112.1
Bard arrivait trop tard. Il le savait avant même de frapper à la porte. La nuit tombait, la pluie aussi – et de plus en plus fort. Sans avoir aucune idée de ce qu’il allait pouvoir dire ou faire pour se rattraper, il vacillait d’une jambe sur l’autre en attendant que quelqu’un lui ouvrît.
Ce fut encore elle ; la nourrice aux cheveux tressés en couronne. Elle ne croisa pas tout à fait les bras, mais s’attrapa les coudes, l’air plus embarrassée que critique face à l’air piteux du fabuleux.
— Je… J’ai été retardé, bredouilla-t-il. Je devais…
— Ne vous inquiétez pas pour votre mestre. Madame a déjà fait ajouter son couvert à table et préparer une chambre pour lui.
Elle leva vers le ciel un regard pessimiste.
— Il va certainement pleuvoir toute la nuit. Vous devriez vous mettre à l’abri jusqu’à demain matin aussi. Madame fera raccompagner votre Mestre chez lui si vous ne pouvez pas revenir.
Un sourire, de politesse ou pitié, peut-être, lui contracta le bord des lèvres tandis qu’elle tirait un mouchoir de la poche de sa robe et l’offrait à Bard. Il le reçu sans être bien sûr de ce qu’il devait en faire. La sueur et la pluie l’avait déjà trop trempé pour que ce fut encore une gêne.
— Votre bouche, montra-t-elle.
La morsure de Mezmona s’était rouverte. Bard s’essuya le menton et appuya contre la plaie, dont les contours avaient le goût ferreux du sang, celui terreux de la pluie et le sel piquant des larmes.
Il repoussa les cheveux qui lui tombaient sur le front et s’éclaircit la gorge pour se redonner contenance.
— Je remercie Madame pour ses soins au nom de ma mestresse. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je parle à Isaac avant de me retirer.
Malgré une hésitation visible, elle consentit à l’aller chercher, laissant la porte ouverte derrière elle. Une atmosphère chaleureuse se dégageait de l’intérieur ; une lumière à la fois douce et diffuses, des échos d’une maison habitée entre les murs de laquelle il est permit de rire.
Isaac arriva l’air infiniment serein compte tenu des circonstances. Il ne se cherchait pas de distraction visuelle pour dans le paysage, ne triturait pas ses bagues et se tenait droit dans l’encadrement de la porte. Bard s’inclina bas.
— Pardon pour mon retard, petit mestre. J’ai dû beaucoup t’inquiéter.
— Oh, non, pas du tout ! s’empressa-t-il de répondre. Ou juste un peu au début, mais ça va. Je t’assure que ça va. Je m’amuse bien avec Ocelotl et sa maman est gentille avec moi. Je suis content de rester un peu.
Bard se redressa à peine rassurée. Il ne put s’empêcher de chercher une trace de mensonge dans les traits d’Isaac mais réalisa vite qu’il connaissait trop peu frère de sa mestresse pour bien le lire.
Isaac s’avança d’un demi pas et ajouta un ton plus bas :
— Mieux vaut dire à Yue que c’était mon idée, d’accord ? Et à Murmure, aussi. Autant que personne ne se fasse passer un savon.
Le petit mestre lui adressa un sourire de connivence dont la malice étonna Bard.
— Est-ce que ça va aller pour toi ? insista Isaac.
Bard acquiesça, quoi qu’un peu secoué. Un geste de la main plus tard, le petit mestre retournait insouciamment d’où il venait. Cette fois encore, la porte resta ouverte. Bard, qui n’avait pourtant plus rien à attendre, fixa encore longtemps l’entrée lumineuse, épuisé, physiquement et moralement, désorienté, indécis.
C’est à ce moment-là que ressurgit Mezmona. Son passage effleura Bard comme celui d’un courant d’air et ce même courant d’air lui ferma la porte au nez avec autant de mépris que de lassitude.
Lors, il qui crut réentendre Yue l’avertir :
Ce n’est pas un jeu auquel tu peux gagner.
☽
La crue la rattrapait. L’eau, qui aurait tout juste du lui arriver aux chevilles lui noyait pratiquement tout le bas de jambe. De précédents rapports de mission l’avaient mise en garde contre pareille éventualité mais la réalité de ce contretemps l’aggravait en plus de gêner sa progression.
Tout ça pour une histoire de ferraille…
La chaîne logistique des forges volcaniques d’Ekctaal accusait des irrégularités récurrentes depuis un an. Les cargaisons qui en sortaient conformes arrivaient compromises : des lots manquaient, remplacés par des contrefaçons de qualité moindre pour tromper la vigilance des autorités impériales. Ce phénomène inquiétait en haut lieu et, malgré ses récriminations, Yue non plus ne se sentait pas particulièrement emballée par l’idée de recevoir de l’équipement bas-de-gamme à son insu ; une chute de dragon lui avait largement suffi.
À la lumière d’une longue enquête préliminaire, les marchandises ne pouvaient être substituées qu’à certains points d’arrêt, dont les entrepôts de l’archipel. Le rôle de Yue consistait à vérifier si le Palais de Qalipt servait ou non de base à cette opération de contrebande.
Cela allait bientôt faire trente heures qu’elle explorait ce système de tunnels à la recherche de traces d’activités récentes, ou d’un accès quelconque au site à proprement parler. Il lui arrivait des croiser des gravures ou des pierres dont la luminescence suggérait la proximité du palais, mais globalement, de détours en impasses, Yue tournait en rond.
Avec ou sans résultat, elle devait être rentrée dans les prochaine vingt-quatre heures, reprendre son poste à la Protection Civile, faire son rapport au Silence et attendre de nouveau ordres. Autrement, une équipe de secours risquait d’être mobilisée pour l’arracher à son trou et si cette équipe ne l’y trouvait pas à l’article de la mort, elle aurait des comptes à rentre à des supérieurs bien moins conciliants que le commandant Xhoga.
La montée des eaux eut au moins l’avantage d’aider Yue à s’y retrouver grâce au courant, au risque de se noyer au bout de la chute dont elle pouvait entendre les échos. Quand la luminescence dont elle traquait désespérément les moindres reflets reparut, plus forte, presque éblouissante, un sourire fendit ses lèvres gercées de sel. Le soulagement fut bref, cependant. L’épuisement qui lui raidissait la nuque et lui crispait la mâchoire l’empêchait de tout à fait savourer sa ce pas vers la réussite.
Il était pourtant là, au bout de cette veine étriquée, aussi grandiose et étrange qu’escompté. Le Palais de Qalipt ressemblait à une toile d’araignée géante, aux fils de pierre creux, dont les lignes courbes convergeaient vers des nœuds suspendus, percés de fenêtres oblongues, qui donnaient aux bâtiments des airs de monstres aux visages torturés. Rien de très palatial au sens Réel du terme, mais toutes les structures d’une certaine envergue avait en commun une sorte de majesté, et Yue appréciait celle qui s’étalait sous ses yeux : un paysage de conte de fée, comparables à ceux de La Quête du Roi sans Château et de La Chevaleresse du Mont d’Argent.
Il lui fallut un certain temps pour s’adapter à la lumière, ce bleu-vert piqué d’orange qui donnait l’illusion d’un feuillage autour des embranchements rocheux. L’eau qui coulait aux pieds de Yue et s’écrasait vingt mètres plus bas brillait aussi d’un éclat particulier. La chute se dispersait en pluie étincelante à mi-chemin. Les gouttes s’écrasaient lourdement dans ce qui ressemblait à un canal, alimentés par plusieurs aqueducs tel que celui au bout duquel se tenait Yue.
Ce n’était pas tout à fait le genre d’entrée qu’elle imaginait et probablement pas celle qu’empruntaient d’éventuels contrebandiers. Il devait y avoir d’autres.
Yue envisagea de plonger, mais la profondeur de l’eau ne lui permettait pas. En outre, dans son état, mieux valait se reposer sur ses accessoires.
Les boutons de son col résistèrent un peu à ses doigts moites. Le verrou de son pendentif aussi. À peine le cadrant ouvert, cependant, Fantôme en jaillis comme un diable a ressort. En quelques battements de cil, il tripla, quintupla, décupla de volume, au gré de circonvolution muette, qui fit à peine bouger l’air autour, mais en changea la texture. Yue sentait un souffle nouveau l’emplir à chaque inspiration, vivifiant.
Quand Fantôme atteignit sa taille maximale – encore bien petite comparée à celle du dragon dont il était né – il revint auprès de Yue, l’entoura d’une spirale et pressa affectueusement son museau contre sa main. Tout en le caressant, Yue s’appuya contre lui pour une minute de repos et de réconfort.
Fantôme était sa monture préférentielle lors de ses missions confidentielles. Ses écailles blanches, presque translucides, passait facilement inaperçu dans le ciel, surtout couvert. Contrairement à celles de Bard, elles ne scintillaient pas au soleil, mais se fondait dans sa lumière comme dans celle du palais.
Sa taille changeante ne permettait pas à Yue de le harnacher sans s’encombrer, soit du dragon, soit de son équipement, alors c’était toujours le cœur agité qu’elle l’enfourchait à la base du cou – ce que l’anatomie de la plupart des dragons ne permettait pas – et s’accrochait aux cornes comme à des guides, le tissu adhérent de l’intérieur de ses bas pour seule autre sécurité. Un chiffre lui tournait en boucle dans la tête : 70%. Le risque d’accident augmentait d’autant pour un cavalier à cru, passait à 90% en situation extrême.
Pas avec Fantôme.
Plus stable en vol stationnaire. Accélération sans à-coups. Vitesse minimale proche de celle de la marche : idéal pour l’infiltration et pour ne pas se briser la nuque dans un accident stupide qui laisserait son frère sans tutrice et sa maison sans mestresse.
Ils descendirent à fleur de cascade, lentement, et longèrent le canal, lit encore trop grand pour l’eau qui affluait pourtant vite. Ils virent la toile de roche changer de forme, les fils se parer de reliefs et de nouveau type de structures apparaitre. Celles-ci touchaient terre. Leurs fenêtres, au lieu de béances sombres, présentaient pour vitre une sorte de résine irisés, semi-transparentes.
— Qalipt était une sorte d’insecte, alors ?
L’écho de sa propre voix la surprit par sa force. S’entretenir avec le vide comptait parmi les erreurs les plus nigaudes et évitables qu’un agent du Silence pouvait commettre en mission. Yue devait savoir se taire, d’autant que parler pour se tenir compagnie ou conjurer l’angoisse ressemblait davantage à Bard. Habitude qu’elle devait se rappeler de lui faire perdre avant de lui proposer la spécialisation. Encore avant, elle devait économiser assez pour les frais de passage de l’examen.
Reste concentrée.
L’absence flagrante de vie à plusieurs mètres à la ronde ne l’y aidait pas.
Elle mit pied à terre sur ce qui ressemblait à une place. Ainsi délesté, Fantôme s’enroula autour de son bras, réduit à la taille d’un bracelet, et Yue reprit ses recherches.
Partout, entassés, empilés, exposés : des os. Humains, animaux, fabuleux, chimériques… certains assez rares pour surprendre Yue par leur forme.
Il lui semblait avoir lu quelque part – ou entendu Isaac lire, plus probablement – que les ossuaires n’étaient pas rares dans cette région de Terres Connues, mais la mention de restes lui avait paru tout à fait anecdotiques en phase préparatoire de sa mission. Chaque pièce qu’elle fouillait en débordait, cependant. Chaque couloir, chaque escalier aussi. Tous se confondaient les uns aux autres, enfermant Yue dans un second dédale aux détours duquel s’égaraient les heures.
Malgré l’encombrement, avec un peu d’agilité, Yue put inspecter quasiment tout le Palais, hauteurs comprises. Aucune trace d’activité clandestine, à supposer que la collecte de pareille quantité d’ossements fût légale.
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