77.1

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Le soleil se levait sur un jour sans promesses. Bard tenait à peine sur ses jambes en franchissant le seuil de la forteresse des Yggdrasil. Il avait insisté pour rentrer seul, sans se faire trainer par la peau du cou ni que personne ne lui tienne la main. Il ne voulait marcher dans l’ombre de personne. Nul ne le forcerait à s’agenouiller pour demander pardon. Il le ferait de lui-même.

Si aucun garde ne lui barra le passage, trois d’entre eux insistèrent pour lui faire escorte, ne fût-ce que pour lui montrer le chemin. Son sentiment de contrôle s’en trouva amoindrit : le cadet des soucis au-devant desquels il allait.

Ses sens déployés malgré lui par la peur contre laquelle il luttait lui donnait le vertige. Le moment vint trop vite où il dut passer la porte par-delà laquelle l’attendaient ses mestres. La pièce lui parut minuscule lorsqu’il s’y trouva enfermé.

Finalement, il n’y eut qu’elle.

Yue trônait immobile dans un fauteuil immense à l’image d’un mannequin de cire dans une vitrine.

Sans être tout à fait coiffée à la mode du nord, ses cheveux se structuraient autour de coquillages et de perles montés sur broches. Sa robe d’un bleu marin lui coulait sur le corps à la façon d’une cascade. Ss ourlets ondulés finis au fil écru de ses jupons et de ses manches rappelaient l’écume soulignant les vagues ; elle avait beaucoup d’avance sur ses apprêts du bal de l’équinoxe qui ne commencerait qu’au soir, un détail sur lequel Bard eu plaisir à s’attarder avant de poser les genoux à terre.

Il eut soin de ne rien dire, conscient que sa faute récente avait abolit tous ses privilèges, dont celui de prendre la parole sans qu’une question ne lui ait été adressée.

Son humilité feinte agaça Yue plus qu’elle ne flatta son ego de jeune mestresse. Aussi, ses premiers mots jaillirent d’elle plein d’une nervosité mal contenue.

— Je suis… tellement en colère contre toi qui j’ai pas envie de te parler. Ni te voir. Pourtant, je suis là. Je te regarde et je te parle. Tu ne peux pas me regarder et me parler, toi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour te mettre en colère ?

Il s’efforça de lever la tête et se surprit momentanément à retomber dans un vieux travers : celui de fixer, tantôt l’œil droit de sa mestresse, tantôt le gauche. Il en oublia de parler. La fillette s’impatienta.

— Si tu n’as rien à dire, je peux nous faire gagner du temps à tout les deux en t’envoyant au sous-sol maintenant.

Au ton quelle employait, Bard comprit que Yue mentionnait le quartier de discipline. Elle avait l’intention de le punir s’il échouait à lui fournir une explication satisfaisante. Le fabuleux serra les poings à s’en faire blanchir les jointures. Sa mestresse ne l’intimidait ordinairement pas, mais permettre qu’elle franchît ce pas pouvait le priver de son soutient et de sa protection pour l’avenir.

— Je vous demande pardon, Mestresse.

— Tu me prends pour une idiote ? Quand Io Ruh me vouvoie et m’appelle mestresse en privé, je sais qu’elle me respecte. Toi, tu le fais quand tu veux me faire sentir coupable.

Regrattant amèrement son choix de mot, il déglutit.

— Je te demande pardon, Yue, reformula-t-il. Si j’avais pu faire ce que j’ai fais sans te blesser, je l’aurais fait mais j’ai dû prendre une décision rapidement. Est-ce que tu peux au moins me reconnaitre que je suis revenu de mon gré ? J’ai… Je n’ai jamais eu l’intention de fuir. Je voulais juste aider Natacha. Je l’ai mise en sécurité et je suis revenu.

Il croisa les doigts pour que son mensonge soit enrobé de suffisamment de vérité pour ne pas paraître insultant. Elle leva les yeux au ciel. Le fabuleux crut d’abord qu’elle exprimait de l’incrédulité, puis vit une expression chagrine se peindre sur son visage.

— Admettons que je te crois… ça veut quand même dire que t’a préféré te mettre en danger et me mettre en danger alors que t’aurais juste pu demander mon aide.

Bard grimaça de surprise et d’incompréhension.

— J’ai que onze ans. J’ai pas autant de pouvoir qu’une mestresse adulte, mais j’en ai plus que toi. Je peux m’en servir pour te rendre la vie plus facile ou m’en servir pour t’empêcher de gâcher la mienne. Tu décides.

Yue ne lui avait jamais paru plus mature qu’à cette seconde. Si ses mots ressemblaient à ceux de son tuteur, ils avaient aussi la teinte de ses sentiments ; ceux que son éducation n’avait pas réussi à changer. Un véritable regret affligea subitement l’adolescent. Il se fit violence pour ne pas perdre contenance.

— Si tu m’avais aidé contre l’avis du baron, il t’aurait sévèrement réprimandé. Il est la source de ton pouvoir. Tu ne peux pas te permettre de le contrarier.

— Parce que toi, tu crois pouvoir te le permettre ? Si tu es encore vivant, c’est grâce à l’influence du prince Halfdan, à un don en or et au calendrier. Les exécutions sont mal vues les jours de fête et puisque peu de personnes savent pourquoi tu as été absent… tu as eu de la chance.

— J’en suis conscient.

— Non ! Pas du tout !

Un rayon incident sur le visage de Yue y révéla des larmes tombées en silence.

— J’ai eu peur pour toi, avoua-t-elle avec contenance. Pendant des heures. Et j’ai encore peur, parce que je sais que le baron est loin de t’avoir pardonné… Est-ce qu’au moins, ça en valait la peine ?

La négative lui chatouilla les lèvres. Il avait encore le cœur brisé jusque dans les os, et si ce chagrin ne l’avait pas privé de toutes ses forces, il se serait enfui une seconde fois ne fût-ce que pour cacher sa honte. Revenu à lui, il réalisa que Yue avait quitté son fauteuil. Lors, elle se tenait debout face à lui, si près que l’odeur sucré qu’exhalait ses cheveux lui satura les sens. Elle tendit une main vers lui dont il craignit momentanément le contact avant d’y céder, trouvant presque réconfortante la caresse froide de sa paume à la racine de ses cheveux.

Yue pressa la joue du fabuleux contre son cœur sans interrompre le ballet de ses doigts dans les boucles brunes du fabuleux. Le son de son propre cœur s’amplifia à ses oreilles, effréné.

Touché au-delà de ce qu’il aurait cru possible – sans doute ses épreuves de la veille avaient-elles tout à y voir – Bard lui rendit timidement son étreinte, puis plus fort. Une larme chaude lui sala la bouche et pour quelque raison absurde, y fit pousser un sourire.

— Merci d’être en colère contre moi, finit-il par articule.

Il sentit un rire muet lui contracter les côtes.

— Tu me remercies parce que je te gronde ? Y a vraiment un truc que je fais de travers.

— Pas pour moi. Je te trouve parfaite.

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