112.3
Bel euphémisme.
Ils ne discuteraient pas. Yue allait parler. Bard allait écouter. Viendraient les questions difficiles et le déjà-vu d’une scène de colère explosive, de frustration semi-légitime et de cruauté puérile. Bard connaissait son tyran. Et il éprouvait une sorte de satisfaction à l’idée que, contrairement à lui, Yue ne se doutait pas encore de l’inévitable.
Resté sur le seuil entre la chambre et la terrasse, Bard n’avança qu’une fois la porte du couloir fermée. À la lumière, Yue remarqua ses cernes, sa lèvre fendue, ses vêtements froissés…
— Qu’est-ce qui t’as mis dans cet état ?
— Une longue nuit.
Un interminable minute s’écoula, au bout duquel Yue dut décider que l’information ne l’intéressait pas tant que ça.
— Tu as fais les recherches que je t’ai demandé ?
— Tes instructions ont été vagues. J’ai fait de mon mieux, mais je ne peux pas promettre d’avoir trouvé ce que tu cherches.
— Je ne suis pas encore sûre de ce que je cherche. Si je t’avais donné des instructions trop précises, tu serais peut-être passé à côté du plus importants sans la savoir. Tu as son adresse actuelle ?
— Non. Ce que j’ai de plus récent date d’un an. Il vivait encore ici.
— Continue de chercher, alors.
Yue s’étira dans un craquement d’articulations.
— Je suis épuisée. Si je ne dors pas pour de vrai, je vais m’évanouir. Trouve moi des antidouleurs pour dans cinq heures. Un uniforme propre, aussi. Ensuite, on ira à la caserne et… tu connais la routine. À part s’il y a urgence, tu peux y aller.
Bard ne bougea pas d’un cil. Leur conversation, telle qu’imaginée au fil des longues heures de cette longue nuit, ne pouvait pas se finir ainsi.
— Quelque choses à ajouter ? s’enquit Yue, perplexe.
— Je te retourne la question. Tu n’as rien à ajouter ?
Yue le toisa avec autant de gravité que d’indécision. La provocation, moindre, pouvait encore vouloir tout dire. Bard la laissa flotter. Sa mestresse se rapprocha au point de devoir tendre le cou pour le voir.
— Je sais que je t’en demande beaucoup, reprit-elle d’un ton presque magnanime. Tu me secondes partout et tu es la seule personne à qui je peux confier mes insignes, ma maison et ma famille quand je m’absente. J’imagine que ça te pèse. Si tu as besoin d’un merci, alors merci. Si tu as besoin que je te demande pardon, alors pardon. Mais là, j’ai sommeil, et je ne sais pas à quoi tu joues, alors si tu as besoin d’autre choses, ça va devoir attendre.
Sur ce qui aurait dû être son dernier mot, Yue contourna Bard pour rentrer se coucher. Elle ouvrit sa moustiquaire, retira ses chaussures, exaspérée de n’avoir qu’une main valide pour se faire, puis se blottit entre les coussins, au bord du matelas surdimensionné.
L’espace d’une seconde, Bard eu pitié de ce petit corps recru, de cette enfant toujours plus éreintée de jouer les adultes.
Pourquoi devait-elle tout rendre si difficile ?
Bard ferma les portes de sa terrasse, tira ses rideaux, aligna ses bottes contre le mur et se planta à son chevet. En se penchant de quelques degrés, il articula à voix basse :
— J’ai couché avec Mezmona.
Pas de réaction visible. Son immobilité trop parfaite prouvait pourtant que Yue ne dormait pas.
— Je l’ai fait parce que je me sentais seul, expliqua-t-il. Pas pour te désobéir. J’imagine que ça t’est égal. Mais je suis toujours là. Je vais te chercher des antidouleurs pour ta main. Je vais m’assurer que personne ne te dérange pendant que tu te reposes et que tu auras de quoi te changer au réveil. Je t’appellerai Mestresse en public et je ferais mon travail sans me plaindre. Quand tu m’auras sanctionné, je serais encore là. Je ne vais nulle part. Il n’y aura jamais de deuxième Natacha.
Bard recula, lentement. Puisque Yue ne réagissait toujours pas, il se retira pour la laisser dormir.
Il tremblait en passant la porte et resta devant trop longtemps. Ses yeux étaient secs. Il ne voulait plus pleurer mais le soulagement espéré ne venait pas.
Yue s’acharnait à ne jamais rien lui donner entièrement, à n’être jamais son amie ni son ennemie, jamais véritablement à l’écoute, jamais tout à fait indifférente. Sa mestresse refusait de se rendre facile à haïr. Ou possible à aimer.
À son réveil, peut-être…
Alors Bard attendit, et s’occupa utilement pour attendre. Il lui repassa un uniforme propre et accrocha une nouvelle paire de dagues à son baudrier. Yue aimait les lames jumelles. Impossible de trouver la sœur droite de sa paire préférée, cependant. En plus de l’armurerie, il retourna l’armoire à pharmacie en quête d’anti-douleur et en profita pour sortir un flacon de ce vinaigre botanique aux accents mentholés dont Yue se pour ôter le sel de ses cheveux après avoir nagé. Il veilla à ce que le petit mestre prît au moins la moitié de son petit-déjeuner et mît de côté la part de sa sœur, pour être emportée ou pas. Puis il s’occupa de sa propre mise, se rendit aussi présentable que possible et prépara tout ce qui pouvait l’être pour partir sans retard à la seconde où Yue serait prête.
À l’approche de midi, il s’assoupit près un quart d’heure contre mur de son bureau. Le grincement des planches le remit d’aplomb.
Parée de ses couleurs de façade, ce noir factice encore un peu brun qui lui donnaient l’air à peine plus ordinaire, Yue entra aussi nonchalamment qu’un autre jour, s’équipa, avala sa médecine et refit son bandage à la main avant de le couvrir d’un gant, le tout sans jamais lever les yeux vers Bard. Cette indifférence feinte lui ressemblait. Et dans une certaine mesure, son statut l’y obligeait.
— Tu te sens moins seul ?
Secoué dans sa torpeur, Bard entendit chaque mot mais ne les comprit pas.
— Pardon ?
— Depuis que tu m’as désobéi, tu te sens moins seul ? Ça en valait la peine ?
— Non, admit Bard.
Au fond, il se sentait plus seul qu’avant, et d’une solitude irrémédiable, pareille à une maladie de naissance.
— Tu avais raison. J’aurais dû…
— Ne me tutoie pas, le coupa-t-elle. Ne me tutoie plus jamais. Plus je te laisse faire, plus tu oublies que mes ordres ne sont pas des suggestions.
Yue n’élevait pas la voix. À cet instant, tout chez elle n’était plus que profonde lassitude. Un sentiment dangereux, qui trop souvent précède l’abandon. Bard avança jusqu’au milieu de la pièce et s’agenouilla en gage d’humilité.
— Je ne prends pas vos ordres pour des suggestions. Quand j’enfreins vos règles, je m’attends à des conséquences.
— Bizarre. Moi, quand tu enfreins mes règles, je m’attends à de mauvaises excuses et à ce que ce soit toujours un peu ma faute. J’ai tort ?
Meilleur diplomate aurait trouvé une faille à cette question piège. Bard préféra se taire qu’essayer d’usurper leurs talents.
— À partir d’aujourd’hui, sentencia-t-elle, tu ne travailles plus pour la protection civile. Je te retire tes insignes, et je te retire ma confiance. Quand je reviendrais, tu me remettras toutes tes clefs. Je n’aurais pas besoin de monture aujourd’hui, alors ne me suis pas.
Yue passait déjà la porte. Le sens de ses mots s’imprégnait avec peine dans l’esprit de Bard. Malgré un vertige, il la rattrapa dans le couloir.
— Attend, s’il te plait…
— Ne me tutoie pas ! tonna Yue.
Son masque d’indifférence s’était brisé, son visage froissé…
— Et que je sache, ajouta-t-elle, je ne t’ai pas autorisé à te lever. Reste à genoux.
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