94.2

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Un haut paquet rectangulaire trônait en évidence sur le comptoir de la loge, dont Yue détaillait le revêtement satiné en attendant le retour du gardien. L’objet lui évoquait un souvenir intangible.

Coupant court à ses divagations, monsieur Qim sortit de son arrière-salle, registre en main, prêt à référencer les lettres dont elle venait demander l’envoi.

— Nous avons donc une lettre pour le manoir ducal et une pour celui des Qilin, récapitula-t-il.

Il étala les deux enveloppes sur son comptoir pour recopier les informations destinataires.

— L’écriture de la petite demoiselle s’est bien améliorée depuis son arrivée. Ses caractères sont bien plus réguliers. Avec de l’encre un peu plus diluée, vous serez encore plus à l’aise, je pense.

Yue se tut, plus embarrassé par ses lacunes qu’heureuse de les voir se résorber. Cependant, elle crut important de rectifier :

— Je suis la Première Mestresse de ma Maison. Je sais que je n’ai pas encore l’âge, mais vous devriez m’appeler dame, pas demoiselle. Encore moins petite demoiselle.

L’expression naturellement joviale du gardien s’alourdit d’une sorte de gène, d’un remord qui lui tira les commissures vers le bas. Un silence inconfortable suspendit leur interaction, pendant lequel, à son tour, Yue sentit un regret lui pincer le cœur et lui tordre les traits, lutta contre lui pour ne pas perdre contenance.

— Pardon, dame, fit Monsieur Qim en une inclinaison de tête un peu gauche. Vous pouvez apposer votre marque si tout est en ordre.

Sa voix s’était déparée de toute la chaleur qui la colorait ordinairement. Yue se donna l’air de ne rien remarquer en encrant son tampon, puis en l’appuyant à l’endroit indiquée.

— Merci, s’inclina-t-elle à son tour avant d’amorcer son départ, presque sa fuite.

— Une minute, la retint le gardien. Le paquet est pour vous. Vous devriez le prendre.

Yue reporta son attention sur la boite dont la provenance lui sauta subitement aux yeux. Les motifs arborescents de l’emballage et l’odeur herbacée qui flottait autour ne pouvaient être que la marque de Ye Sol Qilin. Une boucle de tissus dépassait par le bas, qu’elle saisit spontanément, tirant vers elle, puis vers le haut. La paroi coulissa en un frottement de bois poli.

Un bouquet planté se révéla, rare et atypique dans ses formes et ses couleurs. Au centre : un perce-roche, fleur chimérique propre au biome du Leum dont Yue avait appris à aimer l’odeur acide et l’éclat incandescent sur les berges de la baronnie de son ancien tuteur. Des coroles bleus et noires s’épanouissaient autour comme un fond de ciel nuit, renforçant la nostalgie qu’avait Yue des floraisons. Sa gorge se nouait.

Une enveloppe, dont la couleur mauve reconfirmait l’identité de l’expéditeur, logeait au fond de la boite. Yue l’en sortit, hésita à l’ouvrir puis, se rappelant que le gardien l’observait encore, qu’il attendait une seconde signature et que des révisions l’attendait, elle remit ce projet à plus tard.

Elle accusa réception du paquet, le replongea le bouquet dans l’obscurité de son écrin et emporta le tout chez elle.

Une seconde surprise l’attendait sur son palier. La haute silhouette de Ha Nei Oqehn s’adossait à sa porte, les bras croisés dans une attitude d’impatience contenue. Ethalix, dont elle était inséparable, se tenait assise sur la rambarde, le dos contre une colonne et une jambe ballant dans le vide.

— Qu’est-ce que vous faites là ? soupira Yue en les approchant. Vous ne devez pas vous entrainer avec le commandant Klalade, aujourd’hui ?

— Bonjour à toi aussi, grognassa Ethalix.

Ha Nei l’ignora autant que Yue pour en venir au fait :

— J’ai un service à te demander.

Yue haussa un sourcil intrigué, fronça l’autre, confus.

— J’étais en ville, ce matin. Il parait que la maison ducale veut marier son héritier, le petit-fils du gouverneur. Tu es au courant ?

— Non. Pourquoi je le serais ?

— Peut-être parce que t’es littéralement de leur famille, s’interjeta encore Ethalix.

Imperturbable, Ha Nei reprit :

— Mon âge et mon statut social me désignent comme candidate potentielle. Je risque d’être appelé à courir. Je ne pense pas être retenue pour devenir épouse principale, mais il est possible que le duc veuille constituer un harem à son petit-fils. J’ai… d’autres ambitions que celle de devenir l’épouse secondaire de qui que soit. Je pourrais me saboter, mais ce serait un préjudice trop grand à ma famille. Idéalement, il faudrait que quelqu’un puisse convaincre la maison ducale que l’uniforme me va mieux que la robe de mariée. Si tu as l’opportunité d’être cette personne, je te serais reconnaissante d’essayer.

— J’ai pas ce genre d’influence. Personne me demande mon avis sur rien.

— Je te demande seulement d’essayer si tu peux. S’il te plait.

Yue accepta, se figurant que cela ne lui couterait rien, tout en lui permettant d’accéder à sa chambre plus vite.

— Super, conclut Ethalix en bondissant lestement de son perchoir. On peut y aller ? Klalade va nous trucider si on est encore en retard.

Sans attendre d’approbation, elle ouvrit la voie vers les étages inférieurs.

— Je voulais te parler d’autre chose, reprit Ha Nei une fois Ethalix hors de vue. J’ai entendu… des rumeurs, en ville. Il me semble que ton nom est mêlé à quelques histoires désagréables. Tu devrais t’en inquiéter. L’Ordre n’aime pas les scandales.

Yue se renfrogna derechef. Son ancien tuteur l’avait suffisamment prévenu contre les dangers d’une mauvaise réputation pour que la confidence d’Ha Nei l’alarmât.

— Qu’est-ce que tu as entendu, au juste ?

— La servante de ma mère m’a parlé d’une scène étrange dans un magasin de vêtements. Tout serait parti de là. Les détails m’échappent, mais les grandes lignes t’accusent de profiter de la faiblesse d’une jeune dame malade pour lui extorquer des faveurs et des cadeaux. Ce serait les dires de te propre servante.

— Io Ruh ? se récria Yue, incrédule.

— Je ne fait que répété ce que j’ai entendu, ce qui est déjà une faute morale. Une personne de bien n’ébruite pas les rumeurs, d’aucune façon. Je sais aussi que le moment n’est pas idéal. Je ne veux pas te déconcentrer de la présélection, mais je me suis dit qu’il valait mieux que tu sois avertie maintenant qu’à une heure d’une épreuve.

Elle avisa la silhouette d’Ethalix qui lui adressait de grands signes harassés, déjà loin du bâtiment.

— Je dois y aller. Bon courage, Temehn.

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