface.

[3] Écoutille (sous-marin) : Trappe étanche située en haut d’un sous-marin permettant l’accès ou l’évacuation du submersible.

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