84.2

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L’orage qui menaçait d’éclater depuis bientôt deux jours se décida qu’à l’heure où l’attelage envoyé par les Qilin pour escorter Yue fit halte devant la draconnerie.

— La demoiselle a un parapluie ? s’inquiéta le gardien qui tenait la porte ouverte. J’en ai à la loge, si jamais.

— Merci, Monsieur Qim, mais ça ira. Si l’eau pouvait me faire du mal, je serais morte hier.

Insouciante, elle traversa la rue pour gagner la voiture, suivie de près par sa servante qui, visiblement moins sereine, relevait les pans de la robe supérieur de sa mestresse pour na pas la laisser prendre l’eau.

L’habitacle s’avéra suffisamment étanche pour les maintenir au sec durant tout le voyage. Pour avoir connu le pire des conditions de voyage au cours de sa vie itinérante, Tue appréciait les véhicules de bonne facture. Qui plus est, le baron lui avait appris qu’une maison respectable soignait ses attelages autant que ses salons, surtout au moment de les présenter à un invité. Cela confortait Yue dans l’idée que Ye Sol Qilin leur réservait un accueil chaleureux.

Loin se montrer aussi sereine et optimise, Io Ruh s’étranglait les doigts à s’en faire blanchir les jointures et fixait le plafond l’air de craindre qu’il ne s’effondrât sur elle. Heureusement, le trajet fut court, le manoir de ville de ville des Qilin se situant qu’à vingt minutes de route de leur caserne.

Une légion de serviteurs les attendaient aux portes de la demeure, qui s’empressèrent de d’organiser leur descente. L’un déroula un long tapis de fibres tressées jusqu’à leur pieds pour leur évité de glisser sur la chaussé, quatre autres déplièrent une immense parapluie au-dessus d’elles, assez grand pour abriter dix hommes. Ironiquement, les porteurs de la structure ne pouvaient qu’être trempés. Malgré le vent qui leur compliquait la tâche, ils tirent bon de l’entrée principale et de portique en portique jusqu’au seuil de la résidence.

Contrairement aux bâtiments austères de la draconnerie, ceux qui composaient le manoir qilin criaient aisance et amour de l’art. Chaque élément d’architecture était prétexte à une peinture, gravure dorure, ou autre ornement, le tout assorti avec goût, d’autant que Yue put en juger.

À mesure que les quartiers de dame Ye Sol approchait, de splendides fleurs poussaient dans les vases peints et de hauts arbustes finement taillés prenaient envahirent l’espace de leur branche. La senteur herbacée que produisait la rencontre de ces essences n’étaient pas sans rappeler celle du bouquet aromatique envoyée par leur hôte. Quant à la chambre, elle s’avéra plus luxuriante que le mieux tenu des jardins d’intérieur. En plus de sol, des étagères et des meubles, d’innombrables pots suspendus laissaient décorait les hauteurs de la pièce. Les fleurs poussaient jusque dans les longs cheveux noirs de dame Ye Sol.

La cadette des Qilin avait le visage long et les yeux grands, de fines lèvres rouges façonnées en perpétuel sourire qui lui donnait l’air gentil et calme. Sa mise était simple : une robe rose de coupe modeste réhaussée de broderies à peine plus claires en finition des bords assortis à quelques accessoires peu extravagants.

À l’inverse, la servante qui tenait sa revêtait la même robe prune que certaines domestiques croisées plus tôt, à cela près que ses manches, plus longues et plus amples, étaient de brocard et non de coton. Plusieurs épingles finement ouvragées ornaient sa coiffure, parure que de long pendant d’oreille et un jeu de bague complétaient. Si leurs postures avaient été différentes, Yue aurait pu confondre mestresse et esclave.

Suivant les recommandations du baron, Io Ruh ne portait jamais d’autres bijoux que sa marque, surtout pas au niveau de ses mains. Ses vêtements se voulaient sobre, résistants et pratique avant d’être élégants, ce qui ne les empêchaient pas d’être seyants. N’aurait-elle pas voulu avoir quelques belles choses superflues à ajouter à sa tenue en ce jour ? Comparée à Ye Sol Qilin, Yue n’incarnait-elle pas effectivement une figure d’autorité trop austère ?

Au lieu de saluer son hôte à la façon d’une enfant s’adressant une adulte ou une noble à son égale, Yue décida de faire valoir son statut militaire contre celui de civil. Les yeux déjà immenses de Ye Sol s’arrondirent en la voyant superposer ses points fermés et les avancer en inclinant légèrement la tête, geste de l’épéiste qui présente son épée au seigneur qu’il jure de défendre, et le monarque au peuple qu’il s’engage à protéger. La cadette des Qilin salua d’une révérence droite, les doigts de la main droite posés sur le menton en signe de gratitude.

— Je vous dois des excuses. Je n’imaginais pas que vous puissiez appartenir à un corps d’armée, j’ai peur d’avoir organisée une rencontre bien peu appropriée. Je n’ai que du thé et des pâtisseries sucrés à vous offrir. Si vous me faites l’honneur de revenir dans ma maison dans le future, je promets de mettre des aliments plus sains à votre disposition.

— Je suis obligée de manger sain tous les jours, alors je suis contente de pouvoir manger différemment, aujourd’hui. Ne vous excusez surtout pas.

Le soulagement accentua le sourire naturel de Ye Sol.

— Vous voudrez bien prendre place, dans ce cas.

Une grande table les attendait, aussi joliment dressée qu’un bouquet de fleur, mais sous laquelle n’attendaient que deux chaises.

— Est-ce qu’il ne manque pas au moins deux couverts ?

Le ton de Yue fut plus rude qu’escompté. Néanmoins, son hôte répliqua sans mauvais sentiments.

— J’ai pensé que nous pourrions rester entre nous pour laisser aux anciennes amies leur intimité. Leurs couverts sont mis dans la chambre voisine. Nous les déplacerons si vous tenez à ce que votre esclave reste à vos côtés.

— Oh… Inutile.

Un sentiment de déception profonde s’était substitué à l’angoisse de Io Ruh. Elle ne s’était pas attendue à ce que Ye Sol Qilin lui saute dans les bras, certes, mais de l’ignorer purement et simplement ?

— Quelle tête tu fais, mais pauvre petite Ruruh. Je vais finir par croire que tu n’es pas heureuse de me revoir.

Ma Han s’affala sur un divan et désigna la place près d’elle.

— Détends-toi. Ici, les murs sont épais et les sièges sont moelleux. Tu aimes toujours le gâteau au miel ? J’ai demandé aux cuisiniers d’en faire spécialement pour toi !

Ce ton enjoué, presque railleur, aiguillonnait la mémoire de Io Ruh bien plus que le visage de son amie d’enfance. Combien de fois ce babil avait-il tenu leur dortoir éveillé toute la nuit ? Et à quel prix ?

— Non, vraiment, tu n’as pas bonne mine… persista Ma Han. Viens t’assoir, prend un peu de thé. Dame Ye Sol l’a préparé elle-même. Ensuite, tu me raconteras tes petits malheurs.

Io Ruh reçu la tasse des deux mains et prit sa place, mais ne but que bout des lèvres.

— Tu ne dois pas t’amuser tous les jours avec une mestresse aussi stricte. J’espère qu’elle ne te maltraite pas trop.

— Quoi que j’aie pu dire avant, ma mestresse me témoigne toujours beaucoup de gentillesse, s’empressa de clarifier Io Ruh. Je n’aurais aucun reproche à lui faire sans mauvaise foi. Si elle peut paraitre intimidante, elle n’en est pas moins généreuse et est attentionnée.

— Ne te sens pas obligée de la louer à ce point, rit Ma Han. Je te l’ai dit, les murs sont épais. Personne ne nous entend. Tu ne seras pas réprimandée si tu dis du mal d’elle, ni recomposée si tu lui chante des odes.

— Je ne dis pas cela par peur ou par complaisance. Ma mestresse est vraiment telle que je te la décris.

— Oui, si tu insistes… J’imagine qu’elle est toujours meilleure qu’un vieux veuf dégoutant. Tu te souviens, Me Tok, le boucher qui livrait de la viande à l’école tous les décans ? Il racontait partout qu’il économisait pour s’acheter l’une de nous et en faire sa concubine. Les grandes inventaient des histoires horribles à son sujet pour nous terrifier, comme si l’idée de lui appartenir ne faisait pas déjà assez peur ! J’ai entendu dire qu’il avait fini par réunir assez pour s’offrir quelqu’un l’année dernière. Heureusement que j’ai pris la marque de ma dame à un jeune âge.

Io Ruh força un sourire qui lui acidifia les muscles du visage.

— Heureusement, oui.

Ma Han fit presque seule toute la conversation, faisant toutes les questions et la moitié des réponses. Io Ruh ne se détendit jamais tout à fait.

Son ancienne camarade semblait très au fait de tout ce qui composait la vie mondaine à Haye-Nan. Chaque grand nom lui évoquait une petite histoire, souvent scabreuse. Ses commérages n’épargnaient pas sa propre maison. Elle évoqua sans gêne les dettes de jeu, les excès de boisson, les tromperies et autres discordes que ses mestres cumulaient.

Les noms de leurs anciennes camarades lui revenaient aussi beaucoup à la bouche. Ma Han avait repris contact avec toutes celles qui servaient à la capitale et prenait plaisir à commenter leurs situations respectives, soit avec envie, soit avec condescendance. Io Ruh comprit vite que renouer d'anciens liens de l'intéressait pas tant que de collectionner de nouveaux ragots.

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