113.1

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Le capitaine Saya Nobé avait hérité de ses parents menuisiers une affinité pour le travail du bois. C’était elle, par inclination plus que par obligation, qui se chargeait des menues réparations autour de la caserne et d’entretenir la maquette de l’archipel. Rien ne l’apaisait autant que le cliquetis des pinces fines, l’odeur de sciures et le poids des lunettes de précision sur son nez. Or, depuis le départ en convalescence de Rafèl, Saya avait besoin de se détendre.

La lumière laissait à désirer dans la salle de conférence, mais pour ce qu’elle s’était trouvé à faire ce jour-là, Saya n’avait pas descendu ses lampes. Il ne s’agissait que de d’implanter le dispensaire mis en service au début de l’année, qui n’avait jusque-là été qu’une épingle à couture sur le modèle. En étant efficace, elle espérait aussi pouvoir refaire quelques pions pour schématiser les bateaux – ceux-là se perdaient par poignées – et revérifier les dimensions de son ajout précédent. Si l’échelle des bâtiments repères ne correspondait pas absolument à celle du relief, Saya tenait tout de même à ce qu’ils formassent un ensemble cohérent.

— Capitaine Nobé.

Saya suspendit son geste, posa ses outils, releva ses oculaires et se tourna vers l’importune.

— Yue. Ravie de te revoir si tôt.

C’était un mensonge dont ni l’une ni l’autre n’était dupe, mais sur lequel nulle ne s’attarda.

— Pardon de vous interrompre. Puisque vous êtes en charge des effectifs, je me dois de vous informer que mon auxiliaire a été relevé de ses fonctions.

— Ton auxiliaire ? Lequel ?

— Je n’en ai qu’un. L’autre est au capitaine Llaros.

— Je vois… À l’initiative de qui a-t-il été relevé de ses fonctions ?

— La mienne.

— Avec la permission du commandant ? de l’état-major ? de l’empereur ?

Yue ne goutait visiblement pas la plaisanterie. Au reste Saya ne trouvait pas la circonstance particulièrement drôle non plus.

— Tu penses peut-être que tout ce qui le concerne ne dépend que de toi, mais c’est très loin d’être le cas. Tu as le droit de ne plus vouloir qu’il s’occupe de ton ordonnance ou même de demander à ce qu’il soit affecté à une autre caserne mais personne ne retire un homme des rangs de l’armée impériale en ignorant la procédure.

— Alors je veux engager une procédure pour le faire relever de ses fonctions, répliqua-t-elle.

— Au motif que ?

— J’estime qu’il n’est plus apte à remplir son devoir correctement.

— Mais encore ?

— Je n’ai pas à me justifier davantage. Sans ma caution, mon esclave ne peut pas exercer le métier de…

— Ta caution a été donnée une fois pour trois ans de service, la coupa Saya. Tu ne peux pas la retirer quand ça te chante, encore moins à cette période de l’année. Il s’agirait de lire les contrats avant de les signer.

Le visage statuaire de Yue se fissura, trahissant momentanément la présence d’un être sensible sous son impavidité coutumière. Ses joues rosirent au point de lui donner l’air poupin. Ses lèvres tremblaient sans parler et cet accès d’émotivité, pourtant propre à son âge, lui seyait mal.

— Tu reviens tout juste de mission, non ? Va te reposer. Tu en as besoin. Je te revois demain et Bard aussi. Evite de lui casser le bras entre-temps.

Sur cette pique, mesquine, sans doute, Saya rabaissa ses lunettes et s’efforça de retrouver son état de concentration initial. Yue restait interdite. Sa présence, insignifiante dans l’espace, oppressante dans l’air, crispait les doigts de Saya sur ses outils.

Yue se retira bientôt. La pression de l’air resta. Le capitaine Nobé n’acheva pas son dispensaire.



La plupart des aspirants draconniers sortaient de formation en croyant le plus dur derrière eux. Ce devait être vrai pour certaines recrues mais, pour la plupart, rien ne changeait : les entrainements obligatoires, la compétition parfois crasse entre sans-grade, la rotation asymétrique des corvées, les ordres parfois contradictoires d’une chaîne de commandement aux mailles mal imbriquées… À cela s’ajoutait la fréquence nouvelle des imprévus et les conséquences devenues tangibles.

Ceci n’est plus un exercice.

Un des bâtiments qui devait servir d’abri tempête à tout un village s’était partiellement effondré dans la soirée, emporté par la chute d’un arbre, ce qui obligeait la protection civile à reconsidérer toutes les mesures de sureté autour de ceux restants, sans parler des plans d’évacuation à redessiner, des effectifs à redistribuer et des ressources perdues…

Un climat de tension et de fatigue pesait sur le mess, ce qui rendait tout à la fois lent et bruyant. Shen essayait vainement de se concentrer sur ses notes du matin en dépit du désordre et des questions intempestives qui fusaient autour de lui. Avait-il des soupçons quant à l’identité du mystérieux ronfleur de leur chambrée ? Aucune idée. Allait-il finir son pain ? Sers-toi. Voulait-il sortir boire un peu de sa solde après le service ? Absolument pas.

La conversation se découvrait là un point focal.

À droite, on se moquait de la gueule de bois de son premier matin. À gauche, on lui redemandait de sortir boire un verre. En face, on abattait mollement des cartes sur la table entre deux accusations de triche et un jeu de mot tendancieux. Au milieu, Shen essayait de garder les yeux ouverts et de ne pas rendre son déjeuner. Le mystérieux ronfleur l’avait empêché de dormir et la course à pied au saut du lit lui avait donné nausée et migraine.

— Un bon verre, ça te ragaillardirait, insistait-on.

— Laissez-le un peu tranquille, soupira une des joueuses en rebattant les cartes. La petite princesse serait fichue de lui briser les doigts s’il avait le culot de s’amuser sans sa permission.

— Je n’ai besoin de la permission de personne. Laissez dame Yue en-dehors de ça.

Au reste, si quelqu’un devait lui briser les doigts pour s’être enivré en public, ce serait plus probablement une de ses mères.

Ignorant l’intervention de Shen, la tablée continua à se représenter les tortures cruelles et insolites que devaient subir les subalternes indisciplinés aux mains de sa supérieure. Beaucoup n’avaient pourtant jamais interagit avec la concernée. Elle leur était l’équivalent d’un spectre dont on se raconte les apparitions au coin du feu pour se désennuyer, se faire peur ou se rassurer. Les ours, bien réels, paraissaient peu de chose à côté d’une chimère mangeuse de tête, qui suce l’âme avec le sang des innocents par vice plus que par nécessité. Même si les crimes avérés de cette chimère se limitaient à une attitude distante et une éthique de travail rigide. Ça, et un accident qui n'en était peut-être pas un.

— D’ailleurs, c’est pas elle, là-bas ?

Shen tourna la tête juste à temps pour l’apercevoir. Impossible de s’y tromper. Il se leva d’instinct, comme au garde-à-vous, et sortit de mess juste à temps pour la voir monter vers son bureau. Il savait qu’il ne devait pas la suivre sans y avoir été appelé mais quelque chose d’inhabituel dans sa démarche le poussa à la désobéissance. Quelque chose n’allait pas, et il soupçonnait cette chose d’être grave.

Ce sentiment se confirma lorsqu’il la rattrapa à sa porte, incapable de la déverrouiller tant sa main tremblait.

— Vous êtes blessée, dame Yue ?

Elle l’ignora et ne s’acharna que davantage contre le mécanisme. Lorsqu’il céda, elle entra précipitamment et claqua la porte, sa clef toujours dans la serrure. Shen hésitait. Jusqu’où pouvait-il raisonnablement pousser l’initiative avant qu’elle ne fût franchement irrespectueuse ?

Au bout de plusieurs minutes, il arracha la clef à la serrure et entra, déterminé à la poser en s’excusant et prendre congé le plus vite possible. Ce qu’il vit à l’intérieur contraria ce projet.

Couchée sur son bras replié, Yue n’avait plus rien d’une princesse. De sa main libre, elle jouait avec une dague à la lame serpentine. Une dague en bois, entièrement. Un ornement plutôt qu’une arme.

— Si tu as une question, pose-là, ou va-t’en.

Quant aux questions, il n’en avait que trop. Celle qui sortit l’étonna lui-même :

— À quoi vous sert cet objet ?

Son sourcil tressauta.

— Je m’attendais plutôt à une question professionnelle.

— J’ignorais qu’il s’agissait d’un objet personnel. Je vous présente mes excuses.

Dame Yue se redressa, réclamant un peu de sa prestance usuelle. Toujours d’une main, elle se mit à faire pirouetter la dague dans un sens et l’autre.

— Cet objet m’est inutile. Je le garde juste pour… un ami.

Ce mot d’ami sonnait faux, et sonna tout aussi faux lorsqu’elle reprit distraitement, l’air de se parler à elle-même :

— Mon ami est le fils d’un prince. Il a des… obligations. Tellement d’obligations qu’il n’est pas libre de ses mouvements. Pour me rendre visite, il a recours à des… stratagèmes ? Je suppose que c’est le mot. Il a la réputation d’être bon stratège. En vérité, il est surtout mauvais perdant et particulièrement obstiné. Tu sais ce que ça veut dire… obstiné ?

Contrairement à ami, obstiné sonnait trop vrai, comme pourvu d’un sens double.

Bien sûr que tu ne sais pas… disait ses yeux maussades.

— Est-ce que tu ne trouves pas ça ridicule ?

— Ridicule… d’être obstiné, ma dame ?

— Non. Ridicule que le fils d’un prince en soit réduit à intriguer pour quitter sa forteresse. Il ne peut pas… décider d’être avec qui il veut sur un coup tête ou braver les interdits de la couronne sans conséquences. Pas même s’il s’ennuie. Encore moins s’il se sent seul.

— Ce que vous décrivez m’a l’air plus triste que ridicule.

Un sourire, millimétré, amer, tendit le visage de dame Yue d’une expression comparable à celle que Shen avait trouvé si laide le premier jour.

— Alors je le décris mal, conclut-elle.

Elle jeta la dague au fond d’une boite, puis la boite au fond d’un tiroir.

— Tu dois avoir du travail. Que ta pitié pour moi ne te retienne pas.

— Je n’ai pas pitié de vous.

La contradiction surprit dame Yue sans la convaincre. Elle affichait sa plus franche grimace de mécontentement, c’est-à-dire qu’elle fronçait assez les sourcils pour qu’un véritable pli lui barrât le front.

— Je vous respecte trop, insista-t-il. Et je vous admire trop. Vous êtes compétente, méthodique, tempéré…

— Tu n’as rien à gagner en me flattant.

— Je sais. Ça fait partie de ce qui vous rend respectable.

Il se rappela enfin de lui rendre sa clef, en la posant en évidence sur le bureau.

— Je me retire. N’hésitez pas à faire appel à moi en cas de besoin.


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