113.1

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L’orage, le premier vrai orage de la saison, soufflait tiède, tonnait grave et giflait à coup de pluie. La caserne n’était plus qu’à une centaine de mètres. Prostrée devant une crevasse inondée d’eau trouble, Yue ne savait plu marcher. Cent mètres de trop et un obstacle de trop.

Personne ne l’attendait, à aucune extrémité du chemin. La caserne pouvait se passer de nouvelles encore une dizaine heures et Bard ne méritait pas de se relever avant moitié autant. Yue pouvait faire une pause, aussi longue que l’intempérie, penser, ou arrêter de penser, juste assez longtemps pour faire taire la migraine ; dormir à même le sol, mieux que dans son lit, sûrement ; pleurer. Pleurer pour de vrai, à gros sanglots, comme une petite fille. Yue n’était plus sûre de savoir comment faire. Ses parents s’étaient donnés beaucoup de mal pour lui faire désapprendre.

Le jour de ses quatorze ans, même après l’annonce de sa demande de réaffectation, celle de ses projets pour Isaac et de toutes les conséquences subséquentes, Yue n’avait pas versé une larme. Par retenue, plus que par incapacité, certes, mais ç’avait été trop facile. Et maintenant…

Yue contourna la crevasse, marcha cent mètres, poussa les portes de la caserne et s’étonna de la trouver si calme. L’absence de vent, de pluie, et de de tous les officiers occupés ailleurs laissait les locaux aussi vides que sa maison, ressemblance dont Yue se serait passée.

Elle retira ses gants, les essora et s’essuya le visage, ressaisie, au moins en surface, et marcha d’un pas assuré vers le premier venu pour demander qui était l’officier en charge, puis continua jusqu’à sa lancée jusqu’à la salle de conférence où celle-ci devait se trouver.

Le capitaine Saya Nobé était une de ces personnes pour qui le repos consistait à se rendre utile autrement qu’à son poste. Elle avait hérité de ses parents menuisiers une affinité pour le travail du bois et c’était elle, par pure inclination, qui se chargeait des menues réparations autour de la caserne. Elle profitait d’une heure creuse pour travailler sur leur maquette de l’archipel : une affaire sérieuse. Yue la trouva en pleine finition d’une miniature de dispensaire, une paire d’oculaire d’horloger sur le nez et un scalpel en main.

Le baron détestait être interrompu dans ses projets d’ateliers. La capitaine Nobé ne devait être bien différente, mais Yue ne se sentait pas capable de revenir plus tard.

— Capitaine.

Nobé suspendit son geste, posa ses outils et releva ses oculaires. Elle non plus n’avait pas l’air d’avoir beaucoup dormi, ou pas particulièrement bien. De fait, elle couvrait pratiquement deux fois son poste depuis le départ en convalescence de Llaros.

— Yue. Ravie de te revoir si tôt.

C’était un mensonge dont ni l’une ni l’autre n’était dupe, mais sur lequel nulle ne s’attarda.

— Pardon de vous interrompre. Puisque vous êtes en charge des effectifs, je me dois de vous informer que mon auxiliaire a été relevé de ses fonctions.

— Ton auxiliaire ? Lequel ?

— Je n’en ai qu’un. L’autre est au capitaine Llaros.

— Je vois… À l’initiative de qui a-t-il été relevé de ses fonctions ?

— La mienne.

— Avec la permission du commandant ? de l’état-major ? de l’empereur ?

Yue serra les dents pour ne pas lever les yeux au ciel. Pas devant un supérieur. Jamais. Même si Nobé lui parlait comme à une gamine attardée et la toisait comme l’avait toisé le professeur d’Isaac, l’air de dire que rien de ce qui sortirait de sa bouche n’aurait jamais la moindre valeur pour personne.

— Tu penses peut-être que tout ce qui le concerne ne dépend que de toi, renchérit le capitaine, mais c’est très loin d’être le cas. Tu as le droit de ne plus vouloir qu’il s’occupe de ton ordonnance ou même de demander à ce qu’il soit affecté à une autre caserne mais personne ne retire un homme des rangs de l’armée impériale en ignorant la procédure.

— Alors je veux engager une procédure pour le faire relever de ses fonctions, répliqua Yue.

— Au motif que ?

— J’estime qu’il n’est plus apte à remplir son devoir correctement.

— Mais encore ?

— Je n’ai pas à me justifier. Sans ma caution, mon esclave ne peut pas exercer de…

— Ta caution a été donnée une fois pour trois ans de service. Tu ne peux pas la retirer quand ça te chante, encore moins sans raison valable. Il s’agirait de lire les contrats avant de les signer.

Quelque chose se brisa en Yue. Cette cassure la laissa sans parole, la langue paralysée, la lèvre fébrile. Le capitaine la dévisageait, profondément lasse.

— Tu reviens tout juste de mission, non ? Va te reposer. Tu en as besoin. Je te revois demain et Bard aussi. Évite de lui casser le bras entre-temps, l’excuse de l’accident ne fonctionnera qu’une fois.

Sur cette pique, elle rabaissa ses lunettes et s’efforça de retrouver son état de concentration initial.

La transition fut brusque de la détresse et la colère. Yue en oublia presque son premier sentiment. Un troisième s’y mêla : la déception. Saya Nobé ne l’appréciait pas et ne s’en cachait pas, pour la raison légitime qu’elle aurait préféré un officier plus expérimenté au poste qu’occupait Yue. Pour autant, contrairement au petit personnel et aux sans grade, elle ne s’était encore jamais montrée aussi partiale dans son jugement.

Yue aurait voulu riposter, n’importe quoi, pourvut que ce fût blessant et incontestable ; avoir raison, une fois, une seule. La honte la retint. Elle s’était plus qu’assez ridiculisée pour la journée.

Elle rebroussa chemin, pas en appuyant sur ses talons pour commander autorité, mais en dehors du sol, sans bruit, à la façon des lâches et des assassins, en accélérant un peu à chaque foulée pour être plus vite à l’abri des regards.

Le sang pulsait dans ses veines devenues trop étroites. Ses mains tremblaient. Impossible de déverrouiller sa porte.

— Vous êtes blessée, dame Yue ?

Elle tressaillit imperceptiblement. Au coin de sa vision périphérique, Shen attendait une réponse qu’elle ne comptait pas lui donner. Yue redoubla d’effort dans sa lutte contre la serrure. Le mécanisme céda. Elle entra précipitamment et claqua la porte, aussi fort qu’elle claquait celle de sa chambre à Haut-Castel quand elle voulait couper court à une dispute avec Aline.

Callée au fond de son siège, Yue regretta son geste. Se comporter à la caserne comme dans sa maison d’enfance n’allait détromper ni ses supérieurs ni ses subalternes quant à ses capacités de discernement. Elle voulut faire chanter son collier pour se calmer le nerf, mais craignit trop d’être entendu pour se le permettre. À la place, elle déverrouilla son tiroir et en sortit la dague serpentine envoyée par Hvass.

Yue n’avait pas pris le temps de bien l’observer la première fois. La lame en bois noueux était étonnement lourde. Le fil n’était pas assez net entailler son doigt ganté, mais la pointe assez fine pour piquer à travers le cuir : une épique, comme celles des ronces.

Couchée sur bras, hypnotisée par les sinuosités de la dague, Yue repensa au jardin suspendu de la reine Kalta, où elle aimait recevoir des guerrières de son clan de naissance et les présenter à Yue ; à Hvass, qui s’était mis à l’appeler Chante-la-mort après lui avoir appris les paroles de la berceuse de son carrousel ; au rire discordant d’Herrick qui adorait les mauvaises idées dont Yue n’était jamais à court quand le baron la menait dans le Nord pour les fêtes de l’équinoxe ; au quatrième prince, leur père, qui arrivait toujours à dissuader le baron de gronder Yue ; elle repensa même à Runa, la cuisinière qui lui répétait sans cesse qu’elle n’avait que la peau sur les os et lui fourrait des gâteaux au miel dans les poches à la moindre opportunité. Et le roi. Son offre de place dans la garde de sa forteresse après sa promotion dans le Silence.

Yue ne comprenait pas pourquoi les Yggdrasil l’appréciait tant, mais se détestait toujours autant d’avoir rejeté leur offre. Elle devait rester dans la draconnier pour Bard. Rester dans le sud pour Isaac, qui détestait le froid et tant d’autres choses. Sans compter que choisir les Yggdrasil aurait était choisir le baron plutôt que le gouverneur. Or, mieux valait ne choisir aucun camp pour le moment.

La porte s’ouvrit brusquement. Pas assez pour la faire tressaillir, cette fois.

C’était encore Shen.

— Si tu as une question, pose-là, ou va-t’en.

Un subordonné assez déterminé pour entrer sans frapper dans le bureau de sa supérieure aurait dû savoir ce qu’il venait y faire. Pas lui, manifestement.

— À quoi vous sert cet objet ?

— Je m’attendais plutôt à une question professionnelle.

— J’ignorais qu’il s’agissait d’un objet personnel. Je vous présente mes excuses.

Yue se redressa, essaya de se composer une attitude digne malgré l’embarras. Shen fixait toujours la dague. Par curiosité, peut-être. Plus probablement pour ne pas la fixer elle.

— Cet objet m’est inutile. Je le garde juste pour… un ami. Il doit revenir le chercher. Un jour.

Ce mot d’ami sonnait faux, et sonna tout aussi faux lorsqu’elle reprit distraitement :

— Mon ami est le fils d’un prince. Il a des… obligations. Tellement d’obligations qu’il n’est pas libre de ses mouvements. Pour me rendre visite, il a recours à des… stratagèmes ? Je suppose que c’est le mot. Il a la réputation d’être bon stratège. En vérité, il est surtout mauvais perdant et particulièrement obstiné. Tu sais ce que ça veut dire… obstiné ?

Contrairement à ami, obstiné sonnait trop vrai, comme pourvu d’un sens double. Shen ne savait pas ce qu’il signifiait pour elle et l’un dans l’autre, la question lui paraissait rhétorique.

— Est-ce que tu ne trouves pas ça ridicule ?

— Ridicule… d’être obstiné, ma dame ?

— Non. Ridicule que le fils d’un prince en soit réduit à intriguer pour quitter sa forteresse. Il ne peut pas… décider d’être avec qui il veut sur un coup tête ou braver les interdits de la couronne sans conséquences. Pas même s’il s’ennuie. Encore moins s’il se sent seul.

— Ce que vous décrivez m’a l’air plus triste que ridicule.

Un sourire, millimétré, amer, tendit le visage de dame Yue d’une expression comparable à celle que Shen avait trouvé si laide le premier jour.

— Alors je le décris mal, conclut-elle.

Elle jeta la dague au fond d’une boite, puis la boite au fond d’un tiroir.

— Tu dois avoir du travail. Que ta pitié pour moi ne te retienne pas.

— Je n’ai pas pitié de vous.

La contradiction surprit dame Yue sans la convaincre. Elle affichait sa plus franche grimace de mécontentement, c’est-à-dire qu’elle fronçait assez les sourcils pour qu’un véritable pli lui barrât le front.

— Je vous respecte trop, insista-t-il. Et je vous admire trop. Vous êtes compétente et méthodique.

— Tu n’as rien à gagner en me flattant.

— Je sais. Ça fait partie de ce qui vous rend respectable.

Il rassembla enfin assez de courage pour avancer et lui rendre la clef qu’elle avait oublié dans la serrure.

— Tout s’est correctement en votre absence, rapporta-t-il. Le rapport détaillé de mon travail de ces derniers jours est dans votre casier administratif. Je me dois aussi de vous présenter des excuses à titre personnel. J’ai… J’ai abusé de la boisson la veille de mon premier jour de service. C’était irresponsable et irrespectueux envers vous.

Son sourcil tressauta.

— En quoi ?

— En tant que second, mon devoir est de vous faire honneur.

— Tu récites, l’accusa-t-elle. Je ne suis pas d’humeur à écouter ce genre de discours, surtout si tu n’en penses rien.

Shen se sentit rougir.

— Je… Mes parents ont eu vent de mon écart et m’en ont fait le reproche par courrier. J’ai promis de vous présenter mes excuses dès votre retour et d’accepter la sanction que vous jugeriez appropriée.

Contre toute attente, dame Yue sourit une seconde fois, d’une expression plus vraie.

— Tu as ma permission pour leur dire que t’ai sévèrement réprimandé, mais pour être honnête, je m’en moque complétement.

Elle reprit ses clefs et désigna le siège qu’occupait ordinairement Bard.

— Installe-toi. À partir d’aujourd’hui et jusqu’à ce que Llaros te reprennes, tu es mon auxiliaire principal. Je dois te mettre au courant de certaines choses.


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