66.1

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Une main froide effleura le front de Ruh, chassant le sommeil. Elle chercha à ouvrir les yeux sans y parvenir, marmonna quelques mots inintelligibles et, finalement, se rendormit.

Yue s’éloigna du lit, circonspecte. Elle recula jusqu’à se heurter à Bard contre lequel elle se reposa avec dépit.

— Je crois que sa fièvre remonte, s’inquiéta-t-elle. Mieux vaut la laisser se reposer.

— Elle guérira plus vite en prenant ce que le médecin lui a prescrit.

— Mais regarde, elle est fatiguée.

— Elle est malade, rectifia Bard.

Yue remarqua la cruche d’eau vide au chevet de Ruh et s’en empara.

— Je vais la remplir, décida-t-elle. Tu veux bien lui ajouter une couverture et remettre du bois au feu ? J’ai l’impression qu’elle a froid.

— Tant que ça ? Tu veux la réchauffer ou la faire cuire ?

Yue sortit sans répondre, laissant Bard à sa corvée. Il fourra négligeant une buche au fond du caisson métallique, faisant voleter cendre et étincelle dans un fracas abominable avant de claquer la porte du foyer au nez de la flamme grossissante. Son manque de délicatesse eut l’effet escompté, le sommeil de Ruh chancela. Le fabuleux parfit son œuvre en faisant lentement grincer le rail du tiroir. La malade fut adossée à sa tête de lit avant même de recevoir sa seconde couverture. Confuse, elle hésita entre saluer, remercier ou se taire.

Bard installa un tabouret à portée du lit et y posa le flacon de verre contenant son remède contre la fièvre en presse-papier par-dessus la note d’instruction du pharmacien.

— Ne te rendors pas, Yue va revenir. Elle est allée te chercher de l’eau.

Ruh porta la main à son front au souvenir tactile de la main de la petite fille. Elle acquiesça distraitement, accaparée par la lente résurgence de ses souvenirs de la veille.

— Bard. Puis-je te poser une question ?

Elle leva les yeux vers lui. Leur regard se croisèrent franchement, sans doute pour la première fois en dix lunes.

— Est-ce que le nom de Sanaeni t’évoque quoi que ce soit ?

Le fabuleux haussa le sourcil, les muscles du visage figés dans un sorte de surprise contrariée.

— S’il te plaît, insista Ruh. Je sais que rien ne t’oblige à me répondre, et tu n’en as probablement pas envie mais je… Je serais vraiment rassurée si tu voulais me parler d’elle.

Il s’assombrit davantage.

— Tu ne lis jamais d’histoires à Yue ? s’étonna-t-il.

— Si, parfois plusieurs en une journée. Pourquoi cette question ?

— Sanaeni est un personnage fictif de son livre préféré. Tu ne lui as jamais lu le manuscrit illustré qui a l’idéogramme de son prénom sur la tranche ?

Elle se concentra sur ses mains, pensive, peut-être honteuse.

— Non, je ne crois pas.

— C’est un recueil de contes d’inspiration Aranite. Mon frère et d’autres personnes l’ont constitué pour le neuvième anniversaire de Yue, pour lui en apprendre plus sur ses origines maternelles. Entre autres, Sanaeni incarne la lune dans une histoire qui l’oppose à la terre et une autre qui parle de voyage en mer.

— Ne penses-tu pas que les personnages de ces contes puissent exister ?

En un instant presque palpable, Bard comprit. Un éclair de lucidité terrifiant lui illumina la figure.

— Qu’est-ce que tu crois avoir vu, exactement ?

Les bruit des pas de Yue l’annoncèrent. Bientôt, elle passa la porte.

— Oh, tu dors plus, constata-t-elle en déposant sa cruche pleine près du verre à remplir. Est-ce que ça va ?

— Mieux, assura Ruh. La Mestresse avait raison, il me fallait du repos.

— Il t’en faut encore. Ce que je t’ai dit ce matin vaut au moins jusqu’à ce soir.

— Entendu.

La mine renfrognée, la petite fille se tourna vers le fabuleux.

— Suis-moi, s’il te plaît.

Étonné par la soudaineté de cette requête et le ton de la formule, Bard resta muet.

— Maintenant, insista Yue.

‌☼

Paradoxalement, Jarolt s’était attendu à ce que le fils d’Hallebrei Yggdrasil fût à la fois plus imposant et moins intimidant. Il avait la carrure d’un jeune prince et l’assurance d’un vieux roi conquérant, aux yeux de qui chaque individu était un sujet, sinon une propriété. Il aurait siégé n’importe où comme sur un trône.

En l’occurrence, il se tenait simplement debout et Jarolt agenouillé à ses pieds, maintenu au sol par deux mains solides dont l’une lui broyait franchement l’épaule tandis que l’autre lui tordait le coude.

— Il rôdait près du jardin de Madame, rapporta le gros bras. Caché comme un voleur et armé comme un truand.

— Par chez vous, suffit d’une foutue dague pour truander ?

— Vous vouliez sans doute en user comme d’une serpe pour cueillir des bleuets, rétorqua le mestre.

L’espace d’une seconde, Jarolt eut presque envie de rire. Il eut la bonne idée de s’en abstenir en réalisant qu’en fait d’arme, il n’avait plus rien, ni serpe ni dague.

— Votre nom, exigea le mestre.

— Je suis Jarolt Sarovv, mon Jarl.

— Je suis baron. Quand bien même j’aurais été jarl, je n’aurais pas été le vôtre. Que faites-vous sur mon domaine ? Projetiez-vous de me voler ?

— Non ! Je… Je suis venu vous présenter mes respects, prétendit-il. Ma mère, qui est morte, adorait le roi de Tjarn et de sa descendance. Vous feriez mon honneur et surtout le sien en les acceptant.

— Un homme de votre âge adorant le roi se forge une épée et va la brandir pour lui, parfois dès l’âge de douze ans.

— J’ai servi cinq ans sur un navire de guerre. J’y s’rais encore si… En fait, j’ai été réformé. Une sirène m’a bouffé la jambe gauche. Sous l’genou et jusqu’au talon, j’ai qu’du bois. Si j’mets une chaussure, c’est que pour faire joli.

L’anecdote fit esquisser un sourire au baron.

— Vous êtes amusant, Jarolt. Vous me faîtes penser à une certaine petite fille.

Pris de court, le jeune homme ne sut que répondre.

— Sachez que je ne suis pas un adorateur de mon auguste aïeul. Il est inutile de chercher à me plaire en louant son nom. Malgré ses défauts, je préfère de loin celui de Makara. Vous me présentez vos respects ? Je les accepte. Puisse votre mère en être fière. Cependant, si vous ne dites pas ce que vous vouliez réellement en venant chez moi, je briserai votre prothèse en plus de tous vos membres valides.

— Je… Sire, je…

— Que se passe-t-il ici ? intervint une voix d’une douceur plus que bienvenue.

Jarolt se sentit de l’espoir en voyant une femme venir, une main protectrice caressant son ventre rond. Il tenait pour acquis que les mères, à plus forte raisons les futures mères, tenaient la vie en plus grande estime que les hommes et que celle-ci pourrait sauver la sienne. Il s’efforça de baisser humblement la tête en marque de respect pour elle.

— Que reprochez-vous à ce jeune homme, Léopold ?

— Pour le moment, une attitude suspecte. Je m’efforce encore de découvrir à quoi cela tient.

— Faut-il pour cela le traiter en criminel ? Prenez garde, vous pourriez l’avoir déjà condamné sans le savoir.

Il se joua entre eux une fin de dialogue secrète. Un geste entendu du baron força le bourreau de Jarolt à lui lâcher le bras.

— Mon épouse se plait toujours à défendre l’intérêt des petites gens d’où qu’ils vinssent. Aujourd’hui, elle vous accorde une confiance que je vous conseille de ne pas trahir. Allez-vous-en, Jarolt Sarovv. Tâchez de ne pas revenir.

Le baron fit un pas pour se retirer. Jarolt leva doucement la tête, le cœur plein de tambours et d’espoirs. Sa gorge se serra lorsqu’il vit les traits doux et indulgents de la baronne tordus d’effarement et de colère. Elle retenait son mari par l’épaule. Lui, la fixait. Elle, dévisageait l’intrus.

— Comment l’avez-vous appelé ?

— Jarolt Sarovv, répéta Léopold. Ce nom vous déplaît-il de quelque façon ?

— Il me déplait comme celui d’un homme dont ma fille m’a dit du mal.

— Aline ? Allons bon… Quel crédit puis-je encore donner à ses plaintes ?

— Aline s’offense de peu, j’en conviens, mais ignorez-vous que certains hommes vivent avec l’illusion que les femmes leur doivent des faveurs ? La moindre vexation les pousse aux crimes les plus odieux. Ceux-là attendent à l’angle d’une rue sombre ou d’un bois isolé que celles qui se sont refusées à eux soient seules… Les plus hardis les guettent jusque sous leurs fenêtres.

Subitement, Jarolt regretta de ne pas s’être laissé accuser de vol. L’instinct protecteur de la baronne se retournait contre lui. Il entrevit la fin de ses jours.

— Nous tirerons cela au clair, n’est-ce pas Léopold ? exigea Denève.

— Absolument.

Un nouvel ordre tacite fit replonger l’épaule de Jarolt dans la tourmente, non pour le maintenir incliné, mais pour le relever.

— Installez-le au chaud, ordonna le baron. Nous pourrions en avoir pour longtemps.


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