81.2

5 minutes de lecture

Le profil barbu du général se dessinait dans le contrejour de l’unique fenêtre du bureau longiligne. Trois autres personnes occupaient l’espace : un officier que Yue ne connaissait pas, un second inconnu dont elle n’identifiait pas la fonction et un aspirant. Cet aspirant. Yue et lui avaient eu un simulacre de conversation quelques heures plus tôt. La coïncidence lui incurva le sourcil.

Les politesses furent brèves et unidirectionnelles. Le général les fit cesser d’un revers de main sans les rendre avant de prendre la parole.

— Commandant Klalade, vous devez déjà connaître le Lieutenant Regò et réciproquement. Je vous présente Loug Psàr, l’aspirant dont il est le référent.

— Et que me vaut cet honneur ? fit-elle, perplexe.

— Un incident que j’aspire à clore. L’aspirant Psàr a publiquement tenu des propos subversifs au sujet de la jeune personne dont vous avez la charge. J’aimerai d’une part que cela ne se reproduise pas et, de l’autre, que cet évènement n’ait pas à remonter jusqu’au sommet de notre hiérarchie.

— Sauf votre respect, Mon Général, vous ne pouvez pas me demander de cacher au référent de Yue qu’elle a été victime d’injure publique.

— Je vous demande de ne pas donner à cet incident plus d’importance qu’il n’en a. La réputation qui vous précède m’oblige à cette précaution.

Yue entendit distinctement les bagues de Rëvika crisser quand elle serra le poing.

— L’aspirant Psàr semble s’être persuadé que votre élève ne vit entre nos murs que par la grâce de sa fortune. Nous savons vous et moi que cela est faux, et je l’ai assuré que le Mestre Draconnier en personne comptait sur le succès de Yue. Pourtant, je dois admettre que sa méprise est compréhensible. D’autres pourraient en arriver aux mêmes conclusions erronées et vous savez que la rumeur se soucie rarement des faits. À terme, cela nuirait à la réputation de votre élève, peut-être au point de lui fermer des portes.

— Suis-je supposée placarder son programme de formation sur les murs ?

— Rëvika. Ce que je vous demande n’a pas dessein à vous indigner. Je vous demande seulement moins de discrétion. Faites en sorte que Yue participe à certains cours pratique en compagnie de ses pairs, quitte à l’y superviser. Cela fera taire une bonne partie des rumeurs et nous donnera plus de marge pour sanctionner quiconque en ferait circuler par malveillance.

— Pensez-vous réellement que mes collègues verront d’un bon œil que je m’immisce dans leur cours, où je serai obligée de les contredire pour guider Yue ? Que les autres aspirants auront meilleure opinion d’elle s’ils la voix bénéficier de mon attention exclusive en plus de celle d’un instructeur qu’ils se partagent ?

— Intervenez un minimum, dans ce cas. Pensez-vous être la seule personne qualifiée pour lui enseigner ?

— Vous me demandez de lui faire perdre un temps précieux ! s’emporta-t-elle. J’ai ordre de lui inculquer toutes les notions pratiques que l’exercice de la draconnerie exige en dehors de la voltige. Elle a beaucoup d’avance dans certaines disciplines, beaucoup de retard sur d’autre. Suivre une un entrainement conçu pour des hommes adultes, par des hommes adultes, la ferait stagner, voir régresser. Mon rôle est de faire en sorte qu’elle réussisse ses épreuves de sélection malgré ses lacunes dans un premier temps, puis que ses points forts lui permettent de se spécialiser plus tard, pas de faire taire de faire taire les bruits de couloirs.

— Pourtant, vous le ferez, trancha le général.

Il désigna l’homme de rang indéterminé qui se tenait à sa droite d’un geste vague.

— Mon esclave vous fournira tout ce dont vous aurez besoin pour vous préparer à ce changement au plus vite. Nous ferons le point sur la situation au prochain décan et ajusteront ces mesures au besoin.

— Je ne peux pas opérer de tels changement sans en avertir Mestre Selemeg.

— Avertissez-le comme de devoir. Restez concise, cependant.

Il griffonna sur son écritoire pendant ce qui sembla une éternité, puis reprit.

— En ce qui me concerne, il ne me reste qu’un point à éclaircir relativement à votre éligibilité au titre de draconnière. Yue. Vos esclaves sont-ils lettrés ?

Prise de court, secouée par ce qu’elle venait d’entendre, la fillette répondit d’une voix mal assurée.

— Oui, Mon Général.

— Qu’en est-il de vous ?

— Pardon ?

— Où en est votre instruction ? En savez-vous autant qu’eux ?

L’ombre d’une déduction heurta Yue face à l’enchainement de ces deux questions. Elles lui firent subitement l’effet d’un coup bas, d’une injustice qui lui souleva le cœur au point donner la nausée. L’indignation la suffoquait. Elle ouvrit la bouche sans qu’aucun son ni aucun souffle ne s’en échappe.

— Yue, la pressa Rëvika.

— Je… je sais naviguer dans le ciel dessiner des cartes. Je connais les noms des étoiles et je sais prévoir les orages. Je sais faire des comptes, je sais convertir des monnaies, je sais composer un bestiaire... Je parle correctement trois langues. Quatre, avec le signe. Je sais harnacher un dragon. Je sais beaucoup plus de choses que beaucoup d’adultes. Et ce que je sais pas encore, je fais des efforts pour l’apprendre. Je suis loin d’être stupide ou incapable de me faire comprendre… juste… quand j’essaie de lire ou d’écrire, les lettres… se mélangent dans ma tête. J’ai beaucoup de mal à le faire correctement. Et aussi, j’ai que onze ans. Mes esclaves ont quinze et seize ans et contrairement à moi, ils sont allés à l’école quand ils étaient petits. Ils savent mieux que moi, tous les deux. Ils m’aident parfois à corriger mon orthographe et à lire des livres compliqués. Pour le reste, je me débrouille toute seule. Je serais une bonne draconnière, avec ou sans eux !

L’information fit l’entement son chemin dans l’esprit de chacun tandis que la gorge de Yue se nouait au point qu’elle dut inspirer par le nez pour ne pas étouffer.

— Puissiez-vous avoir raison, lui souhaita Hutehn sans réelle empathie. Néanmoins, vous voudrez bien vous soumettre à une courte enquête. Vous y conformer et en sortir blanchie ne pourras que vous être profitable.

Yue en doutait. Cela dut se voir, car le général poursuivit.

— Que vous aspiriez à un poste de commandement ou à une place au sein de force spéciale, vos détracteurs seront nombreux. N’aspirez pas à un parcours sans embuche et vierge de procédure si vous avez de l’ambition. Cette leçon vous sera profitable.

— Je ferais le nécessaire, promit Yue sans enthousiasme.

— Mon général, intervint Rëvika. Beaucoup de recrues et d’aspirants n’ont qu’une maîtrise rudimentaire des lettres, ou ne savent vraiment écrire que dans leur langue d’origine. Allez-vous aussi enquêter sur ceux-là ? Et pourquoi insister à ce point sur ce que Yue doit faire pour légitimer sa présence au lieu des excuses qui lui sont dues

— Commandant Klalade. Il me semble qu’un officier en probation devrait mieux peser ses mots que vous ne le faites. Je vous invite à prendre congé avant que je ne sois tenté de qualifier votre insolence d’insubordination. Vous et votre élève êtes libre.

L’esclave resté immobile jusque-là s’anima subitement. Il ouvrit grand le lourd battant de bois sculpté qui scellait leur huis clos, invitant un courant d’air traversant que Yue trouva singulièrement irritant. Le commandant ne se décidait pas à bouger.

– Un problème, Vivi ? la railla ouvertement Regò.

N’y tenant plus, Yue pris l’initie de saluer la première, puis se hâta vers la sortie, déterminée à ne pas s’arrêter ni se retourner avant d’avoir regagné le gymnase décrépit qu’elle n’aurait jamais voulu quitter.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0