70.2

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Yue fit passer à Bard sa tenue d’apparat la plus seyante, là où elle-même se contenta de couvrir sa tenue d’intérieur d’un manteau. Il se demanda si les circonstances exigeaient qu’il présentât mieux qu’elle ou si ce n’était finalement qu’un caprice de mestre. Car c’était une sorte de fierté pour la caste dominante que d’exhiber des esclaves mieux accoutrés que le commun de libres. À n’en pas douter, c’était ce qui avait attiré sur Ruh la convoitise d’Aline.

Interroger la fillette fut vain. Succincte, évasive, elle ne lui laissa connaitre que les grandes lignes de leur tâche. Cela ne lui ressemblait guère. Elle s’appliquait ordinairement à les lui décrire en détails, insistait sur les risques, les tenants et les aboutissants, de sorte à ce que sa prise de décision ne dépende pas d’elle. N’avait-elle à sa disposition qu’une adresse et une heure, cette fois ? Bard se figurait mal une telle négligence de la part de son tuteur.

La rue de leur destination pouvait être la moins animée de Skal, du moins à cette heure particulière du soir que la tradition réservait à une forme de convivialité bruyante, que les murs et les portes n’atténuait que faiblement partout ailleurs. Ce calme n’inspirait pas confiance, qui réduit instinctivement la distance protocolaire qui le séparait de Yue.

— Tu es sûre que nous sommes au bon endroit ?

— Certaine.

Elle lui désigna l’imposante bâtisse de bois qui dessinait l’ange d’une ruelle parallèle, et dont la seule particularité semblait être une porte métallique rouge. Sûr d’elle, la fillette y frappa. Un mauvais pressentiment tordit les entrailles du fabuleux.

— J’espère vraiment que tu sais ce que tu fais, souffla-t-il.

Une femme vint leur ouvrir, rousse, ronde, renfrognée, et les avisa tour à tour. Sans cérémonie, Yue lui tendit un pli scellé sortit de la poche intérieure de son manteau. La matrone s’en saisit, décacheta sans douceur et parcouru la missive du regard.

— Tu m’en diras tant, puceron, se moqua-t-elle en secouant le papier d’une pichenette. Tu viens d’où ? Qui t’es ?

— Yue. Mestresse de la Maison de l’Héliaque, fille de la Maison Makara.

— Prouve-le.

Yue présenta la clef d’or de son carrousel, qu’elle portait constamment en collier. Son tuteur avait fait refondre la boucle pour y sculpter l’étreinte d’astre qui caractérisait son titre. Cela ne prouvait pas tant son affiliation à la maison de son tuteur que sa noblesse propre, cependant. Dubitative, la femme avisa Bard.

— Et toi, brunet ? T’es avec elle ?

Il lui fit voir la marque percée à la base de sa nuque, symbole de sa soumission.

— Bon. Entrez… Mademoiselle.

Un parfum capiteux les prit à la gorge en quelques secondes, aussi violent que l’éclairage. Un nuage de fumée stagnait au plafond, qui fit tousser la fillette. Des rideaux rouges occultaient chaque porte et chaque fenêtre, entre lesquelles s’étalait des fresques festives : des scènes de jeu, de banquet et d’amour au sens le plus licencieux du terme. Le baron savait-il dans quel genre d’établissement se trouvait sa pupille de onze ans ?

— Pour voir le mestre, ce sera par ici, indiqua la matrone en désignant le trou noir d’un escalier en colimaçon. Le mestre est dans son fumoir, première porte à gauche.

L’idée qu’une pièce puisse être encore plus embrumée que de vapeurs de tabac que le vestibule dans lequel il se trouvait faillit arracher un rire nerveux au fabuleux. Quant à Yue, elle entama son ascension sans s’émouvoir de rien, ni du décor, ni de l’annonce.

Il la suivit d’un pas incertain.

— Non, l’arrêta-t-elle. Toi, tu restes ici.

Avait-elle décidé de le rendre fou ? Il contint un élan de surprise qui menaçait de se muer en rage. Elle tendit la main, l’invitant à tendre la sienne. Il obéit, et se vit remettre une poignée de pièces d’argents.

— Tu as une demi-heure, pas une minute de plus. Je suis sérieuse.

Elle reprit sa route, laissant le fabuleux pantois.

— Une demi-heure pour quoi faire ? l’interpella-t-il avant que l’ombre n’avale sa silhouette.

— Ça, je veux pas le savoir. Vois avec elle.

Yue disparut. Bard se renfrogna.

Elle ?

Le fabuleux toisa la vieille rousse d’un œil involontairement méprisant, qui heureusement ne l’atteignit que de dos.

— Les filles sont par-là, montra-t-elle en écartant un rideau.

Entre les murs d’une pièces claire, peints de corps nus, mêlés, imbriqués les uns dans les autres, se prélassait une douzaine de femmes d’horizons divers, humaines et fabuleuses. Lascivement étendues sur des divans, ou attablée autour de plateau de confiseries, elles discutaient et riaient ensemble comme s’il n’y avait rien de plus naturel que de prendre une tasse de thé sans aucun vêtement sur le corps.

Bard baissa instinctivement les yeux. Une gêne immense montait en lui, ainsi qu’une chaleur plus diffuse, qu’il se surpris à trouver agréable. Un cri strident l’arracha à sa torpeur.

— Merde ! Tu m’as brûlée, imbécile !

— Je… désolée, je…

— Je me fous de tes excuses, apportes-moi une serviette !

À l’autre bout de la pièce, une elfe aux longues oreilles basses et à la peau cendrée frottait sa cuisse découverte sur laquelle une domestique venait de renverser quelques gouttes de boisson chaude par inadvertance. Ladite domestique portait de longs haillons beiges sous un tablier d’un gris douteux ses cheveux sombres relevés en chignon informe, au-dessus d’un visage familier.

— Natacha ! appela la matrone. Laisse-tomber ce que tu fais, t’as un client.

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