81.3

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Le commandant tarda à la rejoindre, ce dont la fillette n’eut pas l’idée de se plaindre une seconde fois. Il leur avait fallu du temps et de la distance pour se recomposer, chacune à leur façon, chacune à leur rythme. Il aurait sans doute fallu un quart d’heure supplémentaire à Yue pour tout à fait revenir à elle. Trop tard. Rëvika se tenait dans l’embrasure dans la porte ébréchée, la couvant d’un œil réprobateur, un œil qui critiquait son inactivité. Yue s’attendit à un ordre, voire à une réprimande.

— Tu as le reste de ta journée.

Sa surprise fut immense lorsque le sens de ces mots la heurta. Elle se leva du coin d’ombre au creux duquel elle s’était prostrée pour mieux faire face à sa supérieure, détecter une éventuelle trace de sarcasme dans son regard. Rien.

— Pourquoi j’aurais ma journée ? se méfia-t-elle.

— Parce que je viens de ta la donner.

— Pourquoi vous me la donnez ?

— Parce que je n’ai pas la force de m’occuper de toi dans ton état et que j’ai besoin de sortir de la caserne ; changer de tenue, voir des civils, avoir une conversation avec un adulte que je n’ai pas envie d’égorger…

— Alors… je fais ce que je veux jusqu’à ce soir ? J’ai le droit de m’entrainer seule ?

— Uhm… Non. Pardon d’être honnête, mais tu es incapable de respecter tes limites. Sans supervision, tu risques de te blesser. Tu as le choix entre te reposer ou…

Rëvika s’enfonça dans le gymnase poussiéreux, réduisant à trois pas la distance qui les séparait, puis tendit un lui tendit un pli.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une permission de sortie. Gal me l’a confié pour toi il y a un moment. J’avais pour consigne de te la remettre un jour si je jugeais utile de te récompenser ou de ou de te réconforter. Tu as l’air d’avoir besoin de réconfort.

Sceptique, Yue s’empara du feuillet, le déploya, et se sentit assaillie par la quantité vertigineuse de mots qui s’y serrait.

— Tu n’es pas obligée de t’en servir aujourd’hui mais sache qu’il n’est valable que pour une sortie de moins de six heures et au sein de l’enceinte élargie d’Haye-Nan. Tu dois être accompagnée, être rentrée avant le coucher du soleil et donner ton itinéraire prévisionnel à la loge avant de mettre le nez dehors. Quoi que tu fasses, fais attention à toi.

Son départ mit fin à la conversation. En un instant, Yue fut seule. Encore. Tout avait changé, pourtant.

Premièrement, Rëvika Klalade venait de franchir une limite ; limite dont elle ignorait l’existence, certes, mais qui risquait de sévèrement compromettre son image d’autorité aux yeux de Yue. Sa prétention à lui apporter du réconfort, l’aveu de faiblesse que constituait l’ajournement de leur session d’entrainement, son accès de familiarité… Yue ne se considérait plus comme une enfant, malgré son âge. Pourtant, sa supérieure venait de la traiter en petite fille fragile plutôt qu’en aspirante appliquée.

Encore une qui finira par se prendre pour ma mère…

Deuxièmement, l’officier le plus gradé de sa caserne la prenait pour une idiote doublée d’une tricheuse : croyance qui risquait de se répandre vite du fait de l’aveu de son illettrisme. À l’image de sa réputation précaire, son quotidien changerait sous peu drastiquement, sans doute pour le pire. Mestre Makara en l’apprendrait plus tôt que tard… À quel point serait-il déçu qu’elle ait échoué à combler ou cacher cette faiblesse ? Arrêterait-il tout à fait de s’occuper d’elle, cette fois-ci ?

Troisièmement, Io Ruh.

Avec le recul, au regard de l’heure écoulée, ce problème aurait pu paraitre ridiculement insignifiant à Yue, malgré quoi, il lui paraissait plus grave que jamais. Le sentiment d’échec et d’humiliation qui lui acidifiait la bile ne se dissiperait lorsqu’elle regagnera ses quartiers. Il lui resterait indéfiniment en travers de la gorge, l’empêcherai de manger, de dormir, de penser !

Une permission de sortie…

Yue fit glisser le feuillet sous ses doigts. Ce document compliquait sa situation. La liberté qu’il lui conférait l’empêchait de refuser l’invitation de dame Ye Sol en toute bonne foi. Aurait-elle à mentir ? À assumer son déclin ? S’imposé des mondanités auxquelles elle n’avait pas la tête ?

Le choix qu’elle avait imposé à Io Ruh quelques heures plutôt lui parut subitement bien difficile à faire. Elle s’en voulu d’avoir alourdi ce fardeau d’une punition.

Le baron, son ancien tuteur, lui avait souvent répété qu’un Mestre digne de ce nom ne devait jamais s’abaisser à présenter des excuses à un esclave, que l’exercice de l’autorité parfaite ne s’articulait qu’autour de la sanction et de la récompense. Il avançait aussi qu’un privilège établi ne saurait être qualifié de récompense, de la même façon que le labeur quotidien, même pénible, ne constituait pas une sanction.

Yue reprit sa position assise, épuisée d’avance par un effort de réflexion qui menaçait de se prolonger longtemps.

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