79.2

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Yue ne partageait pas le quotidien de ses pairs, ceux-là qui mangeaient ensemble, fréquentaient le bain public, partageaient des chambres dortoir et se retrouvaient le soir pour boire et jouer dans les salles communes. En dehors des cours, elle quittait rarement son espace privé. Il consistait en une enfilade parquetée que des parois mobiles modulaient, et dont les murs regorgeaient de rangements. Le tout lui avait paru étroit au premier abord, pour trois personnes, mais s’avérait confortable lorsque bien tenu.

Sauf les jours de grande chaleur.

Étalée sur son lit dont elle avait chassé toutes les couvertures, Yue trempait dans la sueur comme un poulpe frit dans l’huile. Sans doute avait-elle un peu faim en plus d’avoir chaud… L’envie de se lever ne lui manquait pas, seulement la force.

Il lui fallut une bonne demi-heure pour cesser de fixer le plafond et se décoller du matelas moite. Une toilette sommaire lui rendit un peu vie : presque rien. Le coton de sa robe d’intérieur lui lécha désagréablement la peau lorsqu’elle l’enfila. Son premier cours de la journée ne débutait qu’à dix heures. L’idée de se recoucher l’effleura, chassée dans la seconde par une odeur alléchante de confiture de jujube.

Elle écarta les panneaux qui délimitaient sa chambre pour accéder à l’espace qui lui servait tout à la fois de bureau et de salle à manger. La table mise pour trois n’y ’attendait plus qu’elle. Bard lisait dans son coin tandis que Io Ruh s’adonnait à son nouveau passe-temps : le nœud ornemental.

Yue prit le temps d’apprécier ce tableau pour ce qu’il valait. Il lui avait fallu du temps pour se sentir chez elle, plus encore à ses esclaves. Quelques décans plus tôt, ils osaient à peine s’assoir à leur aise.

Yue les salua et prit sa place habituelle, ouvrant la table à ses subordonnés. S’ils partageaient leur repas en dépit de leurs conditions respectives, ils respectaient l’usage qui voulait que la mestresse présidât.

— Tout s’est bien passé hier ? Vous êtes rentrés tard.

— Nous présentons nos plus sincères excuses à la mestresse pour ce désagrément. Nous avons perdu du temps chez le charbonnier dont les provisions étaient maigres. Il a fallu payer plus cher pour nous fournir la quantité habituelle.

— Pas grave. Je prendrai des douches froides quelques jours, ça l’économisera et j’aurais moins chaud la nuit. Vous avez pu acheter les bâtons colorés et la cire pour mes cartes ?

— Oui, Mestresse. Faudra-t-il vous aider à moudre l’encre ?

— Non, je voudrais le faire toute seule, cette fois.

Inattentif à la conversation, Bard se concentrait sur la découpe d’une pêche. Il en présentait les morceaux à Yue sur une assiette qui les pinçait un à un entre ses baguettes de table, puis entre ses dents pour en extraire le jus avant de les avaler. Une fois le fruit avalé, le fabuleux lui arrangea une galette de sa confiture préférée du moment, puis plongea quelques précieux cubes de glace dans son thé pour en parfaire le froid.

— Merci, l’approuva-t-elle en s’emparant de la tasse. Au passage, j’ai croisé l’instructeur, hier. Il m’a fait remarquer que tu tirais toujours un peu sur la gauche en vol libre, il a peur que ce soit un problème musculaire. Je dois t’emmener te faire ausculter avant la prochaine pratique.

— Il parle de mon aile faible ?

— Probablement.

— Tu es obligée de m’accompagner ? Je peux aller consulter seul pendant que tu seras en cours.

Pensive, elle mordit dans sa tartine.

— Si tu veux y aller tout seul, je peux te faire une procuration mais je ne te promets pas que tout le monde sera content.

— Presque toute la draconnerie connait mon visage, maintenant. Tu n’es plus obligée de me tenir la main.

— Tu découpes ma nourriture et c’est moi qui te tiens la main ?

Bard réprima un sourire, conscient du ridicule de sa position. Ne fallait-il pas, pourtant, qu’il lui soit un peu utile ? Il s’apprêtait à prendre la première bouchée de son propre repas pour ravaler sa gêne lorsqu’un coup de heurtoir fit trembler leur porte. Yue se renfrogna à l’idée saugrenue d’une visite.

— Je vais voir, se dévoua le fabuleux.

Il ferma les ventaux qui séparaient le cœur de l’entrée et ouvrit les battant qui donnaient sur le palier. En fait de visiteur, Bard n’y trouva que Monsieur Qim.

— Je viens de recevoir un paquet pour ta mestresse, jeta le vieil homme de but en blanc. Une petite demoiselle bien gentille l’a apporté au nom de sa dame en disant qu’il s’agissait d’un cadeau.

Il montrait une petite boite qu’une pièce de soie enveloppait ainsi qu’une logue enveloppe couleur de prune. La richesse de ces emballages évoquait au fabuleux les étoffes de l’atelier de dame Ni He. Ce pouvait-être un accessoire offert par l’atelier à titre gracieux par la maison, ainsi qu’il arrivait souvent au cordonnier de faire cadeau d’un chiffon doux et d’un flacon d’huile d’entretiens à ceux qui lui achetait ses meilleures bottes.

— Je serais passé prendre son courrier à votre loge prochainement, il ne fallait pas vous déranger.

— Votre porte touche à mon chemin de ronde, il n’y a pas de dérangement. Contente-toi d’un merci.

Bard prit le paquet à deux mains, s’inclina pour dire sa gratitude. Le gardien reprit sa ronde et lui s’en retourna vers les siens.

— Qui c’était ? demanda Yue.

— Monsieur Qim. Il t’a apporté un paquet, tu veux l’ouvrir maintenant ?

— Mmh.

Il lui confia la boîte ainsi que la lettre qui l’accompagnait tandis que Io Ruh réarrangeait la table de sorte à faire place déballage.

Le ballot de soie contenait ce qui ressemblait à un écrin à bijoux. Les mains de Yue s’attardèrent sur sa surface en bois poli avant de tirer sur le couvercle, révélant deux petites pochettes brodée tenue par des cordelettes des colorées qu’enserraient des perles de pierre et terminées par des nœuds ornementaux d’une complexité fascinante.

Piqués sur leur lit de mousse, les deux objets dont Yue n’identifiait pas bien la nature exaltaient une odeur de plantes. Se rappelant de la lettre qui accompagnait le présent, elle l’ouvrit pour en apprendre davantage sur sa nature. Le contenu de l’enveloppe lui aggrava les traits.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Bard.

— Il y a que j’arrive à lire que mon nom, tout est écris en idéogrammes. Tu peux me faire la lecture, s’il te plait ?

Yue tendit la lettre à une Io Ruh livide qui la reçut d’une main mal assurée et la replia sans en voir une ligne. Une ride de confusion se creusa au front de la fillette.

— Avant de lui obéir, j’ai un aveu à faire à la mestresse si elle le permet, se justifia l’esclave.

— Ah. Vas-y, je t’écoute.

— Je… j’ai calomnié la mestresse, confessa-t-elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire, calomnier ?

Cette incompréhension prit la jeune femme au dépourvu, si bien qu’elle ouvrit la bouche sans plus réussir à parler.

— Ça veut dire mentir à propos de quelqu’un en disant du mal de lui, expliqua mécaniquement le fabuleux.

Yue lui glissa de biais un regard accusateur, convaincue que sa définition relevait du mensonge déshonorant davantage que ce dont lui parlait sa domestique. Lui pressait sa comparse de son attention manifeste.

— Je suppose qu’il s’agit de ce qui n’est pas important mais dont il ne faut surtout pas parler ?

Io Ruh se crispa, confirmant les soupçons que le fabuleux faisait peser sur elle.

— Bard dit vrai. En plus d’avoir gravement fauté, j’ai envisagé de cacher mon erreur à la mestresse. Toute l’éducation que j’ai reçue, de ma première à ma quatorzième année, visait à faire de moi la meilleure esclave possible. Pourtant, j’ai… La mestresse doit savoir Je partagé le quotidien de beaucoup d’autres jeunes filles durant mon apprentissage, dont certaines avec lesquelles je m’étais liée d’amitié. Hier, quand nous accusions réception de votre garde-robe d’été, j’ai recroisé certaines d’entre elles. Cela m’a beaucoup surprise, ce qui est assez ridicule avec le recul. Mes anciennes camarades servent toutes ou presque la noblesse, partout en Terres Connues mais surtout en Li-Horie. L’une des esclaves à qui j’ai parlé hier sert la fille cadette de la branche principale de la famille Qilin.

Yue reconnut ce nom comme celui d’une grande famille de collectionneur, comparable à celle des Makara. À la réflexion, il lui semblait aussi que la teinte mauve de l’enveloppe qu’elle venait d’ouvrir caractérisait leurs armoiries. Cependant, elle n’interrompit pas.

— Puisque je n’avais pas le temps de discuter et que le lieu s’y prêtait mal, elle a proposé de toutes nous réunir chez sa mestresse sous quelques jours. Sa proposition m’effrayait pour une raison que j’ignore. Pour m’y soustraire, j’ai prétexté que ma mestresse serait opposée à ce que je prenne congé d’elle pour mon plaisir personnel.

Le nouveau terme ajouté au vocabulaire de Yue prenais doucement son sens. Cela se lut sur son visage et fit baisser le sien à Io Ruh.

— Au lieu de s’en tenir quitte, mon ancienne camarade a insisté pour trouver un arrangement, dont le suivant : elle demanderait à sa propre mestresse de faire une invitation à la mienne… à vous, de de sorte à ce que nous puissions nous croiser sans que je n’aie à négliger mon travail. À ce moment-là, nous avons été interrompues et je me suis esquivée sans donner de réponse claire. Elle aura pris l’initiative d’agir à son idée. Il lui aura été facile d’obtenir les coordonnées de ma mestresse par le biais de la maison que nous quittions et…

Elle reporta son attention sur l’écrin de bois et les petits artefacts qu’il soutenait.

— Lorsqu’une noble dame désire en recevoir une autre chez elle, il est courant qu’il envoie un bouquet aromatique composé des plantes de son jardin dans une pochette telle que celles-ci. Nous apprenions à les fabriquer dès l’âge de six ans pour nos futures mestresses. Sans avoir à la lire, je sais que la lettre que je tiens est une invitation pour ma mestresse, et que par ma faute, la personne qui l’a rédigé doit penser que ma mestresse est…

— Méchante et égoïste ?

La colère sourdait dans la voix de Yue. L’esclave se tut, consciente d’en être fautive.

À cet instant, le fabuleux aurait préféré se trouver n’importe où ailleurs. Habitué à être seul l’objet de reproches légitimes, il s’était attendu à ce que l’aveu de Io Ruh soit ridicule d’innocence, pas à ce qu’il touche la fierté de Yue en un point si délicat. Il en savait beaucoup à ce sujet pour l’avoir blessée souvent. Méchante, égoïste, égocentrique, autoritaire, capricieuse, caractérielle… il ne lui avait épargné aucune injure, elle aucune conséquence, encore était-ce du temps où elle peinait à s’élever au-dessus des reproches qu’il lui adressait et où lui manquait de vision sur l’immaturité de ses propres sentiments.

— Lis-moi la lettre, exigea Yue.

Io Ruh déplia la page qui tremblait entre ses mains et s’exécuta sans autre forme de délai.

Les prédictions de Io Ruh s’avérèrent exact d’autant que pu en juger Yue malgré les quelques passages qui lui échappèrent. Une certaine Ye Sol Qilin lui adressait des politesses tout en s’excusant de se les permettre. Pour s’expliquer, elle parlait de l’affection profonde qui l’attachait à son esclave, celle-là qui répondait au nom de Ma Han, et à qui elle espérait faire plaisir en la réunissant avec son amie d’enfance. Sa lettre ouvrait les portes de sa maison à Yue, proposait une rencontre sous trois jours.

Un silence pesant succéda à la lecture. Bard le trouva d’autant plus inconfortable que le sens du message lui restait opaque en l’absence d’une traduction complète qu’il ne pouvait pas légitimement réclamé. L’affaire ne le regardait pas, il n’en était que le témoin impuissant.

— Je ne pourrais pas obtenir de permission de sortie en trois jours, fit savoir Yue. J’ai moins de douze ans, il me faut l’aval de mon référent pour quitter la caserne. Tu vas devoir écrire à dame Ye Sol que je ne peux pas lui rendre visite mais que je t’autorise à y aller seule. Si tu ne veux pas y aller, explique-lui que tu es la seule à te l’interdire.

Laissant sa tartine, son cadeau, sa lettre... laissantdes non-dits, Yue quitta la table, mettant fin au repas.

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