65.3

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— Foutre ! J’demande pas l’ciel, seulement un nom !

Le comptoir frémit sous les paumes sauvagement aplaties de Jarolt. Face à lui, pourtant, le tenancier de l’auberge ne sourcilla pas.

— Je ne sais pas ce que tu veux à cette demoiselle, mais les informations personnelles de mes clients sont confidentielles.

— Je veux r’voir la servante, pas la gamine. Tu sais, la fille aux yeux bridés qui lui faisait des courbettes ? C’est… important.

Un sifflet moqueur résonna. Entre deux services, l’épouse du propriétaire aidait à nettoyer les tables, non sans tendre l’oreille à l’affut des ragots.

— Jarolt qui s’amourache d’une étrangère, railla-t-elle. Les belles du pays ne plaisent plus à nos hommes, décidément.

Le mépris lui acidifiait le visage et le ton. Il imbibait jusqu’au chiffon dont elle frottait les meubles. Jarolt ne se vexa pas, conscient de n’être qu’une cible collatérale de sa pique.

— Elle est humaine, au moins ? ajouta-t-elle par réflexion. Ne va pas te jeter entre les cuisses d’une nymphe.

— Merci du conseil. J’peux avoir le nom d’la fille, maintenant ?

Annoncée par la sonnette, une poignée de voyageurs entra pour demander le gîte et le couvert ; une troupe de marchands. Une route impériale voisine jetait au creux du vallon des dizaines d’équipages de cette sorte chaque décan, de quoi animer la place du marché et remplir les auberges.

Les tenanciers de celle qu’encombrait Jarolt se mirent si bien en devoir d’accueillir leurs nouveaux clients que le jeune homme renonça à tirer quoi que ce fût d’eux. Peut-être repasserait-il dans la soirée. Peut-être – il l’espérait – s’arrangerait-il autrement.

Battant le pavé, Jarolt fouilla sa mémoire en quête de détails susceptibles de lui indiquer la fille à l’odeur de lune. Il déboucha l’outre à sa ceinture pour se réimprégner de la fragrance astrale sucrée.

Jarolt devait lutter contre ses instincts les plus absurdes pour ne pas s’adonner aux expériences les plus bizarres sur la solution miraculeuse concoctée par Sanaeni. Ne pouvait-il pas la boire ? Se l’étaler sur la peau ou les cheveux ? S’en bassiner les yeux ou s’en verser dans les oreilles ?

— Bah merdre, c’est vrai que t’es complètement fou…

Ce constat le fit rire plus qu’autre chose. Et quel rire ! Les passants s’écartèrent de lui à son éclat.

— Quoi ? T’as jamais vu un homme heureux ? cracha-t-il à un anonyme qui l’insultait du regard.

En plus d’être fou et heureux, il pouvait être un peu ivre de la veille. Ayant peu dormi et beaucoup bu, il titubait en plus de boîter sur sa jambe blessée. L’idée lui vint de se passer la tête sous l’eau – celle du vieil abreuvoir, non celle de la lune. Il emprunta le réseau de ruelles que son enfance connaissait par cœur, s’aventura dans l’impasse du lièvre : un coin oublié à l’intersection les pignons d’un boucher et d’un tanneur. Chanceux, Jarolt y rencontra un de ses amis.

Ulvik et Jarolt avaient le même âge à quelques jours d’écart. Leurs mères avaient été veillées ensemble chez la sage-femme de leur vieux quartier. Ce hasard, mêlé de superstition, avait poussé leurs familles respectives à encourager leur proximité, sans quoi ils se seraient probablement ignorés toute leur vie. Autrefois, l’impasse du lièvre avait été leur repaire, leur territoire. Jarolt n’y était plus revenus depuis ses quinze ans, la veille de son engagement dans l’armée. À la façon dont Ulvik contemplait le ciel dans le reflet de l’eau trouble, son vieux camarade soupçonna que lui y était souvent revenu en six ans, visiter de vieux souvenirs.

Toutefois, une seule chose lui importait : Ulvik travaillait en salle à l’auberge dont il sortait. La veille, il avait servi sa cible.

Prouvant qu’il maniait mieux les mots que ce que Sanaeni pouvait penser, il engagea habilement la conversation au moyen d’une anecdote vieille de dix ans, volontairement erronée pour aménager à Ulvik une place dans la conversation. Il la prit sans méfiance, parla de plus en plus, s’épancha sur les petits malheurs de son quotidien…

— Tu m’as vraiment mis mal hier, reprocha-t-il enfin à Jarolt. La fille a qui t’as mal parlé… Tu vois le genre. Facile à irriter, pas possible à satisfaire et qui se plaint au patron en sortant. Grâce à toi, j’ai ma journée.

— Et c’est mal ?

— Mal pour ma bourse. J’suis pas payé à la journée et une bonne partie d’mon salaire, c’est l’assiette.

— Ça va, j’te la paie si tu veux.

— Bah… Comme si t’avais les moyens…

— T’en sais rien. Ça s’trouve, j’ai détroussé la richarde à la sortie de chez vous et…

— C’est ça. Ta tête serait déjà sur un pic à l’entrée de la ville si t’avais touché à un seul de ses cheveux. Tu sais pas qui elle est.

— Nan, mais je demande pas mieux.

— Tu te souviens, la mort d’Hallebrei Yggdrasil ? Le convoi de son cadavre était passé par la ville. Avec elle, y avait plus de soldats que de rats dans un champ d’orge.

— Comment j’pourrais oublier ? Ma mère était une vraie fanatique de la famille royale. Elle a mieux pleuré les filles du roi qu’la sienne.

Un malaise se fit jour chez Ulvik. Jarolt le balaya d’un revers de main.

— Oublie, j’ai rien dit. Hallebrei. Qu’est-ce qu’elle a, son altesse morte ?

— Un fils qui pourrait te tuer sans avoir à rendre de compte à personne et une petite-fille que tu as traitée de monstre pour défendre une fabuleuse. Faut vraiment que t’arrêtes, avec ça. T’as toujours eu le syndrome du héros, mais avant, au moins, tu… tu protégeais de vraies personnes.

— Que… t’as dit quoi, là ? Tu crois qu’c’est pour des poupées en papier que j’ai risqué ma peau en mer des Titans ?

— Laisse tomber. Seulement évite les problèmes. Traîne pas dans le quartier chic, ni à l’ouest de la ville. Si tu le fais pas pour moi, fais le pour… Je sais pas, ta mère ou ta sœur.

Un sourire sans joie fendit le visage de Jarolt. Il asséna une tape amicale à l’épaule d’Ulvik, assez vigoureuse pour le faire chanceler.

— T’es un vrai ami. J’sais pas c’que j’ferais sans toi.

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