76.1

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Yue ne tint jamais plus fermement la bride d’une monture que lorsque son sleipnir foula l’onde du sabot. Chevauché sur l’eau la rendait plus nerveuse qu’escompté.

— Tiens-toi droite, la tança son tuteur.

Elle s’exécuta, sans toutefois que l’idée du lac sous elle ne cessât de l’inquiéter. Le fjord s’annoncer long à remonter. Le tapotis moite des sabots l’angoissait. La cadence nouvelle que les huit pattes de l’animal lui imposait menaçait sont équilibre autant que la lanterne qui pesait dans sa main gauche. Elle tremblait visiblement, faisant vaciller sa lumière.

Soucieux, le quatrième prince interpela son cousin en haut-tulis :

— Tu as dis qu’elle s’en sortirait très bien. Ce n’est pas l’impression qu’elle donne pour le moment.

— Elle est excellente cavalière.

— Sur la terre ferme, oui. Peut-être même dans les airs. Mais j’ai vu des soldats aguerris perdre leurs moyens sur les drakkars. L’eau peut-être effrayante. Tu sais à quel point celle que nous arpentons est froide en cette saison ? Elle gèle le sang dans les artères. Les bons nageurs s’y noient.

Léopold redoubla d’effort pour ne pas soupirer.

— Je te prie de croire que je connais les limites de l’enfant que j’élève.

Sa voix vibrait de frustration malgré lui. La nuit était tombée, singulièrement sombre. La fatigue le gagnait et le temps jouait contre lui de toutes les façons imaginables. Les contraintes s’accumulaient, ses recours se raréfiaient et il lui restait encore à décider de ce qui adviendrait, en cas de succès comme d’échec.

— J’espère vraiment que ton idée fonctionnera. Nous n’aurons pas le loisir d’en concevoir d’autres avant de devoir rendre cette affaire publique.

— Et notre cher oncle nous en voudra éternellement d’avoir gâcher les fêtes de l’équinoxe l’année présumée de son couronnement, ajouta le quatrième prince.

— Je suis navré de t’impliquer à ce point.

— Ne le soit pas. Je ne serais peut-être jamais roi de Tjarn, mais je défendrais jusqu’à la mort ma couronne de roi des traqueurs. Je ne fais que défendre ma réputation.

Au bout du fjord, qu’ils eurent le bonheur d’atteindre sans incidents, les falaises se muaient en pente douces, puis en vaste plaine. L’herbe y était haute au point de chatouiller les flans des chevaux. Au loin, l’ombre d’un majestueux arbre solitaire se dressait jusqu’aux nues, de sorte que les nuages paraissaient grossir son feuillage.

Yue fixait sur la silhouette végétale de grands yeux émerveillés.

— Est-ce que…

— Oui, anticipa Léopold, il s’agit bien d’Yggdrasil.

— Il va jusqu’aux étoiles ?

— Impossible à dire. Personne ne l’a jamais atteint, encore moins gravi. Une puissante magie le protège.

Il mit pied à terre, imité par son cousin, puis par Yue, que les herbes avalèrent presque toute entière.

— Nous nous pourrons pas nous approcher beaucoup plus, estima Halfdan. Procédons ici.

Contrairement à Cha – et sans doute pour ne pas la recroiser – Bard s’était éloigné du village. S’il marchait d’abord pour s’étourdir, il espérait silencieusement qu’un des deux fondateurs vînt à sa rencontre pour lui rendre leur jugement. Pourrait-il rester ? Le voulait-il encore ? Où irait-il s’il venait à être chassé ? Seul, aurait-il encore le courage de fuir longtemps ?

Il errait depuis plus d’une heure lorsque la peur de s’être égaré le fit ralentir. Convaincu de s’être trop éloigné, il revint sur ses pas.

Il lui fallut peu de temps pour ravoir le village en vue, à croire qu’il ne s’en était finalement éloigné que de quelques pas. Ses émotions lui avaient-elles fait perdre toute notion du temps et des distances ?

— Bonsoir, Bard.

La voix de la savante lui fit l’effet d’un rêve. Il douta de sa présence jusqu’à ce que sa silhouette ne se révélât à lui. Elle transportait, en plus d’une petite lampe d’éclat terne, un long cruchon de verre teint.

— J’allais puiser de l’eau, précisa-t-elle. M’accompagnerais-tu ?

Elle reprit son chemin sans vraiment lui laisser le loisir de répondre. Il la suivit presque sans s’en rendre compte. Sa vie d’esclave lui vie lui avait forgé cette habitude : avancer et se taire.

— J’ai l’impression que tu es tracassé, observa-t-elle. Est-ce à cause de ta déconvenue amoureuse ?

Le fait qu’elle sût son cœur blessé ne le surpris qu’un court instant. Il reprit contenance, quelque part entre un sentiment de mépris et un autre d’abandon.

— Est-ce qu’il y a le moindre aspect de ma vie dont vous n’essayez pas de vous mêler ? répliqua-t-il. Vous travaillez sur mon archive ?

— Les archivistes ne son pas biographes, malgré ce que l’empereur tend à faire d’elles.

Elle fit brusquement halte.

— J’oubliais…

Elle posa son cruchon pour fouiller la poche de son tabler, puis tendit à Bard l’objet qu’elle en extirpa : une montre de poche toute en métal noir, figée pas la cassure sur quatre heure dix.

— Cela t’appartient, il me semble.

Il le reprit en manière de confirmation.

— Où l’avez-vous trouvée ?

— Proche de la limite de l’arcane. Je présume que tu essayais de la jeter par-delà sans t’en rendre compte mais nous ne sommes pas tout à fait dans la réalité. Cet espace protégé est un espace fini. Tout le monde ne peut pas en franchir les limites.

— Mmh. Tout s’explique. Cet endroit n’est pas si différent de l’arcane de Gerane, si je comprends bien.

Sa propre comparaison lui évoquait les souvenirs cauchemardesques d’une nuit sanglante, tout en lui apportant quelque étrange sentiment de réconfort.

— Gerane… répéta distraitement la savante. Oui, cela ressemble à ce qu’elle aurait été capable de faire avec dix fois plus de temps que ce dont elle disposait.

Elle rouvrit la marche, plus lente, pensive.

— Yue pense-t-elle souvent à son père ?

La question surprit le fabuleux.

— Si elle y pense, elle n’en parle pas, témoigna-t-il.

— Qu’en est-il de Monsieur Makara ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Pourquoi refuserais-tu de me le dire ?

Le fabuleux se renfrogna. La savante lui déplaisait un peu plus chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.

— Je ne suis pas le confident du baron, souligna-t-il. Je ne sais pas ce qu’il pense de tous les esclaves qu’il a perdu.

— Je vois. Merci pour ta franchise.

— Je ne vous renvoie pas la politesse. Vous êtes désagréablement opaque avec moi.

— Je prend cela comme un compliment.

Ils arrivèrent à une fontaine : leur destination. Monté dans un mur de pierre blanche, le mécanisme brassait continuellement une eau claire qu’elle envoyait en petit jet courbe dans un bassin en demi-cercle. La savante s’assit sur la margelle et immergea son récipient pour le remplir, poussant de petites bulles d’air vers la surface que tous deux se mirent à contempler.

— S’il venait à Yue le besoin impérieux de savoir ce qu’il est advenu de son père tu pourrais lui conseiller de se rapprocher de sa famille de l’Est. So Hae, la Comtesse douairière de Temehn, est en possession d’un objet dont elle pourrait avoir besoin.

Une nouvelle fois, Bard ravala promptement sa surprise.

— Je ne suis plus tout à fait en mesure de lui conseiller quoi que ce soit, souligna-t-il.

Aucune bulle ne s’échappait plus du goulot étroit du cruchon. La savante le sortit de l’eau puis trempa le métal de ses yeux dans le magma de ceux du fabuleux, puis plus loin par-dessus son épaule.

— La situation pourrait changer malgré toi, répliqua-t-elle.

Il fit volte-face. Face à lui se tenait un homme reconnut à ses traits elfiques autant qu’à l’arc qu’il portait dans le dos. Un des fondateurs était enfin venu à lui.

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