73.3

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— J’ai terminé, annonça la savante en rangeant son matériel. Hormis ces égratignures, tu n’as rien de grave.

— Je vous l’avais dit, soupira Bard.

— J’aurais manqué à mon devoir en te croyant sur parole. Ton amie aussi me disait qu’elle n’avait rien de grave en arrivant. La soigner m’a finalement pris plusieurs heures.

Une pointe de culpabilité éperonna le fabuleux.

— Je vous remercie d’avoir insisté, fit-il avec davantage d’humilité.

— Oh. Ton vocabulaire à bien évolué depuis notre première rencontre, le taquina-t-elle. Tu as appris à dire merci.

Le fabuleux se sentit rougir.

— Alors… vous êtes vraiment vous ? Vous êtes Célestine ?

— Je ne suis personne en particulier. Je dis seulement que tu peux être fier de toi. Les épreuves de la vie ne nous rendent pas tous meilleurs.

— Que savez-vous de mes épreuves de vies ?

— L’essentiel. Je prends fréquemment des nouvelles de ta famille. Pendant que j’y pense, je te présente toutes mes condoléances. Perdre ta petite sœur a dû être difficile.

Bard se renfrogna, luttant contre le sentiment de deuil qu’il ne s’était jamais autorisé à consommer.

— Pourquoi tant d’intérêt pour les miens ?

— J’ai de multiples raisons, la première étant un petit garçon aux pouvoirs terrifiants que je m’en veux d’avoir confié à un inconnu, fut-il aussi bienveillant que ton père. La seconde est une jeune fille à peine plus âgée dont le regard vairon hante mes cauchemars. Je suppose qu’ils m’en veulent de les avoir…

— Yue vous déteste, jeta le fabuleux sans scrupules. Mais si ça peut vous rassurer, elle n’aime pas grand monde. Isaac… Je ne l’ai pas vu depuis longtemps, mais il s’était moins attaché à vous que ce que vous avez l’air de croire.

Une émotion brouilla momentanément les traits de la savante. Elle reconstruit son masque de beauté placide en quelques battements de cil.

— Si tu essayais de me blesser, je te félicite. Tu as réussi. Aurais-tu aussi quelque grief contre moi ?

— Je ne sais quasiment rien de vous et vous vous permettez de parler de ma vie et de ma famille comme si vous en aviez toujours fait partie et de la mort de ma sœur comme si vous l’aviez connue.

— Loin de moi l’idée de m’immiscer dans ta vie de famille. Je t’accorde que je me laisse parfois bercée dans l’illusion d’en être proche. Par ailleurs, j’ai rencontré ton demi-frère, récemment.

— Ibranhem ? s’étonna Bard. Vous…

Il ravala sa surprise et se rengorgea.

— Les demi-parentés n’ont pas de sens dans la culture jerild. Quoi qu’il m’insupporte, Ibranhem est mon frère. Ni plus ni moins.

— Heureuse de te l’entendre dire.

— Si je comprends bien, vous étiez à Jerat avant d’arriver ici.

— Non. Ibranhem s’est tenu assis au même endroit que toi il y a quelques décans. Il est resté très mystérieux sur les raisons de sa présence dans le Nord et de fait, il n’est resté que quelques jours, mais…

— Ça n’a pas de sens. Il est à l’université.

— Il y a effectivement été admis, mais disons qu’il n’est pas le plus assidus des étudiants.

Bard laissa échapper un rire incrédule. Il n’était pourtant qu’à moitié étonné.

— Je suppose que notre père n’est pas au courant.

— A-t-il besoin de l’être ? Ton frère est adulte, à présent.

— Certes, mais il est partisan de la désobéissance ouverte plus que du mensonge et de la dissimulation.

— Il faut croire que lui aussi à un peu muri. Mais est-ce vraiment de cela que tu désires parler ?

— Non. Avant tout, j’aimerais savoir où je me trouve, comment j’y suis arrivé et si j’y suis en sécurité.

— Questions pertinentes. Je serais incapable de situer cet endroit sur une carte, mais je lui trouve quelque chose du sud-ouest du Tjarn. Le printemps y arrive plus tôt. Ce petit havre de paix a été forgé par deux âmes puissantes. Nous les appelons communément l’archer et la lancière, du fait de leurs armes de prédilection, ou les fondateurs, du fait de leur position. Mais tous les surnoms respectueux sont les bienvenus. Ils recueillent les animaux blessés, les voyageurs perdus, les expatriés, les orphelins… fussent-ils dotés de magie ou pas.

— Pourquoi font-ils cela ?

— Aussi incroyable que cela puisse paraître, certaines personnes sont fondamentalement bonnes. J’aime les valeurs défendues par cette communauté, raison pour laquelle je m’y suis établie. C’est l’archer qui vous a trouvé ton amie et toi. Elle s’appelle Cha, si je me souviens bien ?

— Natacha, rectifia Bard.

— Bien. Sache que Natacha a fait de son mieux pour ne pas trop en dire sur votre périple mais…

— Elle parle beaucoup et ment très mal, anticipa le fabuleux.

— En effet. Mais j’affectionne les mauvais menteurs. Ce défaut trahit généralement un manque de pratique. La bonne nouvelle, c’est que son histoire à beaucoup touché la lancière. Elle est la bienvenue ici aussi longtemps qu’elle le voudra. La communauté prendra soin d’elle. Quant à sa sécurité, n’ai aucune crainte. La lancière est une valkyrie. Son statut social est élevé malgré sa nature fabuleuse et sa force est sans commune mesure. Son compagnon n’est pas en reste. À eux deux, ils maitrisent toutes les formes de combat et de magie connues. Ils protégeront Natacha.

Le poids du monde quitta les épaules du fabuleux. Puis revint l’accabler lorsqu’il saisit une nuance déplaisante du discours de la savante.

— Mais pas moi, comprit-il.

Un silence éloquent s’ensuivit.

— Natacha n’est pas dangereuse, expliqua-t-elle. Hormis son régime alimentaire, elle a tout d’une humaine sans défense qui a fui un mestre cruel. Ajoute à cela que sa valeur marchande est faible. La communauté pourrait la racheter s’il le fallait vraiment. Toi…

Le fabuleux serra les poings à s’en faire blanchir les jointures. La colère lui enfla la poitrine. Il dut se faire violence pour ne pas la laisser exploser.

— Moi, je coûte trop cher à protéger ? Je devrais pouvoir me débrouiller seul ? Je ne suis pas une petite triste ?

Une seconde fois, elle laissa le silence s’exprimer. Bard entreprit de sa rhabiller.

— Ne vous inquiétez pas. Je ne m’attendais pas à ce que des inconnus en fasse plus pour moi que mes propres parents. Merci pour vos soins.

— Inutile de te précipiter.

— Vous voudriez que j’attende sagement que mes mestres me retrouvent ?

— Il ne te retrouveront pas ici.

— Ils me retrouveront n’importe où. Je ne peux qu’essayer de leur compliquer la tâche le plus longtemps possible.

— Tu ne leur compliquera pas mieux la tâche qu’en restant ici le plus longtemps possible.

— Vous venez de dire que je ne pourrais pas rester.

— Non, je viens de dire que Natacha pouvait rester. Le reste n’est que ton interprétation de mon silence.

— S’il y avait vraiment de l’espoir, vous m’auriez présenté la situation de cette façon.

— Ne soit pas si présomptueux.

Elle écarta un pan de rideau opaque de son unique fenêtre, barrant son visage d’une violente rai de lumière qui lui fit plisser les yeux.

— Moi aussi, j’avais quinze ans quand je me suis enfuie la première fois. Personne ne m’a jamais rattrapé, alors je pars du principe que tout est possible.

Interpellé, le fabuleux haussa le sourcil.

— Vous étiez esclave ? Vous ?

— Je n’étais rien ni personne. Je ne suis toujours personne, sinon le réceptacle d’une identité de circonstance. Les esclaves sont parfois plus chanceux que ceux de ma caste d’origine, pour ce que certains naissent libres, et que d’autre encore peuvent être affranchis. Ce n’est pas le cas des Archivistes.

Elle paraissait se parler à elle-même. Bard, confus, risqua pourtant une question.

— Vous êtes…

— Ce que je suis ou ne suis pas n’a aucune espèce d’importe. Ce n’est pas facile de trouver les fondateurs. Vraisemblablement, ils te trouveront plutôt que l’inverse. En attendant, je crois que Natacha t’attend dehors.

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