88.3

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Fascinant.

Bien d’autres adjectifs seraient venus à Bard avant celui-ci pour décrire le monde qui menaçait subitement de s’écrouler sous lui. Sa vie entière reposait sur l’infime probabilité que Yue ne manifeste jamais aucun trait fabuleux de façon irréfutable. Son physique atypique, son immunité à la plupart des maladies courantes, l’odeur si particulière qui lui collait à la peau… tout cela pouvait passer pour hasard de la génétique ; une affinité avec les astres, beaucoup moins. Quant au fait de manipuler des arcanes spontanément et inconsciemment, aucun humain ne pouvait s’en vanter.

— Allez-vous… allez-vous raconter cette anecdote a beaucoup d’autres personnes ? s’enquit prudemment Bard.

— Beaucoup, non. L’expérience m’a appris à ne pas parler de n’importe quoi à n’importe qui.

Xhoga arracha une page de son carnet pour la lui tendre. Bard s’en saisit machinalement, incapable de décider qu’en faire. Le document ne ressemblait en rien au rapport propre et structuré que le professeur lui avait remis au terme de leur première consultation. L’écriture manquait de lisibilité, déformé par une sorte de hâte. Raccourcis et abréviation s’y mêlaient. Yue peinait déjà à lire les caractères d’imprimerie, ce texte lui serait probablement indéchiffrable.

— Tu vas devoir rester ici jusqu’à ce que ta mestresse vienne te chercher, reprit Xhoga a un volume sonore normal. Je n’ai pas pensé à lui demander sa signature pour te laisser partir avant. Vu l’état dans lequel elle t’a déposé, je pensais avoir à remplir un autre genre de formulaire d’ici à la fin de la journée.

— Je… comprends, balbutia Bard.

Le professeur quitta la pièce l’air de rien. Bard se retrouva seul, assis sur une table d’examen dont il n’était pas sûr d’avoir le droit de se lever, sans rien à faire d’autre que contempler l’horreur de sa situation : il venait de frôler la mort pour la seconde fois et n’en gardait aucun souvenir. L’illusion sur laquelle sa maison au complet maintenait un équilibre précaire risquait de s’effondrer du fait de sa guérison miraculeuse. Quel serait la réaction de Yue ? Bard aurait-il seulement le courage de lui parler, cette fois-ci ?

La porte se rouvrit dans un cliquetis qui le fit sursauter. En place du professeur Xhoga, un homme bien plus jeune se tenait dans l’embrasure.

— Tu es Bard ?

— Je… Oui.

— Je suis l’assistant du professeur Xhoga. Il m’a demandé de te conduire à l’aire de repos. Suis-moi.

Soulagé de ne pas avoir à attendre sur place à la façon d’un chien attaché à un piquet, Bard se leva de bonne grâce. Ses jambes le soutenait encore mal. Le trajet lui laissa le souffle court et les sens engourdis, mais aussi un sentiment d’accomplissement ; ses forces lui revenait finalement assez vite pour une personne dont le pronostic vital était menacé quelques heures plus tôt.

La pièce qui s’offrait à lui se découpait en plusieurs petits espaces intimistes, structurés par des tables rondes ou des cercles de fauteuils. On eut dit une taverne de jeux, l’odeur d’alcool en moins. L’atmosphère y était douce, tempérée par tout un mur de paroi ouvertes, donnant sur un bout de nature luxuriant et parfumé. À cette heure matinale, les lieux n’accueillaient encore presque personne, ce qui ne fut pas pour lui déplaire.

— Le jardin est plutôt agréable tant qu’il ne fait pas trop chaud, lui apprit l’assistant. Tu peux y emmener des livres, si tu veux. La bibliothèque est au fond du couloir. Tu devrais y trouver de quoi t’occuper. En cas de besoin, n’hésite pas à demander de l’aide.

Une nouvelle fois, Bard se retrouva seul et passablement confus. Il trouvait étrange d’avoir ainsi été encouragé feuilleter des livres pour passer le temps. Peu d’esclaves pouvaient s’en vanter. L’instruction demeurait le privilège des libres. Tout ce que Bard avait la chance de lire lui venait de sa mestresse, jusqu’à sa correspondance privée, qui devait passer pas ses mains à elle avant qu’il ne pût la consulter.

Yue n’accordait pas d’importance particulière à ce genre de convenance. Elle ne l’observait que par habitude, pour y avoir été initiée par le baron. S’imposer plus de responsabilités que nécessaire l’intéressait pas outre-mesure.

Bard repensa subitement à la note que lui avait confié le professeur. Il y avait promené son regard sans vraiment la lire, convaincu de n’avoir qu’à la remettre à Yue sans se soucier de son contenu. Il ne s’agissait pourtant pas d’un document officiel, sans quoi, le professeur Xhoga l’aurait souligné : ou mieux, il l’aurait remis à la première concernée au moment venu. Bard tira le pli de sa poche, encore réticent ; lutter contre l’idée si bien renforcée par Mestre Makara que plus rien ne lui appartenait pouvait s’avérer difficile.

Il lut la note d’une traite, presque trop vite pour vraiment la comprendre, mais assez attentivement pour que la nature du texte lui fût révélée. Il s’agissait d’une liste d’ouvrages traitant d’arcanes et de médecine.

Bard crut deviner que la consigne du professeur s’appliquait encore : lire entre les lignes ; pas seulement celle de son anecdote, mais aussi de cette liste.

Personne ne trouverait suspect qu’il se renseignât sur un sujet qui touchait à sa propre condition pendant les longues heures qu’il aurait à attendre sa mestresse. Une information que le professeur préférait éviter de lui donner de vive voix devait se trouver entre les pages qu’il lui recommandait de lire.

Les livres s’étaient vite entassés autour de lui, ceux de sa liste, mais aussi tous ceux qu’il avait jugé susceptible de l’aider à faire sens de leur contenu. Le professeur Xhoga avait peut-être surestimé son niveau d’instruction. Il n’avait étudié que jusqu’à ses treize ans : dans des écoles prestigieuses, certes, mais sans véritable enthousiasme ni beaucoup de sérieux.

Avec le recul, il regrettait sa légèreté passée. Apprendre lui plaisait finalement plus que la plupart des loisirs auxquels il s’était essayé. Il en oubliait presque la gravité de la situation qui l’occupait.

— Bard.

Il leva les yeux de sa page.

— Io Ruh ? Tu es là depuis longtemps ?

— J’arrive tout juste. La mestresse m’a parlé de ce qui s’est passé ce matin et m’a demandé de prendre de te nouvelles à la mi-journée. Je suis heureuse de constater que tu portes bien. J’ai apporté de quoi déjeuner. Veux-tu que nous passion à table ?

— Je… je te remercie, mais…

— S’il te plait, l’interrompit-elle. Il faut que nous discutions. Je crois… Il me semble… je sais que c’est inapproprié mais nous devrions parler de notre mestresse. J’ai peur qu’elle… qu’elle et que notre maison courent un certain risque, actuellement.

— Quoi ? Tu sais déjà ?

Io Ruh se renfrogna.

— Je sais ce que j’ai à te dire mais… toi, de quoi parles-tu ?

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