67.3

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Pressé de se disculper de tous les soupçons qui pesaient sur lui, Jarolt voulut ouvrir le bal. Sanaeni ne lui en laissa pas le temps. Troublée, saisie, elle avança vers Yue à petits pas craintifs sous le grognement méfiant du dragon qu’elle avait attaqué. Bientôt, elle fut si près que la fillette dut se tordre le cou pour la regarder dans les yeux, puis baisser la tête lorsque la fabuleuse se mit à genoux devant elle, non par déférence, mais par tendresse pour son jeune âge et ménagement pour sa petite taille.

— Je t’ai crue morte, souffla-t-elle d’une voix chevrotante. Sa Toute-Puissance a parlé de toi. Il disait… Il est à Arë’n depuis les grandes pluies. Lorsqu’il n’a pas vu Gerane et toi revenues, il a hurlé que les fous du continent avaient ôté le souffle à toutes les deux, et… Sainte lune, tu es... si différente de Yola… mais vos parfums sont un seul parfum. Pur, comme l’eau de lune.

Yue déglutit pour mieux contenir l’émotion dont elle comprenait mal la force. Entendre parler de sa mère l’ébranlait.

— Vous êtes vraiment l’esprit de la lune ? demanda Yue en repensant au conte d’où elle connaissait la fabuleuse.

Sanaeni grimaça, confuse.

— Moi, Jezelith, Yogaela, toi, toutes ; nous sommes Filles de la lune, pas l’esprit. Mais toi, ton sang est trouble. Mélangé. Tu n’entends pas.

— Entendre quoi ?

— Sani, intervint Jarolt, tu devrais lui expliquer qui tu es. Elle a pas vraiment l’air de savoir.

— Elle sait mon nom, s’obstina la fabuleuse. Yola lui a parlé de moi !

— Ma mère est morte à ma naissance, la détrompa Yue. Quelqu’un d’autre m’a parlé de vous. Enfin, je crois…

Il fallut un moment à Sanaeni pour ravaler une énième fois son de deuil.

— Tu ignores tout de moi, comprit-elle. Et tout de ton sang.

— Oui. Presque tout, admit Yue.

— Les Filles de la Lune sont les Yumboes. Jezelith, qui a fait naitre ta mère était Yumboe, comme moi.

Elle montra ses cheveux, les désignant comme signe distinctif de leur patrimoine.

— Et comme toi, petite lumière.

— Je m’appelle Yue, rectifia-t-elle, sur la défensive.

Les marques d’affection la mettaient chaque jour plus mal à l’aise. En l’occurrence, la situation s’y prêtait moins que jamais, de son point de vue. Cinq minutes plus tôt, Sanaeni manquait de faire du mal à son bébé dragon.

— Tu te trompes. Je dis lumière parce que tu es née sans couleurs. Sans la protection de la lune, le soleil te ferait du mal.

— La lune me protège ? répéta Yue, incrédule.

— Oui. Yola l’a demandé. J’entends encore son vœu quand je regarde. Il court sur ta peau. Je t’ai reconnu par sa voix.

Renfrognée, la fillette se mangea les lèvres en s’observant, sans rien voir. Toutefois, l’idée de pouvoir entendre avec les yeux lui parut étrangement plausible.

— Je suis née seule à Arë’n. Celle qui m’a porté n’a pas de nom dans ma mémoire. J’avais seulement la lune. Et la lune a guidé Sa Toute-Puissance Jezelith pour me trouver. Jezelith est celle qui a porté Yogaela. Puis j’ai bu le même lait que Yogaela, par Jezelith. J’ai dormi sous la même portion de ciel. J’ai appris les arcanes comme elle, avec Gerane. Il y avait moi, Yogaela, Amiba. Trois élèves. Plus tard, quatre avec Lith qui partage le sang de Yogaela. Tu sais qui est Lith ?

Lentement, Yue opina. Bard, quant à lui, cessa de gronder sourdement. Le sifflement aigu du vent reprit le dessus, tapissant l’échange de stridulations froides.

— Lith Manëlesi est mon oncle, résuma froidement Yue. Il a fait brûler mon cirque et… il a enfermé mes deux amis dans un seule corps.

Sans y penser, elle offrit une caresse à Bard qui s’y prêta avec complaisance.

— Il était avec Gerane : une huldra qui est morte en essayant de… je sais pas vraiment. Elle a mangé le bras d’une guerrière en se battant et… elle a perdu quand même.

— Morte au combat, accepta Sanaeni. Elle voulait. Elle devait.

— Pourquoi ?

— Le cœur de Gerane avait de la douceur et de la colère qui brûlaient ensemble. Il ne faut pas demander pourquoi.

— Et… Yogaela ? Qu’est-ce qui brûlait dans son cœur ?

Sanaeni éclata d’un petit rire moqueur.

— Rien n’a jamais brûlé en Yogaela. Elle cherchait les fourmis sur le sol avant de se coucher, pour ne pas écraser. Elle donnait autant de mots aux fleurs qu’aux Hommes. Elle pardonnait à la guêpe qui pique. Gerane appelait Yola « la plus grande des petites filles ». Elle disait aussi que Yola ne serait jamais forte pour diriger. Avec Jezelith, elle a décidé une épreuve, un voyage pour elle. Ici, sur le grand continent. Yola devait réussir ou donner le peuple à Lith. Lui qui n’a que du feu dans le cœur… Et Yola est partie. Puis Amiba est partie pour l’aider. Puis Gerane est partie. Pas de retours… sauf Sa Toute-puissance qui brûle toujours, qui veut la guerre. Moi je suis partie pour trouver Amiba, que personne ne cherche, car elle est du peuple de la Régate. Mais Amiba est puissante. Elle commande à la terre. Elle fabrique des guerriers de roches qui pensent presque comme des êtres vrais. Elle enferme des paysages dans de la matière. Rien n’est sa peur. Je sais qu’elle vit ! Elle, et son garçon.

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