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Bard terminait de trier le courrier quand Yue revint à son bureau. Il se leva, l’accompagna jusqu’à son siège et le lui présenta pour qu’elle pût s’asseoir : des gestes si ancrés dans leur quotidien qu’ils revêtaient presque un aspect chorégraphique. En l’absence de consigne, il devait continuer à s’occuper seul et la laisser en faire autant. Il relut leur programme du jour pour l’avoir en tête lorsqu’elle lui poserait inévitablement la question pendant qu’elle buvait son thé tiède. Il la débarrassa sitôt de sa tasse vide sitôt qu’elle tinta contre la soucoupe.

— Le commandant m’impose un autre auxiliaire, annonça-t-elle en le regardant faire. Prépare une liste de tâches que tu peux lui déléguer à partir de demain.

Il acquiesça machinalement, puis réalisa à quel point la nouvelle le contrariait.

— Pourquoi tu aurais besoin d’un second auxiliaire ?

Claquement de langue agacé, rappel non verbal de l’interdiction de lui parler familièrement sur leur lieu de travail. Sa question resta en suspens, mise de côté par un changement de sujet.

— Le courrier, qu’est-ce que ça donne ?

Pour des raisons pratiques, Yue recevait et gérait toute sa correspondance depuis la draconnerie, professionnelle et personnelle. Se les faire livrer à domicile compliquait inutilement la vie des postiers.

— Vous avez reçu une lettre de la baronnie de Haut-Castel, trois de la maison ducale d’Haye-Nan, deux d’Hizaar, ainsi qu’un colis, et un colis de Skal.

— Une lettre de la baronnie et un colis de la cour de Tjarn ? Le baron s’est acheté des bottes de sept lieues ?

— Le paquet porte le sceau royal des Yggdrasil. Je doute que les deux soient de lui.

Yue réclama le colis d’un geste quelque peu hésitant, le soupesa, le retourna, le secoua doucement.

— Vous devriez l’ouvrir, suggéra Bard.

Il ne comprenait pas ce qu’essayer de deviner son contenu lui apportait, ce qui n’empêcha pas Yue de continuer une longue minute. Une fois lassée, elle posa le paquet et défit l’emballage, révélant un coffre en bois terne et un nuage de poussière. Les gongs rouillés grincèrent. Il contenait une longue dague à lame serpentine, sculptée d’un bloc dans un bois gris particulièrement noueux.

Bard se pencha pour mieux la voir. Yue referma le coffret d’un geste brusque. Trop brusque. La pointe de ses oreilles venait de virer au rouge et le fabuleux devina que le reste de son visage venait d’en faire autant.

— Un cadeau du prince Hvass ? comprit-il.

— Hvass n’est pas prince, le reprit-elle, et non, ce n’est pas un cadeau.

Comme pour en faire oublier l’existence, Yue referma le coffre et l’enferma dans le moins mal rangé de ses tiroirs.

— Qu’est-ce que ça peut-être si ce n’est pas un cadeau ? La pièce d’un nouveau jeu ?

Bard ne savait jamais bien à quoi, mais Yue et Hvass jouaient toujours à quelque chose. Cela pouvait impliquer de cueillir des citrons à l’arbalète ou d’escalader des tours sous la neige comme de voler des petites cuillères ; ils s’amusaient, certes, mais leur manège n’avait de sens que pour eux.

— Fais-moi voir l’autre paquet, éluda Yue.

— Il est pour Isaac. Les deux lettres qui vont avec aussi.

Un pli lui traversa le front.

— Il n’y a rien pour moi ? Rien du tout ?

— Rien, non.

Yue se tut pour s’écouter penser, s’interroger sur les origines de sa déception. Espérait-elle sincèrement que les Adade se remissent à lui écrire du jour au lendemain ?

— Lis les lettres de la baronnie et du duché, fais-moi un résumé et… je le lirai un jour ou l’autre.

— Vous ne voulez en lire aucune ?

Bard lui en tendit une malgré tout.

— Il me semble que celle-ci pourrait vous intéresser.

Une senteur herbacée flottait autour du papier soie. Un nœud de fibres crues en forme de fleur pendait du cachet de cire, desséchées par le voyage. Elles craquelèrent entre les doigts de Yue, qui s’efforça de ne pas les rompre en ouvrant la lettre.

L’écriture fine et régulière l’étouffa de nostalgie. Io Ruh écrivait toujours merveilleusement bien, peut-être mieux qu’avant. Entre ses caractères lisses, Yue s’imagina le sourire poli de dame Ye Sol.

Tante Ye Sol, se reprit-elle.

Sa lettre commençait par : « Ma très chère nièce et amie », titre semi-mensonger que Yue détestait encore plus que celui de petite princesse qui se murmurait dans son dos. Ye Sol n’était qu’une épouse secondaire de son oncle et Yue une bâtarde de fils déshérité. Rien ne les obligeait à se revendiquer des liens familiaux, sinon l’illusion d’une amitié ; une où Ye Sol n’aurait pas été mariée contre son gré au futur duc d’Haye-Nan pour faire taire les rumeurs qui accusaient Yue de lui extorquer des faveurs ; une où Yue ne se serait pas sentie coupable au point de lui offrir sa servante et de se disputer avec le baron au passage ; une où…

L’œil de Yue glissa sur les platitudes et buta sur une phrase qu’elle dut relire une bonne dizaine de fois, autant pour bien la comprendre que pour bien la croire.

— Tante Ye Sol est enceinte, se résigna-t-elle. Rédige un brouillon de lettre où j’ai l’air d’être contente pour elle et de ne pas détester son mari.

— Je pensais que vous vous entendiez mieux avec Mestre Il Hyo depuis votre dernier anniversaire.

— Rien n’est mieux en quoi que ce soit depuis mon dernier anniversaire, clarifia Yue, hérissée par le souvenir de ce bal maudit. Et Il Hyol essaie de tuer Ye Sol. Tu voudrais que je l’applaudisse ?

— Toutes les grossesses ne sont pas vouées à mal finir, tempéra Bard.

— Ye Sol est malade.

— Je suis certain qu’elle ira bien.

— Pour ce que ça change…

Yue replia la lettre et s’efforça d’oublier ce qu’elle venait de lire pour se concentrer sur son travail.

— À partir d’aujourd’hui, la correspondance privée, ce sera en fin de soirée, décréta-t-elle.

— Est-ce que les affaires domestiques aussi sont à reporter ?

— Ça dépend. Qu’est-ce qu’il y a à traiter ?

— Plusieurs devis pour les travaux de la maison, des candidatures de domestiques, des factures de fournisseurs et une lettre de l’école d’Isaac.

— Organise le paiement des fournisseurs, je m’occupe du reste.

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