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Loug Psàr arrivait presque toujours premier en salle de cours, à plus forte raison les jours de restitution de travaux. En l’occurrence, il était particulièrement fier des douze entrées de bestiaires sur lesquelles il travaillait depuis trois lunes et qu’il tenait remettre au plus vite, car rares étaient les occasions où ses talents de dessinateur pouvait lui profiter à ce point dans le cadre de sa formation.

Ce matin-là, il eut la mauvaise surprise de constater qu’il avait été devancé, pas par l’un de ses concurrents habituels mais par la moins crédible d’entre tous les aspirants draconniers d’Haye-Nan.

Arrivée avec quelques décans de retard sur l’année, Yue Sans-nom-de-famille avait dix ou onze ans mais en paraissait huit. Aussi, Loug avait commencé par croire à une blague de mauvais gout lorsqu’elle avait pointé le bout de ses couettes au milieu d’une session d’une session de combat rapproché – qu’elle esquiva – pour réapparaitre au-dessus de la zone d’exercice de vol au dos son propre dragon. Toute une saison s’était écoulée depuis. La plaisanterie virait à l’insulte.

— Salut, jeta Loug en prenant sa place. C’est la première fois que t’es aussi en avance, non ?

Mains jointes sur sa table, Yue ne bougeait pas et ne lui parla pas. Ses yeux vairons scrutaient le vide.

— Tu… vas… bien ?

— Je ne parle pas aux inconnus.

— Ah…

La fille s’adressait à lui pour la première fois. Sa voix lui rendait les quelques ans que son physique lui amputait.

— Tu dois pas avoir beaucoup d’amis si tu parles jamais à personne que tu connais pas.

Il parut clair qu’elle l’ignorait délibérément tandis qu’elle retournait à une inertie si parfaite qu’elle en fit effraya passablement Loug.

Il détailla la fille de haut de haut en bas. Son uniforme était impeccable de propreté, à se demander si elle pratiquait quelque forme d’exercice physique que ce soit. Il savait qu’une dérogation la dispensait d’escrime, de combat au couteau et de sport de contact en général…

Trop précieuse pour être touchée par nous autres gueux, je suppose.

Quant au reste des exercices pratiques obligatoires, la rumeur courrait qu’elle suivait le programme de perfectionnement des draconniers confirmés venus compléter leur formation entre deux campagnes. Puisque la fille possédait son propre dragon là où moins chanceux qu’elle attendaient encore leur baptême de l’air, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle fut plus expérimentée que le commun des aspirants. Son talent reposait sur son privilège. Mais qu’en était-il du reste ? Force, endurance, habileté ? Maniait-elle une arme quelconque ? Savoir monter ne pouvait pas suffire.

Au chapitre des cours théoriques, Yue Sans-nom-de-famille ne cultivait pas de mystère. Elle assistait assidument aux leçons d’initiation, sans briller par ses résultats pour autant. Pour avoir aperçu ses cahier une ou deux fois, Loug la soupçonnait même d’être plutôt mal dotée en matière d’intelligence. Fallait-il que cette idiote cousue d’or et de mépris fût son dernier espoir ?

Car oui, Loug avait besoin d’elle. Cette conclusion s’était imposée à lui un décan plus tôt tandis qu’il comparait ses heures de vol à celles de ses camarades de chambrée. Tous, y compris les plus pauvres, avaient sillonné l’air plus longtemps que lui depuis le début de leur formation.

Avaient-ils mieux anticipé que lui que ce chiffre ferait pour beaucoup la différence entre ceux qui seraient faits draconniers et ceux qui devrait se contenter du titre d’auxiliaire, voire être recalé ? Non. Avaient-ils été plus pointilleux dans leurs démarches auprès du personnel de la volière pour réserver des dragons ? Non ! Étaient-ils meilleurs que Loug ou plus prometteurs ? Non, non, non, cent fois non ! Les autres, tous les autres s’étaient fait des alliés puissants qui, disposant de leurs propres montures ou d’un accès privilégié à certains dragons, savaient se montrer généreux à quelques petites conditions.

Certains avaient les corvées en horreur, d’autres avaient besoin d’une forme de soutient académique qui confinait à la tricherie, d’autre encore trouvaient leur lits trop froid la nuit… Il fallait susurrer le bon langage aux bonnes personnes. Loug l’avait compris trop tard. Tous les officiers, tous les nobles, tous les professeurs et tout les administrateurs corruptibles de la draconnerie avaient leurs contents de sangsue sur les bras. Il ne restait que la fille, elle que personne n’approchait, pour ce que la cuirasse de son dragon était aussi brûlante qu’elle était glaciale.

Quelqu’un entra, arrachant Loug à ses pensées, pas un aspirant, mais un esclave ; celui de Yue pour être précis. Son dragon pouvait revêtir forme humaine, ou peut-être son fabuleux pouvait-il revêtir la forme d’un dragon ? Il transportait un cahier fin que Loug reconnut comme le support mis vierge à leur disposition pour l’exercice de référencement des espèces.

— La mestresse est partie si vite qu’elle en oublié ceci, dit l’esclave. Je me suis permis de venir le lui apporter pour lui éviter de rentrer encore plus en colère qu’elle n’est partie.

Il parlait bas, mais pas suffisamment pour échapper à l’oreille intriguée de Loug.

— Merci, souffla la fille.

— Toujours d’accord pour j’aille me faire ausculter sans vous ? Il était question d’une procuration.

La requête la laissa songeuse. Ceci étant elle glissa ses doigts sous son col et en tira une chaine argentée au bout de laquelle pendait une clef.

— Prends-la.

Le fabuleux eut l’air choqué.

— Que je prenne… le bien dont ma mestresse ne se sépare jamais ?

— Oui. Ça a beaucoup plus de valeur qu’un bout de papier, personne ne t’embêtera si tu l’as. Tu me la rendras plus tard. J’ai pas envie de discuter alors fais ce que te dis.

Le fabuleux se retira sur un geste d’assentiment tout empreint de réticence.

À quatorze ans et pour ne jamais s’être fait appeler mestre, Loug trouvait rageant qu’une poupée déguisée en soldat ait un homme plus âgé que lui pour esclave, fut-il fabuleux. Et qu’elle lui confiât un objet de valeur ? Ne craignait-elle pas qu’il se vengeât sur elle de l’humiliation que lui infligeait sa condition ? Yue Sans-nom-de-famille était aussi stupide qu’arrogante.

Loug rouvrit son manuel de sciences naturelles sur son marque page, un chapitre sur les créatures sous-marines qu’ils étudiaient depuis peu en préparation d’un exercice pratique. Il espérait y trouver l’idée d’un prétexte pour relancer une conversation avec la fille. Malheureusement pour lui, la salle se remplit à mesure qu’il avalait les paragraphes. Un, puis quatre, puis dix aspirants entrèrent. Bientôt la classe fut aussi pleine que bruyante et sa chance passa.


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