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Le choix de Ye Sol s’était arrêté sur une robe de jour gris-noire à manches fermées. Une à surrobe en brocart de coton gris-perle s’y superposait, illuminant l’ensemble sans le rendre exubérant. Le col prenait peut-être un rien trop étroitement la gorge pour être tout à fait confortable, mais convenait à la saison. Le relief matte et peu contrasté du motif lui plaisait particulièrement, ainsi que les boutons plats en bois polis ; ils lui avaient donné l’idée d’un pendentif en ébène et d’une épingle à cheveux de même facture. Ces accessoires complimentaient l’ensemble sans lui ôter sa simplicité.

Le cadeau avait visible plu à Io Ruh aussi qui, rassurée d’apprendre que sa mestresse l’avait permis d’avance, s’était fait une joie de passer l’habit, puis de se coiffer avec un peu de coquetterie pour compléter l’essayage. Ye Sol l’y avait aidé avec le renfort d’une autre servante puis, prise au jeu, s’était aussi apprêtée avec un peu plus de soin qu’à l’accoutumé et avait proposé de sortir.

C’était au dernier matin du décan. La clarté du ciel et la douceur du vent promettait une belle journée à toute la ville. Ye Sol ne se sentait pas assez de force pour marcher longtemps, cependant, ce qui l’obligea à demander sa chaise roulante pour la part du trajet qu’il serait impossible de faire en voiture. Io Ruh suffisait à la manœuvrer. Ainsi, elles purent se rendre au salon de poésie sans solliciter domestique qu’un cocher.

Ce fut un agréablement moment de détente. Ye Sol et son invitée entendirent des vers raffinés, virent des calligraphies sublimes et dégustèrent d’excellentes pâtisseries.

— Ye Dai et Ye Gon m’emmenaient souvent ici lorsque j’étais petite, racontait Ye Sol. Il y a un très beau jardin suspendu sur le toit du bâtiment. Je pouvais y passez des heures pendant que mon thé refroidissait à l’intérieur et que mes frères devisaient avec leurs camarades d’étude. Nous n’y sommes plus revenus depuis que Ye Dai… Ye Dai est un peu embarrassé lorsqu’il recroise des connaissances de cette époque.

Les bavardages de Ma Han avait suffisamment éclairé Io Ruh sur les désordres de la famille Qilin pour qu’elle sût tout de suite à quel évènement renvoyait le détour de Ye Sol. Ye Dai Qilin, l’aîné de sa fratrie, avait échoué deux fois à l’examen d’état avant de se retrouver mêler à une sordide histoire de pot-de-vin supposé facilité sa troisième tentative. Depuis, il fuyait la société des érudits et des fonctionnaires pour se mêler à des cercles moins fréquentables. Ye Sol en parlait toujours avec beaucoup d’affection, pourtant, loin de lui reprocher d’abimer l’image de leur famille ou de négliger ses devoirs d’homme.

— Dame Ye Sol doit beaucoup aimer ses frères. Elle a toujours un sourire particulier lorsqu’elle les évoque.

— Comment ne pas aimer ceux qui ont été bons pour moi toute ma vie ? Je ne suis pas aveugle à leurs défauts mais je connais surtout leurs qualités mieux que personne.

— Je suis heureuse que dame Ye Sol ait de si bons frères, dans ce cas. C’est une grande bénédiction que d’être aimé de sa famille et de pouvoir l’aimer un retour.

— Oh, mais tu…

La noble dame se mordilla les lèvres, l’air de vouloir empêcher une parole de les franchir. Io Ruh s’interrogea, sans oser parler non plus. Elle prit une gorger de thé pour noyer sa gêne passagère.

— Quand tu auras fini, jeta subitement Ye Sol, j’aimerais que nous rendions notre table. J’ai un autre endroit à te montrer avant de rentrer.



La maison devant laquelle Ye Sol avait fait arrêter la voiture n’évoquait rien à Io Ruh, sinon l’image type de ce que pouvait être un logement de fonctionnaire assez aisé ou la résidence secondaire d’une petite maison noble. Sur une plaque suspendue au portique se lisait en reliefs dorés sur fond noir, Famille Zahn, Prospérité et Honneur.

Io Ruh trouvait cette bénédiction d’assez mauvais goût. Il eut fallu écrire Honneur et Prospérité, pour inspirer un ordre vertueux des causes et des conséquences. Cette maladresse grossière ne pouvait être le fait d’un érudit ou d’un enfant de grand lignage. L’hypothèse qu’un marchand récemment parvenu en soit l’auteur naissait en elle tandis qu’elle aidait Ye Sol à s’installer dans son fauteuil. Quand bien même elle aurait deviné juste, la raison de leur présence lui échappait toujours.

— Cette maison est celle d’un jeune couple, expliqua Ye Sol une fois bien assise. Ils ne sont pas de la capitale, mais d’un petit hameau rural plus au centre des terres. La dame est d’une famille de céramistes d’assez bonne réputation. L’homme est fils de papetier. Ils se sont hissés au-dessus de leur conditions grâce à une promotion de l’homme au ministère des finances et au gain considérable de la dame a un concours de peinture. Ses œuvres sont demandées. Elle enlumine toute sorte d’objets raffinés. Elle pourrait ouvrir un atelier si elle le voulait. Ils s’intègrent parfaitement à leur nouvelle société malgré leur extraction. Leur vie est confortable. Ils n’en oublient pas d’être filiaux. Une part importante de leur revenu retourne à leurs parents âgés, ainsi leur bonheur fait celui de tout leur entourage.

— Leur histoire est heureuse, reconnut Io Ruh. Pour autant, j’ignore pourquoi dame Ye Sol tenait à me faire voir leur maison pour me la raconter.

— Il y a que… Ao Mun Zahn, le mari ; il n’aurait jamais eu les moyens de finir ses études, puis de payer son droit de participation à l’examen d’état si sa petite sœur, n’avait pas été une jeune personne talentueuse et gentille. Un noble étranger a déboursé une somme conséquente pour l’attacher à sa protégée il y a plus de deux ans. Je suis persuadée que le bonheur du fonctionnaire Ao Mun ne sera vraiment complet que je le jour où il saura que sa petite sœur vit une bonne vie et pourra la remercier d’avoir améliorer la sienne.

La lumière se faisait en Io Ruh, aveuglante. Tout s’expliquait, de la réaction de Ye Sol à leur conversation sur les fratries jusqu’à leur venue en ce lieu d’apparence banale.

Famille Zahn, Prospérité et…

Le trouble l’empêchait de bien lire ou seulement bien se souvenir de ce qu’elle avait lu une minute plus tôt. Ses paupières se mouillaient. Se sentait-elle triste ? N’aurait-elle pas dû se réjouir ? Ses nouveaux vêtements la serraient trop, subitement.

— Io Ruh, appela doucement Ye Sol en lui posant une main sur le bras. Une personne de ta condition peut tout à fait renouer avec les autres enfants de ses parents si elle le souhaite. Il n’y a rien de déshonorant pour personne derrière une chose si naturelle. Sache aussi que je ne t’oblige à rien. Nous pouvons remonter en voiture et rentrer au manoir. Plus tard, à l’envie, tu pourras revenir ici, seule ou avec dame Yue, comme tu pourras ne jamais revenir. Je cherchais l’opportunité de te dire tout cela depuis un moment. J’espère ne pas l’avoir mal choisie.

Io Ruh n’entendait la noble dame que de très loin. Les mots l’atteignaient, mais vides de sens.

Par-delà le portique, un homme d’âge avancé balayait la cour, le dos vouté par sa corvée, ou peut-être par l’âge. Avant que Io Ruh ne trouvât en elle la force de faire un geste ou dire une parole, le vieux serviteur les remarqua. Il laissa ses feuilles mortes pour venir à leur rencontre, souriant avec bonhommie. Io Ruh rassembla ses sens.

— Ces demoiselles doivent être là pour l’exposition de notre dame ! L’heure n’est pas encore tout à fait là, mais je m’en vais demander s’il est possible d’entrer.



Ma Han en voulait à sa mestresse d’être sortie sans elle et, plus largement, de l’ignorer depuis plusieurs jours. À quand pouvait bien remonter leur dernier repas à l’extérieur ? leur dernière longue promenade ? ou seulement leur dernière vraie conversation ? Leur relation s’était comme essoufflée. Une fin se profilait, qu’il fallait attendre dans la gêne. Et pourquoi ? Pour des paroles impulsives ? Pour les yeux tristes d’une éternelle victime de ses circonstances ?

Avec un peu d’adresse, Ma Han se figurait pouvoir convaincre Ye Sol de l’affranchir plus tôt que convenu, ou de la placer d’avance chez sa future belle-mère pour finir son temps de service avant le mariage, mais craignait trop de tout perdre à essayer. Ne restait qu’à attendre, compter les jours, préparer sans se plaindre le vrai commencement de son bonheur.

Engourdie, elle se leva de la balancelle de sa mestresse pour marcher quelques pas autour de la propriété, espérant trouver quelque animation plus loin.

Le hasard ne la déçut pas. Elle tomba bientôt sur la réunion anxieuse d’un groupe de domestique qui cherchait visiblement à voir sans être vus ce qui se passait devant le pavillon principal.

— Que se passe-t-il, ici ?

Tous tressaillirent, se fâchèrent, lui intimèrent de parler bas ou de se taire, de n’approchait que discrètement pour satisfaire sa curiosité. Elle obtempéra, non sans se faire donner la meilleure place pour bien voir.

Une dame élégante, voilée par-dessus une large coiffe et escorté d’une suite nombreuse, avançait à pas souple et décidé vers le collectionneur Qilin et son épouse qui se tenaient inclinés d’avance pour la saluer. Haut dans le ciel, la silhouette longiligne d’un dragon céleste serpentait parmi le nuage qui ombraient le manoir, changeait leur forme et leur consistance.

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