Elle

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Le bureau était calme, presque trop calme. Les murs, clairs et dépouillés, semblaient absorber les bruits de la rue. Seule la lumière diffuse d’une lampe posée sur le bureau adoucissait l’espace. John entra, ses yeux cherchant un repère, quelque chose à quoi s’accrocher.


La psychologue l’accueillit d’un sourire mesuré.


— Bonjour, John. Installez-vous.


Il s’assit, raide, les mains jointes sur ses genoux. Son souffle trahissait déjà l’orage intérieur. Elle le laissa quelques instants en silence, le temps qu’il s’ancre, qu’il respire.


— Vous avez tenu ces trois jours, dit-elle doucement. Vous m’avez dit que c’était difficile.


John hocha la tête. Ses lèvres tremblaient, mais aucun mot ne venait.
Elle reprit, toujours dans ce ton calme, ancré :


— Nous allons commencer là où vous voulez commencer. Vous n’avez rien à forcer. Parlez-moi de ce qui revient.


Il ferma les yeux. Dans le noir derrière ses paupières, des images surgirent : le regard froid de sa mère, la silhouette de Marc au café, la photo de sa sœur dans son tiroir. Tout se mélangeait.

Quand il rouvrit les yeux, il les fixa sur le tapis au sol, comme s’il craignait que la vérité lui brûle la langue.


— Elle… dit-il enfin dans un souffle rauque.


La psychologue nota le mot, mais ne répondit pas tout de suite. Elle l’observa, attentive, laissant l’espace se creuser entre ce mot fragile et ce qui allait suivre.


— « Elle », reprit John, plus bas encore. Pas ma mère… quelqu’un d’autre…


Ses mains se crispèrent sur ses genoux. Son corps entier semblait lutter contre l’élan des mots. La psychologue inclina légèrement la tête.


— Vous pouvez la nommer. Ici, vous en avez le droit.


Un silence lourd. Puis, comme s’il franchissait un gouffre :


— Sophie.

Il voulait prononcer un autre prénom mais il a choisi de retenir la bombe en lui.


Il avait murmuré le prénom, mais il résonna dans la pièce comme une détonation.


Son souffle s’accéléra, les larmes montèrent malgré lui. Ses doigts cherchaient à agripper le tissu de son pantalon, comme s’il risquait de tomber.


— Elle… elle n’avait rien fait. C’est elle qui a payé… à cause d’elle. (Sa voix se brisa.) À cause... a cause de ma mère.


La psychologue resta immobile, mais son regard se fit plus ferme, plus ancré. Elle savait que ce moment était un basculement.


— Continuez, John. Dites-moi ce que vous portez.


Il secoua la tête, incapable d’aller plus loin. Sa poitrine se soulevait par saccades. Il leva un instant les yeux vers elle, et dans ce regard se mêlaient supplication et terreur.


— Si je parle, murmura-t-il, elle gagne. Elle m’a toujours dit que je trahirais…


Le mot « trahir » resta suspendu dans l’air, comme une lame invisible.
La psychologue posa lentement son carnet sur le bureau, glissa le stylo à côté, puis croisa calmement les mains devant elle. Chaque geste était mesuré, comme pour sceller un pacte silencieux (tout ce qui venait d’être dit resterait ici, protégé, inaltérable). Elle parla avec une lenteur calculée :


— Ici, il n’y a ni trahison ni victoire. Ici, il n’y a que votre voix. Et votre voix, John, elle a survécu à tout ce qu’on a voulu lui faire taire.


Ses yeux s’embuèrent. Sa gorge se serra. Mais quelque chose venait de s’ouvrir, une brèche infime, irréversible.
Le silence persistait dans le bureau, mais il n’était plus pesant, seulement chargé d’attente.

La psychologue inclina légèrement la tête, choisissant ses mots avec prudence.


— John… murmura-t-elle doucement. Vous avez parlé de « Sophie ». Cette personne… elle est très proche de vous, je le vois. Mais… pourriez-vous me dire si elle représente pour vous autre chose, un lien de famille, une sœur peut-être ?


Le corps de John se tendit imperceptiblement. Ses doigts se crispèrent sur ses genoux, son souffle se fit court. Il ne parlait pas encore de sa sœur, mais le spectre de cette question planait, comme il l’avait déjà montré dans les séances précédentes.


— Sophie… souffla-t-il enfin, la voix tremblante. Elle… c’est tout pour moi. Mais… je… je n’arrive pas à…


Il s’interrompit, ses mains crispées sur ses genoux, son souffle court. Les mots semblaient vouloir se détacher mais restaient prisonniers de sa gorge.
Puis, d’une voix plus rauque, presque étranglée :


— Elle… (il respira profondément) Elle a payé… tout…a payé… à cause de ma mère.


Le silence tomba, lourd, mais chargé de tout ce qu’il sous-entendait. Ses yeux évitaient le contact, fuyant, mais chaque micro-gestuelle trahissait la vérité qu’il n’osait pas dire : « elle » n’était pas seulement une personne, c’était le centre de son monde, l’être le plus proche, mais le mystère restait entier pour quiconque n’était pas lui.


— Et… (il baissa la tête, la voix brisée) Et tout ce temps… je pensais que c’était moi le problème… mais c’était elle… toujours elle.


La psychologue nota mentalement chaque inflexion, chaque hésitation. Elle n’interrompit pas, laissant la confusion se créer dans la pièce, respectant à la fois le secret de John et l’espace fragile où il venait de l’installer.
John respira profondément, cherchant à retrouver un fil qu’il n’arrivait pas à saisir. Ses yeux restaient fixés sur le tapis, comme pour éviter de croiser un regard trop intrusif.


— Et… il y a eu… quelqu’un… (sa voix se brisa) Là… au café…


Le corps de John se raidit à ce souvenir. Ses mains tremblaient légèrement, ses épaules se crispèrent.


— Comme… un prédateur...prudent...toujours. Mais il a vu… il a senti… mes failles…


Chaque mot sortait par fragments, désordonné, comme s’il voulait condenser des années de peur et de ressentis en quelques phrases à peine articulées.


— Je… je ne voulais pas… le voir… et pourtant… il… (il secoua la tête) Il a changé quelque chose… en moi… chaque geste… chaque mot… il… il me possédait un peu… je…


Ses paupières clignaient rapidement, cherchant à repousser l’image du café, du regard calculateur, du contact involontaire avec ses vulnérabilités.


— Et… je suis parti… vers…vers le cabinet… mais… (il souffla) tout était...etait instable… en moi… tout tanguait…


Le flot de souvenirs et d’émotions brisées s’entremêlait, fragmenté, chaque morceau un écho du chaos intérieur de John.

La psychologue resta silencieuse, laissant la pièce accueillir ces bribes désordonnées, chaque mot révélant autant qu’il cachait.


Les mots sortaient par bribes, éclatés, comme si chaque pensée devait se libérer avant que le chaos ne les engloutisse.


— Et… il était là…là au café… tout était… fragile… je… (il secoua la tête, respirant difficilement).


Puis, un saut soudain dans ses souvenirs, plus lumineux, plus doux : le rire d’une petite voix, une chaleur familière dans la cuisine, des gestes légers, un sourire qui soutient même les jours les plus sombres…


— Elle… elle est… toujours là… même quand tout s’écroule… (sa voix se fit un souffle) Je… je ne pouvais pas… je ne pouvais pas…


Ses mains se crispèrent sur ses genoux, cherchant un ancrage tangible dans ce flot de souvenirs. Les fragments s’entrechoquaient, sa mémoire se balançait entre douleur et refuge, mais chaque fragment faisait apparaître, dans l’esprit du lecteur, celle qui portait sa sécurité, son monde intact : sa femme, sa fille.


— Tout ce que j’ai… tout ce que je perds… et elle… elle tient… je… (il laissa la phrase se suspendre, inachevée).


Le flot de souvenirs de John s’éteignit peu à peu, laissant place à un silence plus dense que tout ce qui l’avait précédé.

La psychologue observa ses mains crispées sur ses genoux, son souffle haletant, les micro-gestes qui trahissaient encore l’orage intérieur.

— John… dit-elle enfin, d’une voix ferme mais douce. Nous allons nous arrêter ici pour aujourd’hui. Vous avez fait ce que peu auraient pu faire.

Elle prit une profonde inspiration, le regard fixé sur lui, mesurant chaque mot :

— La prochaine fois, nous irons plus loin… et je crois qu’il est temps de vous offrir un soutien supplémentaire.

Elle se leva, s’approcha du bureau et nota quelque chose rapidement avant de glisser le carnet à côté du stylo, comme elle l’avait fait précédemment. Cette fois, le geste n’était plus seulement un symbole de confidentialité : c’était une décision. Une action concrète.

— John, pour la première fois, je vais vous proposer un traitement, un médicament, pour vous aider à stabiliser tout ce que vous venez de traverser. Ce n’est pas une solution à tout… mais c’est un pas vers la lumière que vous méritez.

John resta silencieux, le regard baissé, une tension mêlée d’appréhension et de soulagement traversant son visage. Pour la première fois, il sentit que l’ombre qu’il portait depuis si longtemps pourrait trouver un soutien tangible.

La psychologue s’assit à nouveau, croisant calmement les mains, déterminée. Cette séance était terminée. Mais pour John, un nouveau chapitre venait de commencer.

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