68.1

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Entre deux prises de tabac, le baron épluchait le courrier de la maison lorsque Yue se présenta à la porte fumoir. Il la reconnut à la façon singulière dont elle frappait, toujours deux séries de deux coups. Il étouffa le bout de son cigare, ouvrit une fenêtre, puis fit entrer sa protégée.

— Tu rentres tôt, observa-t-il, quoi qu’il fût dix heures passées. Frèn te précède d’une heure à peine. Leur enquête de voisinage n’a rien révélé de suspect quant aux antécédents de notre homme. Ni félonie, ni inconduite, ni violences, sinon quelques bagarres de jeunesse. Il vit sans excès, d’une maigre rente et d’une pension d’invalidé décente… Un brave garçon, dit-on, quoi qu’un peu excentrique, qui n’en avait vraisemblablement pas après la vertu d’Aline. Abrège ton rapport s’il ne contredit pas ce jugement.

— Abréger à quel point ?

— Parle-moi tout de suite de ce qui te plisse le front. Que s’est-il passé de si inattendu ?

Yue s’efforça de défroncer les sourcils, mais ne parvint qu’à aggraver son expression.

— Il y a quelqu’un d’autre, rapporta-elle en se touchant instinctivement les cheveux. Une femme… Elle a commencé par nous attaquer puis, elle m’a reconnue et elle est devenue gentille.

— En quoi t’a-t-elle reconnue ?

— Je sais pas. Elle a su que j’étais la fille de Yogaela juste en me regardant.

— Représentait-elle une réelle menace ?

— Je l’ai trouvé vraiment forte. Aussi forte que Gerane.

— Approche, ordonna-t-il, si sérieux qu’il en parut menaçant.

— Pourquoi ? s’effraya Yue.

— Parce que je n’ai pas besoin d’en entendre plus. Si une apatride aux pouvoirs indomptables rôde dans les parages, nous devons agir vite. Je ne permettrai pas que le pire se reproduise. Il ne faut pas lui laisser le temps de préparer nous prendre au piège.

Il fit lui présenta une carte de la ville et des terres alentour, puis lui confia un crayon.

— Retrace-moi votre parcours. Nous allons la prendre en chasse.

— Qu’est-ce que vous voulez lui faire ?

— Que voudrais-tu que je lui fasse ?

— Rien, je… Je veux juste…

Léopold guida sa main fébrile vers l’écritoire, l’incitant à se reconcentrer sur l’essentiel.

— Cesse de t’inquiéter, lui intima-t-il. Je viens de te dire, et je peux te promettre, que je ne laisserai personne détruire nos vies une seconde fois.

‌☽

— Lève-toi, ordonna Bard à Io Ruh en lui arrachant sa couverture. Nous devons descendre.

L’air hagard, la convalescente cacha pudiquement ses jambes sous sa robe de chambre.

— La Mestresse me l’a interdit, rappela-t-elle. Je serai punie si je lui désobéi.

— Par Yue ? rit-il. J’en tremble pour toi.

— Ne te moques pas.

— Tes draps sont trempés de sueur. Il faut en changer de toute façon.

— Milda s’en occupera. Je te supplie de me laisser.

— Milda est déjà descendue. Protocole de sécurité numéro quatre. Tu tiens toujours à ce que je te laisse ?

Io Ruh hoqueta. Une sueur froide lui dévala l’échine.

— Je te demande pardon, se ravisa-t-elle en sortant du lit.

Elle fouilla sa malle en quête d’une robe chaude et d’un tablier propre, les emballa dans un gros châle et enfourna un poignard à cran au creux d’un pli du paquet qu’elle serra nerveusement contre elle. Cependant, Bard désencombrait la pièce voisine, planche par planche une trappe de bois lourd. Quoi qu’elle fût dimensionnée pour être levée à quatre bras, la fabuleux l’ouvrit seul.

Io Ruh remercia, puis, lanterne au poing, s’engouffra dans le trou noir. Subitement, l’immobilité de Bard l’interpella.

— Tu ne descends pas ?

Le fabuleux eut un sourire cynique.

— Je suis un homme de quinze ans, Ruh. Et il faut bien que quelqu’un scelle le passage.

La jeune femme se sentit rougir, honteuse d’avoir posé la question.

— Dois-je m’inquiéter pour toi ?

— Nous ne sommes pas amis, rappela Bard.

Elle baissa la tête.

— Je sais. Si je peux faire quoi que soit pour améliorer nos rapports, je…

— Contente-toi de veiller sur Yue, je t’en serais reconnaissant. Ne la laisse surtout pas échapper à ta surveillance, fais une nuit blanche s’il le faut. Compris ?

— Cela va sans dire.

— Qu’est-ce que tu fais si elle t’ordonne de la laisser remonter ?

— Je… Madame sera là, elle…

— Madame est enceinte et fatiguée. Yue est ta responsabilité, pas la sienne. Personne ne t’aidera. La faute sera tienne s’il lui arrive quoi que ce soit alors réponds à ma question. Que feras-tu si Yue te donne un ordre qui compromets sa sécurité ?

La pression, fièvre aidant, fit briller les yeux de Ruh de larmes acides.

— Je ne suis pas supposée prendre de décisions, se défendit-elle. Je suis esclave, pas… Je ne suis pas aussi

Bard inspira bruyamment. Sa mâchoire se crispa de déception.

— Attention à ta tête.

Elle eut à peine le temps de comprendre. La trappe se referma sur elle, l’obligeant à courber l’échine au-dessus de sa flamme. Recroquevillée sur une marche d’escalier, elle prit le temps de rassembler ses idées et reprendre son souffle.

— Protocole numéro quatre, se récita-t-elle alors. Risque d’assaut sur la propriété. Faible effectif défensif. Confinement préventif.

Elle connaissait toutes les procédures pour les avoir étudiées, y avoir été entrainée, avoir été corrigée à la moindre erreur… Ressaisie, elle piétina, peau nue sur la pierre froide, jusqu’au fond de la cavité étroite. Dix pas plus loin, elle éteignit sa lampe pour la troquer contre un artefact suspendu. Elle l’agita, excitant les particules lumineuses contenue à l’intérieur. Un éclat phosphorique diffusé par une structure adamantine inonda le passage de clarté. Elle s’y enfonça à pas rapide et silencieux, son paquet de linge au creux du bras. Arrivée au bout du tunnel, une impasse lui barra le passage ; fausse, naturellement. Elle dégaina son poignard, examina le mur, trouva la fente presque trop haute pour ses bras tendus et y enfonça sa lame jusqu’à la garde, puis la fit tourner. Le mécanisme s’enclencha. Le fortin s’offrit à elle.

Il consistait en en grande salle meublé du strict nécessaire : un cellier, quatre lits superposés logeant deux par deux près d’un gros poêle, couplé à un four, un baquet de bain, une table en bois brut, quelques chaises… Affalée sur l’une d’elle, bras croisés autour de la tête, Yue contemplait le vide. Plus loin, Aline cajolait son chat, Denève passait en revue les provisions et Milda passait les lits à la bassinoire. Aura, la lingère manquait à l’appel. Io Ruh prit la mesure de sa chance. Son instinct lui dicta de se rendre utile sans délai. Elle alla s’agenouillé aux pieds de Yue qui glissa sur elle un regard lointain.

— Que puis-je faire pour vous être agréable ?

Yue observa de longues secondes d’inaction, puis fit frissonner la jeune esclave en effleurant son front brulant du bout de ses doigts gelés.

— La fièvre remonte, constata la fillette. Va t’allonger.

— Vraiment, Ruh, tu es encore souffrante ? s’inquiéta Denève, s’interrompant dans son inventaire. Tu n’es pas solide, ma pauvre enfant. As-tu pensé à emporter ton remède ?

Horreur. Pressée d’exécuter la manœuvre attendue, elle avait oublié d’emporter le flacon de sirop amère posée sur son étagère. Elle pâlit.

— Je suis impardonnable, s’inclina-t-elle.

— Tu es surtout irresponsable, la sermonna la baronne. Cela m’étonne de toi. Enfin… Mettons cela sur le compte de la migraine. Aura, prépare son couchage à notre malade.

Preste, la femme de chambre tira d’une armoire la natte, la paillasse et la couverture destinées à sa comparse.

— Je lui laisse mon lit, intervint Yue. Elle va jamais guérir si elle dort trop près du sol.

— Cela, je ne peux pas te le permettre, Yue. Que dirait Monsieur ?

— Mon lit, mon esclave, ma décision, asséna la fillette.

Denève abdiqua presque immédiatement. Discipliner Yue, surtout dans ses mauvais jours, n’était pas de son ressort.

— Laisse-la dormir par terre, maman, intervint Aline. Elle a été esclave, elle a l’habitude.

— J’ai aussi déjà dormi au sommet d’un arbre, sur un cerceau aérien et dans la cage d’un serpent boa. Aujourd’hui, je suis collectionneuse et toi rien du tout.


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