Le dernier aveu

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La salle était baignée d’une lumière tiède, celle-là même qui, au fil des séances, avait fini par sembler moins hostile que bien des jours. John s’était assis face à elle, comme on se hisse sur un dernier rivage. Il avait les mains froides, le regard creusé, mais il avait décidé d’ôter le pansement d’un seul coup : il parlerait, de tout, de A à Z, sans détour.

La voix sortit d’abord haletante, puis se fit plus ferme à mesure que les heures déroulaient l’histoire : l’enfance bouchée de mots, la sœur arrachée à la vie et à ses bras d’enfant, la mère qui enterrera l’enfant qu’elle avait, les rituels qui devinrent refuge et cage, Marc qui entra comme un rayon de danger et de douceur mêlés, la chambre où il se montra pour la première fois et l’ivresse de l’humiliation, la cassette qu’il savait quelque part, l’impossibilité d’être entier dans sa maison, la peur d’empoisonner ceux qu’il aimait. Il parla en phrases tordues et en images courtes, en revenant mille fois sur le même point comme on gratte une plaie pour vérifier qu’elle est bien réelle.

La psychologue l’écouta sans interruption. Elle nota ici et là, puis, quand les mots commencèrent à trembler et que la voix de John se fit plus faible, elle fit un geste lent et posé : elle glissa sa main, doucement, sur celle de John. Ce contact était simple, non clinique : un ancrage. Il n’y avait pas de diagnostic dans ce geste, pas de note à prendre : juste une présence.

Pour John, ce fut comme recevoir un rempart. Les muscles de son visage se détendirent ; l’enfant en lui, ce petit qui avait attendu des mains maternelles et n’avait eu que des refus, redressa la tête. La main de la psychologue était douce, chaude, suffisamment honnête pour lui permettre de ne plus jouer la comédie. Il sentit quelque chose qu’il n’avait jamais eu : une main qui tenait sans juger, une permission tacite d’exister.

Il continua, confiant par ce fil humain, ouvrant des portes dont il n’imaginait plus la sortie. Il égrenait tout : la honte, les larcins d’amour, les mensonges modernes, la façon dont il avait appris à s’habiller pour se punir et pour plaire, comment il avait cru que l’expiation était aussi une forme d’amour. À chaque phrase, la main serrée lui rappelait qu’il ne parlait pas dans le vide.

Puis, au milieu d’un aveu qui lui coûtait tout entier, un bruit dans le couloir, un pas trop pressé. La porte vitrée donna un aperçu : l’homme entra : le mari de la psychologue. Elle vit son profil se découper, la silhouette familière qui venait et revenait entre travail et maison.

L’homme, en passant devant l’accueil, demanda à la secrétaire, d’un ton posé mais pressé, si sa femme était là. La secrétaire acquiesça et annonça qu’elle recevait un patient.

La psychologue eut un hoquet d’incertitude ; elle ne retira pas la main tout de suite, mais ce qui suivit eut la précision d’un geste mécanique : elle la retira. Le mouvement fut sec, mais sans violence apparente, comme quand on dépose un objet qu’on ne doit plus toucher. Pour John, la sensation fut plus brutale qu’une gifle. La main qui l’avait ancrée se retira comme on retire une couverture chaude, et la pièce sembla immédiatement prendre de l’air glacial.

Il y eut un flottement. La psychologue releva les yeux, chercha une justification qu’elle n’énonça pas. Elle jeta un regard à la silhouette de son mari dans le couloir ; elle fit un pas vers la porte, comme pour aller répondre, puis se ravisa, le visage pâle. Dans ce même instant, John sentit le poids de l’interruption autrement : ce n’était plus seulement une fatigue professionnelle, c’était un renvoi, un renoncement subtil, une mise à distance.

Il comprit, avec la froideur d’une certitude, qu’il venait d’être, en un instant, rendu à ce qu’il avait toujours craint être : la source d’un malaise que l’on mettrait poliment à distance. Les mots qu’il avait arrachés jusque-là perdaient leur secours ; la main n’était plus là pour tenir l’enfant qui, pourtant, n’avait que cela.

Il se redressa. Il fut étonnamment calme, une colère nette, non bruit de tempête, plutôt une décision posée. Il remit sa veste, essuya une trace furtive au coin des yeux comme on replace un cadre qui penche.

— Je… je crois que pour aujourd’hui c’est bon, dit-il d’une voix plus polie qu’elle ne le méritait. Merci.

La psychologue ouvrit la bouche, voulut appeler, proposer de continuer, de reprendre, mais ses mots se perdirent dans la conscience de John. Elle avait, sans le vouloir, laissé tomber la main. La mise à distance était devenue acte. John y lut un verdict : il n’était pas à réparer ici. Il était trop dangereux, trop contaminant. Il n’y avait plus d’ancrage possible.

— Non, interrompit-il, et sa voix, bien que basse, était ferme. Ce n’est pas nécessaire. Merci pour aujourd’hui.

Il se leva, la politesse intacte comme un masque. Il salua, murmura quelque chose d’indéchiffrable, et quitta la pièce. La porte se referma derrière lui avec un bruit qui sembla étirer la solitude.

Dans la rue, l’air frais lui donna l’illusion d’un commencement. Il marcha sans but, mais chaque pas portait la même résolution étrange : ne plus revenir. Il se surprit à se dire, sans drame mais avec une logique cruelle, qu’il était comme une peste, sa présence contaminait ce qu’il touchait. Le mot n’avait rien d’hyperbolique ; c’était une sentence qu’il prononçait à voix basse, une formule d’effacement.

Il avait entendu, dans le retrait d’une main, l’abandon ultime. Et l’abandon, pour lui, n’était pas seulement l’absence de secours : c’était la confirmation que, malgré tous ses efforts et toutes ses confessions, il restait intouchable dans le pire sens du mot. Il s’éloigna, tenant en lui cette nouvelle certitude, déjà mise en place comme une marche vers une décision qu’il croyait inéluctable.

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