113.2
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Compter, jusqu’à cent, puis à rebours, les impairs, les multiples de sept, en Réel, en jerild, en tulis… Compter les livres sur l’étagère, les poutres au plafond et les objets bleus. Refaire de tête l’inventaire des armes de Yue, se reraconter les histoires enfantines qu’il lui lisait six ans plus tôt, et les berceuses que lui fredonnaient Krisha à l’heure de la sieste, avant, bien avant leur exil. Tout pour oublier la douleur que l’engourdissement rendait tout juste tolérable.
Bard ne sentait plus ses genoux. Il s’efforçait de garder le dos et la tête droits, pour éviter les crampes, mais passé trois heures de cette position, aucune mesure préventive ne pouvait l’empêcher d’avoir mal quelque part.
Quand un peu de soulagement lui détendait les muscles, son corps se voutait et ses paupières se fermaient. Un sursaut de conscience le redressait chaque fois ; il n’osait pas s’endormir. Subir sa punition sans tricherie était la seule preuve de loyauté qu’il pouvait encore donner à Yue, cette absente qui ne revenait pas, qui ne reviendrait peut-être jamais. Pas pour lui.
L’immobilité produisait un effet débilitant sur l’esprit. Il se sentait faible, impuissant, méprisable…
Le plancher craqua dans son dos. Bard se carra machinalement les épaules et baissa les yeux, le cœur en panique, submergé de crainte et d’espoir ; sentiments qui se turent lorsqu’il reconnut Isaac. Le petit mestre devait tout juste avoir fini ses corvées de la journée, à en croire l’heure et sa tenue.
Il s’assit en face de Bard et posa un plateau repas entre eux. Rien d’extravagant : une infusion tiède, du pain grillé et de la viande séchée. Il n’eut rien à dire. Son geste toucha Bard, qui dut pourtant le repousser, gentiment, du bout des doigts et du bout des lèvres.
— Merci, mais je dois refuser. J’ai assez provoqué ta sœur pour aujourd’hui.
— Tu lui as dit la vérité ? C’est pour ça que tu n’as plus le droit de te lever ?
— Entre autres. J’ai eu un moment d’humeur, mais maintenant, j’y vois plus clair et je dois mettre toutes les chances de mon côté pour qu’elle lève ma punition en rentrant.
— Alors… tu ne veux pas manger parce que tu espères qu’elle se sentira mal pour toi et qu’elle te pardonnera plus vite ?
Sa question ressemblait à une accusation, mais n’en avait que les contours. C’était une simple déduction, jetée par opportunisme, pour le seul plaisir d’obtenir confirmation.
— En quelque sorte.
— Hm. Tu devrais attendre qu’elle ait mangé quelque chose de sucré pour lui parler.
Il sortit de la poche de son tablier une petite boîte des bonbons préférés de Yue : ceux aux extraits de perce-roche qui faisait briller sa langue lorsqu’elle en mangeait trop. Isaac la posa sur une étagère, pas en évidence à la façon d’un cadeau, plus comme un oublié.
— Je les gardais de côté le jour où j’aurais de gros ennuis, mais tu en as beaucoup plus besoin que moi. Yue ne range jamais rien, alors elle n’est jamais suspicieuse de ce qu’elle retrouve au hasard. Une fois qu’elle aura mis la main dessus, elle sera de meilleure humeur.
Isaac jouait de sa sœur mieux que Bard de sa mestresse, et Bard s’étonnait de n’avoir rien remarqué plus tôt.
— Tu es loin d’être aussi innocent que tu en as l’air.
Un sourire équivoque lui passa sur le visage d’Isaac tandis qu’il se rasseyait après s’être choisit un livre.
— J’ai l’air innocent ? Tant mieux, je suppose… Est-ce que c’est pour ça que tu m’appelles petit mestre ?
— Non, pas du tout. C’est une contraction de petit frère de la mestresse. La servante de ta sœur trouvait irrespectueux de t’appeler par ton prénom ou par un titre que tu n’avais pas encore. Moi, je trouvais sa façon de dire trop longue alors par compromis, petit mestre est resté. Le surnom te vexe ?
— Non, je l’aime bien.
Isaac feuilleta sa trouvaille un moment : un ouvrage militaire aux pages noircies de gloses. Bard n’osa pas demander s’il avait l’intention de s’attarder au risque d’avoir l’air de le chasser. Sa présence l’intriguait, mais ne le dérangeait pas. Quand bien même, le petit mestre était chez lui.
— Tu sais… j’avais peur que tu me détestes, au début, avoua Isaac.
Aux yeux de Bard, le petit mestre avait autant de valeur que n’importe quel objet qu’affectionnait Yue. Il en prenait soin par devoir et sans affect. L’idée de le détester – voire de l’aimer – ne lui avait jamais traversé l’esprit.
— Pourquoi je te détesterais ?
— Parce que j’ai vécu avec tes parents à ta place. Et parce que ma grande sœur est… plutôt… autoritaire, avec toi.
— Mes parents sont faibles et partiaux. Je n’ai jamais eu de vraie place chez eux. Ma mestresse est fière et entêtée. J’arrive à vivre avec, la plupart du temps. Tu ne les as pas forcés à être ce qu’ils sont, et même eux, je ne les déteste pas, alors toi…
Leur conversation trouva là sa fin abrupte. Entre eux, les silences ne voulaient encore rien dire. Ils n’étaient toujours que l’attente, celle d’une heure dite, d’une injonction, parfois d’une question. Puisqu’Isaac n’en avait plus, il se replongea dans sa lecture.
Lors, Bard remarqua qu’il pleuvait. Il fit mentalement le tour de la maison et des fenêtres à fermer pour éviter aux planchers, déjà vétustes, de boire la tasse et pourrir. Il s’imaginait lutter contre le vent et les menuiseries grinçante, pour le seul plaisir de s’imaginer s’importe où ailleurs qu’assis sur ses talons.
Le retour tant attendu de Yue, en milieu d’après-midi, ne précéda aucun éclat. Elle se contenta d’échanger quelques mots avec son frère et d’autoriser Bard à disposer avant de s’enfermer dans ses appartements jusqu’au soir.
Bard, trop soulagé pour penser au reste, en profita pour soigner ses bleus, faire taire son estomac et dormir.
Au réveil, seul dans sa tour, il n’était plus certain de ce qu’était sa vie, de ce que Yue attendait de lui où même si elle attendait encore quelque chose. Il espérait qu’elle ait trouvé les bonbons, qu’Isaac avait eut raison et que son humeur serait bientôt meilleure. Sans y croire beaucoup, cependant.
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