L’autre côté du miroir

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Le cabinet s’était refermé derrière elle. Le soir tombait, et la psychologue prit le chemin de son appartement. Elle aimait ce trajet, cette transition entre deux mondes : celui des douleurs confiées, lourdes et sans masque, et celui de sa vie à elle, ordinaire, tissée d’habitudes simples.

Quand elle poussa la porte, une odeur de soupe chaude et de pain grillé l’accueillit. Elle sourit malgré la fatigue. Ses enfants étaient déjà à table, absorbés par leurs rires et leurs chamailleries. Son mari leva les yeux de son journal, l’accueillant d’un signe de tête familier.

Elle posa son sac, accrocha son manteau. Le silence du bureau n’était plus là : ici régnaient les bruits de la vie, le cliquetis des couverts, le bourdonnement familier de la télévision en fond.

Pourtant, une ombre restait accrochée à son esprit. John. Ses mots brisés, ses tremblements, ce prénom prononcé comme une délivrance et une condamnation à la fois : Sophie. Elle avait quitté son bureau, mais la trace de cette séance persistait en elle.

À table, elle s’assit, écouta distraitement ses enfants raconter leur journée. Elle souriait, répondait, mais son regard, parfois, se perdait. Son mari le remarqua.

Son sourire resta figé quelques secondes, puis il servit le vin avec une lenteur inhabituelle.

— Un patient difficile ? demanda-t-il, d’un ton neutre.

Elle hocha simplement la tête.

— Oui. Très difficile.

Un silence glissa entre eux, à peine perceptible pour les enfants. Mais dans les yeux du mari, une nuance passa, mélange discret d’inquiétude et de jalousie. Pas de colère, juste une pointe d’amertume, comme si ces patients invisibles lui prenaient une part de sa femme qu’il ne pouvait jamais récupérer.

Le repas reprit son cours. Les enfants riaient d’une blague trop longue, elle souriait, mais derrière ce sourire, une pensée revenait toujours : John, sa voix brisée, le prénom de Sophie.

En fin de repas, quand les enfants filèrent et que son mari rangea distraitement les assiettes, il lança d’un ton léger, mais trop tranchant pour être innocent :

— Un jour, il faudra que tu me dises ce que tu leur donnes, à ces hommes, pour qu’ils restent tant accrochés à toi.

Elle releva les yeux vers lui, un peu lasse. Cette fois, elle ne détourna pas le regard.

— Ce que je leur donne ? Rien de plus que ce que j’ai choisi de faire. J’écoute, je tiens bon, je garde leurs secrets. Aujourd’hui… c’était John. Et crois-moi, il ne s’accroche pas à moi. Il s’accroche à la vie.

Un silence tomba. Son mari resta figé, une assiette encore en main. Le prénom avait franchi ses lèvres comme une transgression. Un patient avait soudain un visage, une identité. Et cela changeait tout. Il finit par hausser un sourcil, reposant l’assiette.

— John, hein… tu parles de lui comme si tu le connaissais depuis toujours.

Elle baissa brièvement les yeux, consciente d’en avoir trop dit. Mais au fond, elle savait que ce nom ne l’avait pas quittée, pas depuis qu’il avait franchi la porte de son bureau.

— Tu n’as pas idée de ce que ça représente, murmura-t-elle. Pas pour moi. Pour lui.

Le mari détourna le regard, esquissant un sourire crispé. Il ne répondit pas. Mais au fond de lui, une pointe de jalousie s’enfonça plus profondément, comme une écharde qu’il n’arriverait pas à chasser.


Plus tard, dans le couloir, elle s’arrêta devant la chambre de ses enfants. Ils dormaient déjà, apaisés. Elle les observa, sa main posée sur l’embrasure. Une pensée la traversa :

« Que deviendraient-ils si un jour leur voix se brisait comme la sienne ? »

Elle referma doucement la porte, laissant derrière elle le souffle paisible de leur sommeil. Puis, seule dans le salon, elle inspira longuement, comme pour réconcilier la douleur qu’elle portait de ses patients et l’amour parfois fragile de son foyer.


De l'autre côté, le salon baignait dans une lumière douce, et pourtant, l’air semblait chargé de tensions invisibles. John s’assit sur le canapé, les épaules lourdes, le souffle plus court qu’à l’ordinaire. Le masque qu’il portait chaque jour se fissurait, imperceptiblement.

Sophie s’approcha doucement et posa sa main sur la sienne. Rien de spectaculaire, juste un rappel silencieux qu’il n’était pas seul, un ancrage discret pour stabiliser l’ombre de sa vulnérabilité.

Clara, installée dans un fauteuil avec un livre, leva à peine les yeux. Elle observait, mais feignait l’indifférence. Ses doigts effleuraient les pages, mais son esprit suivait son père avec attention. Elle savait qu’elle devait respecter le silence, tout comme Sophie.

John sentit la fragilité monter, comme un vertige intérieur, et un léger tremblement parcourut ses mains. Il inspira profondément, puis, presque instinctivement, jeta un coup d’œil vers Clara et fit un léger sourire :

— Tu lis toujours le même roman, hein ? murmura-t-il d’une voix basse, comme pour remplir l’espace d’un mot banal et chasser l’atmosphère pesante.
Le geste était minimal, mais suffisant.

Clara sourit doucement, relevant un peu la tête, comme pour répondre sans briser le silence ni éveiller de questionnement. Sophie, près de John, resta immobile, mais ses yeux exprimèrent un soutien silencieux et compréhensif.

John remit ses mains sur ses genoux, redressant légèrement son dos. Le masque se reformait doucement. Sa fragilité était là, mais cachée, contenue. Les ombres dans son regard s’apaisaient un peu, grâce à cette complicité silencieuse.

Le tic-tac de l’horloge et le bruissement du vent contre les fenêtres rythmaient le moment. Dans ce calme fragile, chacun trouvait sa place : John, face à sa propre vulnérabilité, Sophie, protectrice discrète, Clara, spectatrice attentive mais silencieuse.

Alors, un souffle, une vibration familière mais inattendue, traversa la pièce.

— Johnny…

Le mot frappa John comme un éclair. Une seule syllabe, et pourtant le poids de toutes ses blessures, de tous ses souvenirs, de ce rendez-vous manqué et de cette rencontre au café, s’abattit sur lui. Il resta figé, le corps raidi, le cœur battant plus fort, la bouche sèche. Le fantôme du passé, celui que Marc avait réveillé, venait de le toucher, brutal et immuable.

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