96.2

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Le domestique des Zahn s’en était allé trop vite pour laisser à Ye Sol le temps de le détromper sur le motif de leur venue. Quant à Io Ruh, le saisissement l’aurait empêché de parler, quand bien même le vieil homme se serait montré plus patient. Par la force des choses et excès de politesse, elles finirent par se laisser inviter à entrer.

La cour intérieure, toisée par un cerisier jauni par la saison, paraissait petite dans son encombrement. Tout le mobilier de la maison ou presque avait dû être sorti pour l’occasion : une grande exposition d’objets peints. Sur les tables et les étagères se côtoyaient vases, services à thé, éventails, bibelots… quelques bijoux s’y mêlaient aussi. L’artiste, Lu Lia Zahn, savait visiblement faire adhérer son art à bien des matériaux.

Io Ruh n’osait pas lever les yeux pour bien la voir malgré la chaleur de son accueil. Réfugiée derrière le fauteuil qu’elle poussait, elle se contentait d’écouter parler les deux dames sans interrompre, pressée qu’une opportunité de départ se présentât.

Entre force détails sur l’usage de différents pigments et la composition de vernis, Io Ruh eu la confirmation de tout ce que Ye Sol lui avait partagé plus tôt. Le fonctionnaire Ao Mun venait bel et bien d’une famille d’artisans dont il s’était éloigné pour le bien de sa carrière, mais pour qui il avait autant d’affection que de reconnaissance. Ses parents ayant cru très tôt en ses chances de réussite, ils avaient renoncé à apprendre leur métier à leur fils pour l’envoyer à l’école. Sans parler directement d’une sœur vendue pour être esclave, Lu Lia parla de grand sacrifice, de gain inespéré, de bénédiction…

Io Ruh ne lui reprochait pas sa discrétion. Sa propre mestresse ne mentionnait presque jamais ses origines, ce qui ne l’empêchait pas d’en être fière. La marque de leur maison en témoignait. Sans s’en donner l’air, Yue se revendiquait du cirque qui l’avait vu naître toutes les fois qu’elle l’apposait.

À cette pensée, Io Ruh se demanda s’il restait un vestige de sa naissance quelque part chez les Zahn, un témoin silencieux de la place qu’elle avait occupé, du rôle qu’elle avait joué dans leurs vies même après l’avoir quitté.

La chaise de Ye Sol grinça tandis qu’elle se levait. Io Ruh la vit s’avancer vers un énième objet peint dont la nature lui échappa, jusqu’à ce qu’un geste de la noble dame vint lui imprimer un mouvement de balancier.

Un berceau.

Des jouets d’éveil gravitaient autour, tous plus colorés et décorés les uns que les autres.

— J’ai toujours essayé d’appeler la chance à travers mes œuvres, expliqua dame Lu Lia. J’ai décoré un service nuptial avant même d’être fiancée. Alors aujourd’hui…

— Ma dame ! Ma dame !

La petite voix qui s’élevait fit tourner toutes les têtes. Une enfant maigrelette, dont les bras et les jambes dépassaient d’un habit trop grand, plié, replié et retroussé pour ne pas la gêner, avançait à pas bruyants le long de la coursive. Entre ses mains mal assurées, deux tasses tremblaient sur un plateau circulaire. Un peu de leur contenu s’était renversé, valsait au creux des reliefs sculpté du bois. Sa maladresse ne l’empêcha pas présenter ce qu’elle apportait avec le sourire : un sourire édenté à travers lequel elle zézayait.

— Ma dame, répéta-t-elle, Ao Mun m’a dit d’apporter du thé pour tous les zens qui viendrait dans la cour. Ze me suis souvenu, z’ai tout préparé, regardez !

— Mei ! bougonna dame Lu Lia. Quand cesseras-tu d’appeler le fonctionnaire par son prénom ? Et de courir dans la maison comme à travers un champ ?

Refroidie, la petite bredouilla un mot d’excuse presque inaudible avant de reprendre son service en surveillant mieux ses gestes.

Ye Sol remercia chaudement en acceptant la tasse à demi-pleine et légèrement poissée que la petite servante lui offrit. L’enfant parut un peu consolée par sa bonté.

Io Ruh s’efforça de lui témoigner la même lorsque vint sont tour, mais fut incapable de vaincre la tétanie qui lui fermait la bouche et lui crispait les mains autour de la chaise vide de la cadette des Qilin.

— Je n’ai pas soif, parvint-elle à articuler pour libérer l’enfant de son attente.

— Vous êtes sûre ? insista-t-elle.

Un geste maladroit lui fit perdre le contrôle du plateau qu’elle tenait mal pour commencer. La flaque qui y valsait déjà versa. Dans la volte qu’elle fit faire au plateau pour l’éloigner, l’enfant ne sut que mieux éclabousser Io Ruh. Une constellation de tâche brune vint tâcher le brocart presque blanc de son nouvel habit.

Un concert d’exclamation noya ses sens déjà engourdis. Elle ferma les yeux pour lutter contre une migraine naissante. En les rouvrant, elle ne vit plus de la petite Mei qu’une silhouette recroquevillée, plus proche de celle d’un animal effrayé que de celle d’une servante repentante. Se rendait-elle seulement compte que son front touchait terre pour une égale et non une dame de rang ? Io Ruh pouvait même lui être inférieur si l’enfant possédait encore ses droits de vie.

— Je demande pardon à dame Ye Sol d’avoir permis que les vêtements qu’elle m’offre soient salis, s’inclina Io Ruh. Avec sa permission et celle de la dame des Zahn, j’irais nettoyer ces tâches avant qu’elles ne s’incrustent.

Lu Lia réagit la première ; entre deux mots d’excuses, elle ordonna à Mei de l’escorter et de l’assister.

L’air des communs, quoique lourd de toutes les senteurs propres aux activités les moins gracieuses du ménagé, parut plus respirable à Io Ruh. Ses sens y recouvrèrent leur acuité.

La petite Mei, qui avait vite oublié se hâter lentement, courrait dans tous les sens pour réunir tout ce que se bras pouvait porter. Lorsqu’elle vint tout déposer à ses pieds tout un nécessaire de lessive, Io Ruh ne put contenir un soupir.

— Tu n’as pas appris grand-chose, n’est-ce pas ?

L’enfant recula d’un pas en se frottant le bras, penaude. Io Ruh s’attarda sur son visage tanné, sa frange inégale, la saleté qui accrochait à ses mains… Mei avait tout d’une enfant longtemps livrée à elle-même.

— J’ai seulement besoin d’eau chaude, d’un chiffon propre et d’un peu de vinaigre. Peux-tu m’apporter cela ?

— Oui, dame.

— Ne m’appelle pas dame. Tu ne dois pas parler à une esclave comme tu parlerais à sa mestresse.

Mei la détailla de haut en bas, l’air de ne pas bien croire ou de ne pas bien comprendre ce qu’elle disait.

— Si tu as des questions, pose-les après m’avoir apporté ce dont j’ai besoin, je te prie.

Elle retourna vers ce qui semblait être une laverie, toujours à pas précipités. En l’attendant, elle réfléchit à la façon dont elle pourrait faire comprendre à dame Ye Sol qu’elle désirait rentrer, le tout sans paraitre impolie.

Le vieillard qui leur avait fait accueil allait et venait d’un entrepôt à la cuisine. Il s’arrêta à son niveau pour lui adresser quelques politesses. Notamment, il s’excusa du peu de personnel de la maison, arguant qu’il fallait du temps pour en trouver de bons.

— Il n’y a que Mei et vous ? comprit-elle. D’où vient cette enfant ? Est-ce votre petite-fille ou…

— Oh, non. Mei est… euh… Le fonctionnaire l’a pris de son village pour soulager ses parents, qui n’ont pas de quoi la faire vivre. Notre dame lui enseigne un peu, je crois.

Un léger sourire passa sur le visage de Io Ruh à la pensée que son frère et sa belle-sœur fussent charitables au point de se charger d’une inconnue.

Mei revint, encombrée d’un sceau trop plein, d’une coupe de vinaigre et d’une pile de chiffons. L’espace d’une seconde, Io Ruh se reconnut en cette enfant, soucieuse de bien faire au point d’en faire trop.

— Voilà, da… pardon. Voilà.

Le vieil homme retourna à ses occupations. Quant à Io Ruh, elle se reconcentra sur son habit. Mei l’observait, attentive, presque fascinée.

— Si vous êtes une esclave, pourquoi vos habits sont comme ceux de dame Lu Lia ?

— Je dois porter de beaux habits pour faire honneur à ma maison, et à mestresse. Elle n’est pas ici aujourd’hui, mais ses vêtements sont encore bien plus beaux que les mieux.

— Plus beaux ? Alors vous êtes comme Ao Ruh ? Vous servez une noble dame qui a beaucoup d’argent ?

Io Ruh suspendit son geste.

— Qui est Ao Ruh ? s’enquit-elle tout en devinant la réponse.

— Ao Ruh, c’est… c’est… une personne qui vit avec une famille très risse. Elle a un zoli nom, vous trouvez pas ? Ma maman voulait m’appeler pareil, mais mon papa dit que ceux qui ont le même nom se portent malheur.

Io Ruh se renfrogna. Cette superstition ancienne ne lui était pas inconnue mais, dans ses souvenir, ne s’appliquait qu’aux membres d’une même fratrie. Son cœur momentanément apaisé se remit alors à battre furieusement.

— Mei. Quel est ton nom, à toi ? Ton nom complet.


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