112.2
Une pièce différente des autres, celle suspendue au-dessus de la place, retint son l’attention plus longtemps que les autres. Ce n’était toujours pas un repère de voleur de fer, mais l’entre bizarre et macabre d’un joaillier, dont les créations ostentatoires ornaient les crânes et les membres blanchis d’antiques squelettes.
Yue s’y connaissait assez en bijoux pour identifier les métaux précieux les plus courants et la plupart des gemmes, ainsi que leurs faux, en plus de certains procédés de fabrication. Le baron l’obligeait à en apprendre plus sur le sujet toutes les fois qu’elle recevait une nouvelle parure. Initialement, cela ne devait lui servir qu’à la conversation mondaine. Au bout du compte, cela l’avait aidée à intégrer le Silence ; les profils éclectiques leur plaisaient. Pour autant, Yue ne trouvait pas beaucoup plus avancée qu’un autre face à cette bizarrerie.
Il lui apparut vite qu’à l’image des os, colliers et couronnes, bracelets et bagues, broches, boucles et autres venaient d’époques et d’horizons différents, le tout exposé sans logique apparente, mais avec un soin et un savoir-faire évident. Il en fallait pour réarticuler tous ces ossements, les monter sur socle, les suspendre, les faire poser, créer des supports pour y faire tenir des ornements conçus pour des êtres de chair… Un travail de perfectionniste aux goûts douteux, qui sentait la rouille et la moisissure.
Un buste de fabuleux exhibaient une bague à chaque côte et des bracelets le long de ses cornes. Mais rien le long de ses bras. Yue ne put s’empêcher de rire à la plaisanterie, et ce rire qui lui parut une bonne conclusion à son tour du propriétaire. À part un potentiel pilleur de tombe, aucun criminel ne sévissait dans les environs.
Sortie des ossuaires, elle réenfourcha Fantôme et balaya les environs d’un dernier vol. Ses yeux se fermaient. Tous ses sens se fermaient. Pourtant elle l’entendit, sous l’écoulement guttural de l’eau : l’écho d’une conversation, ainsi qu’un martellement étouffé, trop irrégulier en intervalles et en intensité pour être des pas.
Bientôt, elle le vit : ce reflet étrange tapi au fond de la caverne, ou plutôt cette mouvance, pareille à celle d’une légion de vers rampant sous la peau de la roche. L’écho venait d’au-delà.
Yue papillonna, convaincue que le manque de sommeil lui jouait des tours. Une longue minute plus tard, l’illusion persistait. Elle mit pied à terre pour en étudier la nature.
Un arcane.
Ses connaissances en la matière se résumaient à un ensemble de sensations qu’elle avait appris à identifier, qui lui permettaient de distinguer une aurore boréale d’une emprunte magique. Ce pouvait être une de ces poches où s’accumulaient spontanément de l’énergie, comme un nuage se gorge de pluie et de tonnerre avant de décharger son orage.
Hautement instable, donc.
Ce pouvait tout aussi bien être l’œuvre d’un pilleur de tombe à l’humour décalé.
Yue appuya sa paume contre la paroi, fascinée et passablement dégoutée par ce qui grouillait dessous ; paniquée lorsque sa main enfonça, comme dans de la vase. Impossible de l’extirper. Un mauvais réflexe : sa botte contre le mur pour se donner un appui, engloutie comme tout son avant-bras.
— Fantôme !
Elle essayait de ne pas crier, de mordre ses mots pour ne pas effrayer l’écho qu’elle croyait encore entendre entre les élans saccadés de son souffle. Le corps arqué en contre-poids, le cou presque tordu, elle tendait son bras libre vers le vide qu’aurait dû occuper son dragon. Disparu.
Bientôt le mur lui avala l’épaule, la hanche, le buste… Une marque. Elle devait laisser une marque de son passage, un appel à l’aide, un avertissement !
Yue arracha une de ses dagues à son fourreau, serra ses doigts autour de la lame. Le sang tomba en gouttes presque noires sur le sol. L’arme suivit dans un clinquement aigu. La substance atteignit son visage. Yue retint son souffle, hantée par l’image de son squelette blanchi ornée de bijoux dans l’entre suspendue d’un insecte fou.
Cinq interminables secondes. La roche tiède palpitait au rythme d’un organisme vivant, à contretemps de son organisme à elle. Puis le mur la recracha.
Jetée au sol, Yue tremblait, incapable de prendre une pleine inspiration. La première sensation qu’elle recouvra fut la douleur au creux de sa main. Puis ce fut l’élancement le long de son autre bras, la douleur sourde dans son dos, sa cheville… Cette maudite cheville. Pas de douleur à la tête au-delà d’un léger étourdissement. Yue se redressa.
Le mur en face d’elle ne ressemblait plus à une chose vivante. Il ne restait rien non plus de la toile d’araignée et ses chambres suspendues, des ossuaires et des pierres luminescentes. Une grotte terriblement banale l’entourait, désormais, sans magie, presque sans lumière. Un bras d’eau s’y enfonçait le long d’un quai naturel encombré de caisses. Un bateau s’y amarrait, plutôt petit.
Yue releva son col jusque sous ses yeux et se fondit dans l’ombre pour observer de plus près. Quelqu’un débarquait. Il ne devait pas avoir entendu Yue. Rien dans son attitude ne suggérait qu’il pût se sentir observé. De fait, il quitta la grotte à pied sans se retourner une seule fois.
Pas de précipitation.
Mieux valait attendre trop longtemps que pas assez.
Plusieurs dizaines de minutes. Aucun mouvement. Aucun bruit. Yue poussa l’exploration.
Les caisses entreposées sur le quai portaient la marque des forges d’Ecktaal. À bien y réfléchir, ne rien trouver de tel aurait été beaucoup plus surprenant que de traverser un mur vivant sans en mourir. Le Silence n’envoyait pas ses recrues les moins expérimentées sans un certain nombre de certitudes.
Yue n’avait plus qu’à rentrer faire son rapport. D’autres s’occuperaient en temps voulu de démonter l’opération, étouffer l’affaire, trouver des coupables là où le mal aura déjà été fait…
Fantôme reparut, émergeant de la surface de l’eau comme d’un miroir. Yue ne tressaillit pas, trop habituée et trop épuisée pour être surprise. Le soleil se levait. Sa main saignait encore. Cette mission réclamait désespérément une fin.
☼
Le ciel reprenait son souffle entre deux averses. Il ne pleuvait plus, mais l’air humide pénétrait les vêtements au point qu’Isaac se sentait trempé. Il avait hâte de rentrer, de se sécher, de se changer et de dormir. Hâte aussi de raconter qu’il avait fini par se faire un ami. Son premier.
— Tu crois que Yue me laissera inviter Ocelotl à la maison ? Quand les travaux seront finis, je veux dire. Avant, je sais que ce sera non…
Bard ne parut par l’entendre, concentré sur ses pas et sur son fardeau : une jarre de lait d’amarante offerte par ses hôtes de la veille.
— Bard ? insista Isaac.
Il le transperça d’un regard opaque. Ses yeux s’abîmaient au fond des cernes rougeâtre, celles des larmes et des nuit blanches. Isaac se mordit les lèvres de repentir.
— Je n’ai pas de réponse à ta question, petit mestre, articula-t-il péniblement.
— Pardon, bredouilla Isaac. Je ne voulais pas…
— Ta sœur est rentrée.
La phrase tomba de sa gorge enrouée comme une sentence de mort. Il ne se trompait pas. Avachie sur la rambarde de sa terrasse, Yue guettait leur arrivée. Murmure avait dû la prévenir de leur arrangement – Bard avait fait l’aller-retour dans la nuit pour l’en informer – sans quoi, ils ne l’auraient pas trouvée si calme, ou plutôt si contenue, sans mouvement et sans parole.
À la façon dont elle les toisait, ils comprirent qu’elle ne comptait pas descendre. Alors ils montèrent, Isaac en tête. Bard n’était encore jamais entré dans la nouvelle chambre de Yue. Son frère, lui, y entra aussi naturellement que dans la sienne, droit vers la terrasse.
Yue s’y tenait toujours, dos à la rambarde, cette fois. Son traitement ne faisait plus effet, lui rendant toutes ses couleurs d’origine.
— Quand je pars en mission, j’ai besoin d’avoir l’esprit tranquille, asséna-t-elle. Pour avoir l’esprit tranquille, j’ai besoin de savoir où tu es, et être sûre que tu y es en sécurité. Ça veut dire que tu ne décides pas d’aller passer la nuit chez des inconnus en mon absence.
Affectant la moue penaude de circonstance, Isaac accepta la remontrance et présenta ses excuses, sur ce ton savamment mielleux qui venait à bout de toutes les humeurs de sa sœur. Il lui servit le mensonge convenu, sans une hésitation et anecdotes à l’appuis : son nouvel ami aussi aimait beaucoup les livres, connaissait une foule d’histoires et de jeux amusants, sa propriété regorgeait de plantes et d’animaux fascinants, le temps y était passé trop vite pour se contenter de quelques heures.
Yue se dérida le temps d’un sourire sobre. Isaac se pencha pour recevoir son baiser sur le front, celui qui voulait dire tous les mots tendres de son vocabulaire.
— Ne me fais plus jamais peur, l’enjoignit-elle.
— Promis.
Il prit la main bandée de Yue entre les siennes.
— Tu t’es blessée en mission ? Est-ce que c’est grave ?
— Non. Et tu connais la règle, pas de questions sur mes missions.
— Oui, je la connais, mais je suis inquiet pour toi, moi aussi. Tu es beaucoup plus en danger à ton travail que moi chez Ocelotl.
Yue lui pinça l’oreille, sans brutalité, mais assez pour le surprendre.
— Je ne suis pas en danger. Ne dis pas ce genre de bêtises.
— Mais…
— Non. Pas de mais. Tu peux aller te reposer, je dois discuter avec Bard.
Annotations