96.3

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Aimis Lecteurs, je sais que vus allez me détester de couper la scène précédente comme je le fais, mais je pense pouvois vivre avec :)


Machiavéliquement, Ana.



Les mestres s’étaient enfermés dans la grande salle depuis plus d’un quart d’heure. Nul n’y entrait. Nul n’en sortait. La grande So Hae Temehn ne montrait pas son visage à n’importe qui, encore moins aux domestiques de n’importe qui. Ses hommes entouraient toutes les issues du pavillon central. Toutes les tentatives de tromper leur vigilance ou de corrompre leur vertu échouaient misérablement. Impossible de leur faire dire pourquoi leur dame visitait une maison de si petite noblesse que celle des Qilin.

Des rumeurs s’élevaient dans leur silence au détour des couloirs. Les uns suspectaient Ye Dai, cet enfant éhonté, de s’être trouvé mêlé à quelque scandale qu’il allait encore falloir éponger front à terre et bourse tirée. Les autres supposaient que les propos subversifs de Ye Gon, que l’âge rendait toujours plus audacieux, avaient pu tomber dans les mauvaises oreilles. Ne disait-il la veille encore qu’il suffirait au ministre de finances de rendre public ses livres de compte privés pour que s’expliquât le déficit du trésor d’état ?

Quelques originaux pointaient leur dame du doigt, lui soupçonnait des dettes secrètes et des créanciers terribles. Les plus optimistes s’imaginaient qu’en dépit de la réputation dont ses fils accablaient leur maison, le collectionneur Qilin avait su s’attirer un bienfait quelconque. Le duc d’Haye-Nan pouvait avoir remarqué ses efforts d’intégration dans la bonne société et, pour l’en récompenser, lui proposer de rejoindre le comité d’organisation du festival d’automne aux côtés d’autres notables de la capitale.

Ma Han entendait fuser les hypothèses sans les écouter, trop occuper à évaluer celle qui tournait en boucle dans son esprit : le bruit courrait dans les cercles mondains que le futur duc d’Haye-Nan devait bientôt prendre épouse. Ma Han se demandait si Ye Sol pouvait avoir été envisagée comme candidate. Sa santé lui avait fait prendre un peu de retard sur ses études. Ainsi, elle ne parlait presque pas réel, connaissait mal la chose politique et n'avait jamais eu d’autre responsabilité que celles de son jardin. À dix-huit ans, elle ne s’intéressait toujours qu’à ce qui l’avait déjà captivé dans l’enfance. Une âme pareille pouvait-elle supporter de se voir imposer un mariage politique ?

Lorsque son avis sur les intentions de dame So Hae fut sollicité, elle le donna sans réserve, curieuse de ce que pouvait en penser chacun. Son idée fut presque unanimement tournée en ridicule. Nul ne concevait que le futur duc pût vouloir de la fille d’un parvenu pour épouse principale ou de Ye Sol en particulier comme secondaire. Les uns avancèrent qu’elle n’était point assez femme pour épouser, les autres que même si elle avait été coquette, elle n’aurait pas été assez jolie.

Ma Han fit mine d’ignorer leurs médisances, mais se jura de rapporter les paroles de chacun en temps voulu. Les Qilin ne traitaient pas toujours leur fille avec beaucoup d’égard – raison pour laquelle Ma Han avait peu de scrupules à les abimer un peu en en public – mais avait la décence de se révolter contre ceux qui en disait du mal.

Elle allait se servir une tasse de thé lorsqu’une perturbation fit taire l’assemblée : irruption de l’intendant dans la cuisine. Sans s’attarder sur la teneur des échanges qu’il interrompait, il ordonna à Su Ji d’aller par les rues que prenait souvent dame Ye Sol en sortie pour trouver sa voiture et la rappeler en urgence au manoir. À Ma Han, il ordonna de se placer au portail pour attendre son retour, d’arranger sa mise au besoin, puis de la faire entrer dans la grande salle au plus vite. Chacun s’exécuta, laissant les désœuvrés spéculer de plus belle.

Ma Han n’eut pas à attendre longtemps le retour de sa mestresse. Sa voiture revenait déjà vers le manoir au moment où Su Ji sortait la chercher.

Une Ye Sol passablement renfrognée sortit de l’habitacle. Ma Han lui vit de la sueur au front ainsi que de la poussière aux mains. Elle s’empressa de lui présenter un linge humide et de la recoiffer tout en lui expliquant la situation, ce qu’elle en savait comme ce qu’elle soupçonnait.

— Tu es optimiste, observa Ye Sol, incrédule. Je crois plutôt que dame So Hae est ici pour me faire des reproches. Notre famille n’a pas bonne réputation, elle ne doit pas apprécier que je sois en contact avec une fille da la maison ducale.

— Ma mestresse a donc une amie que j’ignore, s’étonna Ma Han ?

Ye Sol donna son bras à Io Ruh pour être soutenue tandis qu’elle reprenait sa chaise.

— Je parle de dame Yue, clarifia-t-elle.

Ma Han se sentit comme foudroyée par cette révélation. Elle se souvint brutalement de tous ce qu’elle s’était permis de dire et faire à l’encontre de cette enfant qu’elle croyait sans nom et sentit son cœur prêt à exploser. Elle chassa ces pensée pour s’imposer le calme, s’enfermer dans le déni et l’optimisme de sa première hypothèse : So Hae Temehn ne venait que pour parler du mariage de son neveu.

Io Ruh avait déjà poussé Ye Sol sur plusieurs mètres lorsqu’elle reprit ses esprits. Elle les rattrapa juste avant que leur arrivée ne soit annoncée à l’intérieur.

La noble dame occupait la place d’honneur. Un paravent de toile translucide floutait sa silhouette, protégeait le secret de son visage ; preuve, s’il en fallait une, qu’elle considérait les Qilin inférieurs.

Les roues de Ye Sol grinçait dans le silence de la petite assemblée. Elle fit figne à Io Ruh d’arrêter de pousser lorsqu’elle se trouva assez près et se leva pour saluer de deux révérences laborieuses, donnant la priorité à dame So Hae avant de se tourner vers ses parents. L’inquiétude se lisait sur les visages du collectionneur et de son épouse. Bientôt, celui de leur fille refléta leur sentiment.

— Vous devez être Ye Sol.

Elle ne répondit qu’avec retard, intimidée par la force de la voix qui l’interpellait.

— Oui, noble dame.

— Asseyez-vous. Je sais que votre constitution est fragile et je ne suis pas ici pour vous tourmenter.

— Merci, noble dame, accepta-elle avec reconnaissance.

Elle prit place près de sa mère, qui lui serra une main des deux siennes. So Hae reprit :

— Vos parents vous disent vertueuse et intelligente, mais inexpérimentée et naïve. Que pensez-vous de cette description.

Ye Sol chercha sans le trouver un indice dans les yeux de sa mère, qui l’aurait aidé à comprendre ce qui motivait cette question.

— J’ignore ce que vaut mon intelligence, noble dame, mais je m’efforce d’être vertueuse. Inexpérimentée, je le suis. Cela doit bien me rendre un peu naïve.

— Seriez-vous naïve au point de vous laisser extorquer des faveurs par une petite fille ?

Cette seconde question laissa Ye Sol bouche bée. Quant à Ma Han, l’air lui manquait de plus en plus gravement au fond de la pièce.

— Il se dit qu’une enfant de ma maison vous menace ou vous manipule, explicita So Hae. Qu’en pensez-vous ? Êtes-vous victime de chantage ou de tromperie ?

— Noble Dame, balbutia Ye Sol. Il me semble que vous parlez de dame Yue, mais je… Sauf votre respect, Yue et moi entretenons de bons rapports. Nous nous sommes rendues service mutuellement ces derniers décans, mais il n’a jamais été question de menaces ou de manipulation entre nous. Je serais navrée que qui que ce soit puisse le croire. Qui peut bien raconter de tels mensonge.

— Je vous retourne la question, dame Ye Sol, répliqua So Hae d’une voix appuyée. Qui pourrait vouloir salir votre nom en plus de celui d’une enfant qui n’est encore personne ? La rumeur dont je vous parle serait née il y a quelques jours dans le très renommé atelier de dame Ni He. Une personne de votre intimité fréquente-t-elle ce lieu ?

Ye Sol se tourna instinctivement vers sa servante, dont l’air catastrophé lui confirma ce qu’elle soupçonnait, mais ne comprenait pas encore. Elle se leva, ignorant les plaintes de ses muscles pour se tenir droite.

— Ma Han, appela-t-elle avec autorité. Avance.

Son air se fit de plus en plus coupable à chaque pas qu’elle fit pour obéir. Sa révérence fut raide.

— Agenouilles-toi.

Cet ordre lui fut manifestement plus difficile à assimiler, mais finit par la faire réagir.

— Que sais-tu de cette horrible rumeur ? Qui la fait circuler, et dans quel but ?

Une inintelligible suite de syllabes s’échappa d’entre ses lèvres.

— Ne vous fatiguez pas, dame Ye Sol. La culpabilité de votre esclave n’est plus à démontrer. Plusieurs témoins l’ont reconnue et tous n’ont pas été dupes de sa mauvaise langue. Je ne suis pas ici pour mener l’enquête, mais pour m’assurer que les torts de chacun soit redressés.

Contre tout attente, la noble dame ordonna du geste que le paravent qui la séparait de son auditoire fût écarté. Un homme de sa suite s’en chargea, revalant la figure blanche et placide de So Hae. Chacun se senti momentanément happé par cette vision sculpturale, qui ne s’animait de rares et lents battements de cils.

Elle se leva dans un bruissement de soie et un cliquetis d’or, avança de quelques pas invisibles et inaudibles sous sa longue robe, fixait Ye Sol. Bientôt celle-ci s’inclina.

— Ye Sol, votre faute est d’avoir mal discipliné votre servante. Votre négligence met votre maison dans une position délicate et contrarie la mienne. Que ferez-vous, sachant cela ?

— Je demande pardon à la noble dame ainsi qu’à mes parents pour ma négligence. Je… Je ferais circuler un démenti dès aujourd’hui. Je ferai dire partout que dame Yue a toujours été bonne et honnête avec moi et…

— Je confirme que vous êtes naïve, l’interrompit So Hae. Que diront ceux qui vous croient si vulnérable si vous commencez à nier votre statut de victime ?

Ye Sol se tut, comprenant son erreur.

— Commencez par nettoyer le désordre de votre maison avant de vous occuper du monde.

Elle pointa Ma Han de la griffe d’or qui lui allongeait le bras.

— Je vous demande ce que vous comptez faire d’elle.

Ye Sol baissa les yeux sur une Ma Han sans force, dont le visage déjà inondées de larmes muettes était passé du rouge pivoine au blanc de craie.

— Ma Han parle trop souvent sans réfléchir, noble dame. Elle… Je repousserai d’un an la date de son mariage, promit-elle. Je l’enverrai servir à notre maison de campagne pendant ce temps. Ainsi, elle n’offensera plus personne.

— Faut-il comprendre que vous croyez toute la campagne sourde ? Et que vous comptez faire insulte à une troisième famille en la mariant malgré tout ? Je vais vous laisser une dernière chance de dire une parole raisonnable, Ye Sol. Autrement, je me propose de choisir toutes les conséquences que subiront votre esclave et votre famille. Je ne garanti pas la survie de l’une ou de l’autre en pareil cas.

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