106.2

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Yue donna la priorité à l’école de son frère pour se rassurer. Heureusement, il ne fut question que d’une sorte d’avis aux parents d’élèves concernant les dates et les modalités d’un examen prochain. Yue le lut en travers et le mit de côté en se promettant de l’accrocher en évidence chez elle en rentrant.

Aucune entreprise de travaux ne trouva grâce à ses yeux ce jour-là non plus. Les maisons de placement n’eurent pas beaucoup plus de succès. Celles qui auraient pu lui convenir ne correspondait pas à son budget, les autres ne satisfaisaient pas ses exigences. Yue comprenait chaque jour un peu plus la colère du baron vis-à-vis de sa décision d’offrir Io Ruh : au-delà de l’avoir payée cher, il avait dû la chercher longtemps.

Le courrier professionnel lui épargna surprises et déceptions : quelques accusés de réception, des signalements d’incidents mineurs, des mises à jour sur le programme prévisionnel de la caserne qui ne changeaient rien au sien… Une fois la paperasse évacuée, elle s’attela à la préparation de sa mission au Palais de Qalipt.

Yue n’avait encore jamais visité de cité souterraine, pas le Bureau des Archives. La perspective ne l’enthousiasmait pas pour autant. Son exploration devait durer plusieurs jours et pour avoir souvent voyagé par sous les sols, elle préférait de loin la surface.

Dresser une liste de matériels et de provisions, puis rédiger un rapport préliminaire lui prit le reste de matinée avec l’aide de Bard. Ils laissèrent le bureau étriqué en désordre en partant pour leur quart de patrouille.

Adossée à un pilier de la volière, Yue attendait que Bard se changeât et se transformât quand l’écho des pas précipités de Roserille lui fit lever la tête et froncer les sourcils. Roserille ne courrait que pour les urgences.

— Vous êtes encore là ! se réjouit-elle entre deux respirations. Une lettre vient d’arriver pour vous, j’ai…

Yue la lui arracha pratiquement des mains et déchira le papier en l’ouvrant.

Encore l’école d’Isaac.

La panique fit d’abord danser les lettres sous ses yeux. Une partie d’elle voulut la tendre à Bard pour se la faire lire. Luttant contre sa mauvaise habitude, l’indisponibilité de Bard aidant, elle se concentra pour détacher chaque lettre, chaque syllabe, puis chaque phrase les unes des autres. Déchiffrer la moitié de la page lui suffit à décider qu’elle allait devoir retarder sa patrouille.

Isaac aurait voulu disparaître. Il ne lui avait fallu que quelques décans pour trahir la promesse faite à sa sœur de ne pas s’attirer de problème à l’école et pouvait déjà l’entendre lui faire la leçon.

Assis à son pupitre, il serrait son sac contre son cœur pour en étouffer les coups. Une part de lui espérait encore que le travail de Yue l’ait retenue et qu’un de ses subalternes arrivât à la place.

Le grincement de la porte lui raidit les muscles. Son professeur entra, suivi de près par sa sœur. Ordinairement, Yue se changeait avant de venir le chercher. Cette fois, elle ne s’était même pas donner la peine d’ôter ses protections et ses armes. Ses dagues jumelles préférées cliquetaient dans leur fourreau. La lourdeur de ses bottes renforcée s’entendait jusque dans l’écho de ses pas contre la pierre.

— Prenez place, l’invita le professeur en s’installant.

Avant d’accepter, Yue détailla la salle, puis toisa son frère.

— Tu ne te lèves pas quand ton professeur entre ? le sermonna-t-elle.

Isaac corrigea son erreur en s’excusant d’une voix étranglée. En s’inclinant, il vit Yue signer d’une main discrète :

Calme.

Une tension se relâcha instantanément en lui. Il se sentit bête d’avoir oublié qu’avant d’être intimidante, Yue restait sa grande sœur, celle grâce à qui le sol ne tremblait plus et au-dessus de qui le ciel ne menaçait plus de s’effondrer. Rien ne la fâcherait jamais assez pour qu’elle voulût le faire se sentir mal.

Son professeur pria Isaac de se rasseoir, puis insista pour que Yue s’installât à son tour. Il prit place avec elle de part et d’autre du bureau sur l’estrade.

— Je dois retourner travailler aussi vite que possible. Je vous serai reconnaissante d’être concis.

Le professeur la jaugea avec hauteur, son menton pointu avancé, ses fins sourcils incurvés de morgue. Son air de condescendance renvoya Yue à l’image qu’elle donnait au-delà de l’uniforme : celle d’une adolescente de quinze ans jouant les parents pour son frère de treize ans et demi. Endosser toutes les responsabilités d’une adulte ne lui gagnait que difficilement la plus petite once de respect.

— Savez-vous pourquoi notre école admet si peu d’élève ?

Les frais de scolarité devaient y être pour beaucoup et la réputation des arcanistes pour presque autant, mais Yue ne devinait pas ce qu’il voulait entendre.

— Est-ce que cette question a un rapport avec ma présence ici ?

Le professeur pinça les lèvres en une ligne mince.

— C’est une mesure de sécurité, poursuivit-il avec dédain. Nous mobilisons beaucoup de ressources matérielles et humaines pour minimiser de risque d’incident. L’une d’entre elle consiste à limiter le nombre de novice à encadrer. Malheureusement, il arrive que cela ne suffise pas.

— Navrée de l’apprendre, affecta Yue.

— Nous ne prenons jamais de mesures disciplinaires lorsqu’il n’est question que d’inexpérience ou de maladresse. En contrepartie, nous ne tolérons aucune forme de comportement intentionnellement disruptif ou violent. Nos élèves le savent et leurs familles aussi. La plupart, tout au moins.

Les gants de Yue grincèrent entre ses poings serrés.

— Vous ne me dîtes toujours pas ce qui se passe, souligna-t-elle.

— Votre frère a eu une altercation physique avec un élève de troisième année. Il y a eu de dommages matériel et corporel. Tous les témoins s’accordent à dire que le premier mouvement est venu d’Isaac. Il aurait frappé l’autre élève au visage avec une encyclopédie.

Yue jeta un coup d’œil incrédule par-dessus son épaule.

— Avec une… Il doit y avoir un malentendu. Ou une explication.

Un faux sourire vint enlaidir le visage déjà peu amène du professeur.

— Je l’ai cru aussi. Cependant, Isaac ne nie rien et refuse d’expliquer son geste. Je n’ai pas d’autre choix que de le sanctionner. Conformément au règlement, votre frère est suspendu pendant un décan.

Il fit glisser un document vers elle. Yue pesta intérieurement contre toute la lecture qui lui tombait perpétuellement dessus. Le bas de la page attendait sa signature.

— Je conteste cette décision, décida-t-elle.

— Je ne vous le conseille pas, à moins d’avoir envie de risquer la place de votre frère parmi nous. L’incident peut en rester là si vous signez sans faire d’histoire et qu’il n’y a pas de récidive.

Il lui tendit de quoi écrire. Yue resta abasourdie de longues secondes avant d’ignorer l’offre du professeur pour sortir son encreur et le tampon de sa maison. Elle apposa sa marque d’un geste brusque, sur l’original, puis sur une copie et se rendit compte trop tard de n’avoir lu la page qu’en travers.

Tant pis.

— Isaac devrait profiter de son temps libre pour manipuler un peu de magie. Ses résultats théoriques sont bons mais il échoue à la plupart des exercices pratiques.

— Merci du conseil, répliqua froidement Yue. Isaac, prend tes affaires.

Les aurevoirs furent muets, les premiers pas hors de la classe étouffants. Isaac ne savait pas quoi dire et Yue se sentait trop agitée pour parler.

Une fois sorti, tandis que sa sœur reprenait son souffle, Isaac risqua une question :

— Est-ce que tu es fâchée ?

La ligne de ses sourcils lui confirma que oui.

— Je te demande pardon. Je ne voulais pas créer de problèmes. Je sais que ton travail est important.

Les traits de Yue se radoucirent au rythme de sa respiration, de la sévérité à l’indulgence, de la saccade à la régularité. Isaac n’ignorait pas le pouvoir que lui seul exerçait sur elle, une capacité à l’attendrir dont, vrai, il abusait un peu, parfois.

— Prendre soin de toi sera, ce toujours plus important que mon travail. Mais là, j’ai besoin que tu me parles. Qu’est-ce qui s’est passé, aujourd’hui ?

Il baissa les yeux sur ses mains et se mit à triturer des bagues.

— J’ai juste… Je…

— Quelqu’un t’a provoqué ? Ou menacé ?

— Non…

— Alors quoi ?

Isaac se mordit la lèvre, aussi pitoyablement qu’à six ans, ôtant à Yue la moitié de son courage. Pour ne rien arranger, le temps jouait contre elle. Bard l’attendait et sa patrouille aussi.

— Écoute, renonça-t-elle amèrement, je dois retourner travailler, mais cette conversation n’est pas terminée. Hors de question d’en rester là.

Isaac acquiesça. Yue lui accorda avec réticence la permission de rentrer seul. Il espéra qu’elle rentrerait trop tard et trop fatiguée pour mettre sa menace à exécution, ce jusqu’à ce qu’elle l’oubliât.

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