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Enfant, Io Ruh avait eu de mal à se faire un entourage. Son obéissance trop scrupuleuse l’avait tenue à l’écart de tous les amusement des élèves de son âge. Là où les autres profitaient de la moindre relâche de surveillance pour bavarder et rire, elle suivait à la lettre les règles établies : ne parler ni à table, ni dans les rangs, ni dans les chambres, ne pas courir ou sauter en dehors des heures consacrée à l’exercice physique, ne pas marcher hors des chemins, ne pas franchir de porte close… L’usage qu’elle avait aimé à faire de son temps libre était resté en accord avec les recommandations de ses éducateurs : renforcer des connaissances, cultiver des talents, produire du bien… l’art de la conversation étant bien moins valorisé que les autres, le vocabulaire de Io Ruh s’était longtemps résumé à des formules de politesses et à leurs traductions. Ma Han avait été la première à lui parler vraiment.

Toutes deux avaient été placées sous la tutelle d’une élève plus âgées pour effectuer quelques ménages rémunérés dans les environs pendant un décan. À la fin de leur apprentissage, il leur avait été demandé de composer une lettre de remerciement à l’adresse de leur mentor. Io Ruh ne se souvenait encore vivement du sentiment de dénuement que cette situation lui avait fait ressentir. La créativité lui faisait alors si sévèrement défaut qu’elle ne savait vraiment écrire que sous la dictée : d’une belle écriture, certes, mais peu inspirée.

Ma Han avait si bien pris les devants pour cet exercice que Io Ruh n’avait finalement eut qu’à s’occuper la calligraphie : le plaisir sans la peine. Ç’avait été le commencement d’une amitié improbablement, compte tenu de la popularité dont jouissait Ma Han en parallèle : popularité grâce à laquelle Io Ruh avait noué presque tous ses autres liens de canarderie. Pourquoi Io Ruh ne parvenait-elle pas à ressusciter le sentiment d’accomplissement que cela lui avait conféré à l’époque ? Pourquoi n’arrivait-elle pas à trouver du réconfort dans le sourire inchangé de sa première amie ? À penser à autre chose que les inconvénients de leur proximité passé ? Les heures de sommeil perdues, les corvées bâclées sanctionnées, les remontrances pour inattention… Et cette image, la dernière : l’attelage des Qilin s’éloignant d’elle, emportant celle qu’elle avait considéré comme sa mestresse, ainsi que celle qu’elle avait considéré comme son amie.

Pas un aurevoir. Pas une lettre. Deux ans encore à attendre et à craindre que le boucher ne vienne l’acheter pour en faire sa concubine.

— Ta mestresse serait-elle d’accord pour que je t’offre un cadeau ? proposa subitement Ma Han.

Io Ruh se rendit compte qu’elle ne l’écoutait presque plus depuis plusieurs minutes et rougit de son impolitesse. Elle avala une gorgée de thé malgré les protestations de sa gorge nouée pour se redonner contenance.

— Je ne saurais parler en son nom. Une telle question doit lui être posée à elle.

— Ne sois pas si formelle ! Nous connaissons tous assez bien nos mestres pour nous faire une idée de ce qu’ils pensent. Je ne veux pas te mettre dans une position délicate. Si je dois passer par elle pour t’offrir un cadeau, je le ferais, mais pas si elle doit te le confisquer juste après ou te faire la leçon.

— Ma mestresse ne m’a jamais rien confisqué, ni réprimandé sans raison valable, s’offusqua Io Ruh.

— Il n’y a aucun problème, donc ? conclut Ma Han d’un ton presque moqueur.

Levée d’un bond, elle alla tirer d’une armoire une petite cassette en bois de rose. La vaisselle fut repoussée sans ménagement pour lui aménager une place sur leur table étroite.

— Voilà pour toi ! À la minute où j’ai su que nous allions nous revoir, j’ai tout de suite penser qu’il fallait que tu aies ce coffret. Je suis sûre qu’il va te plaire !

— Je te remercie, mais il faut tout de même que je passe par ma mestresse pour le recevoir. En définitive, même à ma disposition exclusive, c’est à elle que cela appartiendra.

— Je sais, je sais, mais tu peux bien l’ouvrir, non ?

Io Ruh le pouvait, oui. Inexplicablement, une part d’elle ne le voulait pas ; une part rongée mauvais pressentiment qu’elle refusait d’interroger, comme celui qui l’avait poussé à exagéré la sévérité de sa mestresse. Pour ne pas répéter une erreur qui lui pesait encore, elle dut se faire violence. Le coffret ne contenait probablement qu’un assortiment de pinceaux ou une pierre à encre, sa passion pour la calligraphie étant une des seules choses dont Ma Han pouvait être sûre.

Le fermoir crissa, les gongs grincèrent, et les traits de Io Ruh s’affaissèrent.

Du fil.

Des bobines de fils colorés et irisés, étroitement serrées sur une petite pile de carrés de soie, le tout complété par un assortiment de ciseaux, aiguilles et autres dés à coudre qui sentaient à la fois le neuf et le renfermé.

— Alors ? Qu’en penses-tu ?

— Je… je suis confuse. Je me demande en quoi un nécessaire de broderie a pu te faire penser à moi.

— Tu te le demandes ? Tu avais tellement de mouchoirs brodés, à l’époque ! Tu m’en as même offert un avec les caractères Nature Bienfaisante que tu avais brodé avec tes propres cheveux le jour de mon départ.

Un étourdissement fit vaciller Io Ruh, qui en croyait à peine ses oreilles.

— Je n’ai jamais maitrisé que quelques points de broderie rudimentaires. J’avais horreur des travaux d’aiguille, j’y passais du temps pour m’améliorer malgré moi. Je ne brodais que des caractères, en fil noir sur du coton blanc, dans l’espoir que ma passion pour la calligraphie m’aide à surmonter mon aversion. J’utilisais mes cheveux quand je n’avais plus de fil à disposition. Je me souviens parfaitement du mouchoir dont tu parles. Il était destiné à dame Ye Sol. Je te l’avais confié pour que tu le lui donne de ma part quand j’ai su qu’elle t’achetait. Nature Bienfaisante, car elle faisait le bien sans effort et que la nature la rendait heureuse. Je ne savais pas broder de jolies fleurs, alors je…

Un soupir bruyant l’interrompit.

— Tu me parles d’une histoire vieille de quatre ans ! Inutile de t’emporter pour un détail. Que ce mouchoir ait été pour moi ou pour ma mestresse, quelle différence ? Tu dis toi-même que nous ne possédons rien, non ? Et pout la broderie, comment voulais-tu que je devine que tu la pratiquais malgré toi ? Tu me disais à peine dix mots par jours. Tu devrais me remercier d’avoir au moins pensé à toi, au lieu de chercher des raisons de me faire des reproches.

La gorge déjà obstruée de Io Ruh se serra au point de ne plus laisser passer l’air. L’odeur étouffante du bois de santal dont un bâton brulait près d’elle l’irrita jusqu’au fond des poumons lorsqu’elle fut contrainte d’inspirer par le nez pour ne pas étouffer.

— Je te présente mes excuses, Ma Han, ânonna-t-elle. Je n’avais pas l’intention de te contrarier. Tu es bonne d’avoir voulu me faire un cadeau, mais je ne le mérite pas. Qui plus est, je me sens nauséeuse. Je ferais mieux d’aller prendre l’air.

Sans attendre l’aval de son hôte, Io Ruh vida son siège, exécuta une révérence et s’esquiva.

La pluie tombait drue sur la cour intérieure de dame Ye Sol. Assourdie par l’intempérie, Io Ruh, aveuglée par le mucus, elle dégorgea un jet frelaté de thé au jasmin, de gâteau au miel et de bile.

Prendre le thé avec la cadette des Qilin s’avérait plus facile qu’escompté pour Yue. Leur différence d’âge et d’éducation s’était laissée surmontée sans en avoir l’air. Au fil de leur conversation, elles s’étaient même découvertes un intérêt commun pour la composition florale. Yue affectionnait les plantes sauvages et les bouquets bigarré né d’approches empirique ; Ye Sol se souciait de symbolique et d’harmonie des parfums. Leurs approches respectives les intéressaient mutuellement, aussi avaient-elles entrepris de se mettre d’accord sur quelles fleurs placer dans un vase de la chambre laissé vide par des anémones fanées l’avant-veille. Cette activité les aida à faire plus ample connaissance.

Ye Sol expliqua d’abord à Yue que son initiative de transformer sa chambre en jardin botanique découlait du handicap que constituait sa santé fragile. Une maladie touchait ses muscles, lui interdisant les longues marches et efforts intenses. Pour ne pas perdre le moral les jours où ses forces ne pouvaient la porter que sur quelques pas, elle s’était donnée les moyens de veiller quotidiennement sur ses plants préférés sans beaucoup d’éloigner de son lit.

Son inclinaison pour le monde végétal lui était innée, de ses propres dire, et son rêve de toujours consistait à la première Maison de Collection entièrement consacrée au chimères végétales. Dans cette optique, elle étudiait les sciences naturelles et arcaniques assidument depuis des premiers pas dans l’herbe.

Yue lui enviait son ambition et sa sérénité, elle peinait à voir plus loin que le lendemain, qui craignait sans cesse que son ciel ne s’effondre une énième fois sur le peu qui lui restait…

Quant à Ye Sol, qui avait vu peu de pays les récits de voyage de Yue la ravirent autant que ceux de ses prouesse artistiques et athlétique la sidérèrent.

— Vous semblez avec vécu plusieurs vies en moins de temps que n’a duré la mienne. N’êtes vous jamais étourdie par ce quotidien si effréné ?

Une traduction fut nécessaire. Les progrès de Yue en xe-en n’étaient pas tels qu’elles comprenaient des termes dont le sens lui échappait ponctuellement en Réel.

— Je suis… un peu fatiguée, parfois, avoua-t-elle ensuite. Je voudrais pouvoir rentrer chez moi et parler à mon…

Le mot père lui venait. Sa propre confusion la troubla. Celui de tuteur le supplanta momentanément, à peu moins faux que le précédent, faux en dépit de tout. Pourquoi ceux de mécène ou de gestionnaire de bien refusaient de se présenter à sa mémoire ?

— J’aimerais rentrer sur les terres de Mestre Makara, reformula-t-elle.

— Ne pouvez-vous pas ?

— Pas pour le moment, non. Si j’avais été plus sage, j’aurais eu droit à plus, mais je suis…

La liste des reproches que le baron faisait ordinairement à son caractère – indisciplinée, inintelligente, inconséquente – manquait aussi à son vocabulaire, sans doute pour le mieux.

— … moi, conclut-elle. Alors je vais devoir attendre au moins quatre ans encore.

— Ne pouvez-vous pas vous excuser ? Les aînés se laissent parfois aveuglé par leur fierté, mais une preuve d’humilité peut beaucoup pour leur ouvrir les yeux.

— Il est un peu tard pour ça. Les morts sont morts, ils ne peuvent pas pardonner.

Ye Sol faillit tailler dans son gant au lieu de la tige que visait son sécateur.

— Je… J’ai le sentiment que ce sujet vous bouleverse. Je regrette de l’avoir abordé si légèrement. Changeons de conversation, j’aimerais vous voir sourire au moins une fois aujourd’hui.

Au moins une fois ? Yue souriait-elle si peu, elle qui s’entendait dire à longueur de journée que son visage était trop expressif ?

— Vous ne m’avez pas encore dit ce que vous pensiez de mes desserts. Sont-ils à votre goût ?

— Ils le sont. Merci.

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