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Bard ne sut que le lendemain qu’il n’avait pas réellement perdu son poste, ce qui aurait pu être une bonne nouvelle si Yue n’avait pas décidé de rendre ses heures de service aussi pénibles que possible. Sa nouvelle charge de travail l’obligea à prendre ses quartiers à la caserne, au milieu des jeux bruyants, des ronflements et des draps qui ne séchaient jamais par ce temps humide, qui collaient à la peau et qui sentait le dragon mouillé.

Il ne s’en plaignit pas. Jamais.

Quand son confort et ses privilèges lui manquaient, il repensait aux geôles de la cour de Tjarn, à la brûlure étourdissante de la soif, et à la chance qu’il avait d’en être loin. Pour une fois, Yue le ne le punissait pas comme un esclave, en oubliant les heures passées à genoux. Ainsi, ses petites cruautés pouvaient n’être qu’une épreuve à surmonter. Bard observait ses règles avec exactitudes, même en son absence, cherchait son approbation, parfois trop, ce qui l’indifférait au mieux et l’agaçait souvent.

Avec tout ce que la saison apportait de complications, ce petit drame privé aurait pu passer inaperçu si Yue s’était montrée plus raisonnable dans ses représailles et Bard moins zélé dans ses efforts de rédemption. Leurs comportements respectifs attisaient la curiosité, cependant. Ceux qui tentèrent de satisfaire la leur en rompant le pain à la table du fabuleux se heurtèrent à un mur. Conformément aux règles de sa maison, il ne se montra aussi discret que du temps où il se confondait à l’ombre de sa mestresse.

Le bavardage resta longtemps anecdotique, inconsistant, négligeable. Le menu du mess lui vola la priorité dans la plupart des conversations jusqu’au jour soudain où la vérité se mêla aux spéculations. Révélée par l’ami d’un ami, dans des circonstances obscures et transmise de bouche à oreille à la façon d’un joli conte : La petite princesse méprisait une certaine dragonne avec qui son chevalier avait eu l’aplomb de frayer en secret. Il se disait que la petite princesse devait être jalouse, à la façon d’une amante trahie, conjecture aussi romanesque que dégradante, qui relevait de l’inconduite professionnelle autant que de l’infamie mondaine.

Ce conte tomba dans l’oreille des principaux concernés un matin pluvieux. Yue arrivait trempée en salle de conférence, tout juste à l’heure. Ordinairement, Bard lui tenait son parapluie – ce qu’elle était capable de faire seule, mais n’aimait tout simplement pas faire. Pendant que son nouveau bras droit l’aidait à se sécher et prendre place, un groupe de l’équipe médicale entrait en gloussant des spéculations de leur cru. La dissipation générale se tassa, l’attention convergea vers une Yue rouge d’embarras, du bout du nez à la pointe des oreilles. Beaucoup y virent la confirmation d’une culpabilité quelconque. Bard seul y vit l’horreur véritable, l’ombre qui lui voilait les yeux, celle d’une baronnie et d’un duché qui ne souffraient pas l’affront.

Yue, dans toute l’amertume et la persistance de ses rancunes, ne représentait une menace que par association. Impossible d’en dire autant de celle qui avait réduit son propre fils à l’état d’esclave pour le corriger de son indiscipline, ou de celui qui avait explicitement promis la mort à Bard s’il s’avisait encore de poser problème à sa poupée préférée.

La violence des intempéries saisonnières isolait déjà l’archipel du reste de Terres Connues. Aucune information n’en sortirait avant longtemps, encore moins des bruits de casernes. Théoriquement, cela leur laissait le temps de les étouffer.

Bard envisagea, et renonça, à mettre en scène un démenti public. Personne ne le croirait lui avant de supposer qu’il mentait sous contrainte. Il ne pouvait pas non plus se tourner vers Mezmona sans risquer d’aggraver sa mestresse. La fuite de leur aventure ne pouvait pourtant venir que d’elle, de mots échappés par étourderie ou par fiel, qu’elle ne pouvait pas ravaler mais dont elle pouvait peut-être contrôler les dérives.

Passée la première surprise, Yue afficha une indifférence qu’il savait feinte chaque fois que les langues s’agitaient autour d’elle pour alimenter la rumeur. Les petites recrues qu’elle terrorisait naguère se plaisaient à la provoquer, à projeter de la honte sur son visage impassible et des mensonges dans tout ce qu’elle ne disait pas.

Ses sources de préoccupation se multipliaient depuis son retour de mission, au point que tout lui paraissait à la fois dramatique et dérisoire.

Une fuite dans le plafond de la chambre d’Isaac, assez grave pour avoir abîmé plusieurs dizaines de ses livres, motivait sa sœur à se montrer moins regardante dans le choix de ses ouvriers. La première équipe sur laquelle elle jeta son dévolu, ainsi que la suivante, suivie de trois autres encore, refusèrent catégoriquement de travailler pour elle ou ignorèrent ses sollicitations.

Sa date anniversaire passa sans qu’elle n’ait avancé le moindre préparatif pour la réception qu’elle se devait d’organiser au retour des beaux jours. Pour bien faire, elle aurait pourtant déjà dû avoir envoyé ses invitations, retenu certains prestataires et commandé une robe, à moins qu’il ne lui reprît l’envie de l’année passée, celle de se présenter en uniforme cérémoniel, à la façon des vieux généraux ; sursaut de rébellion cher payé, surtout pour qui n’a pas de médaille à s’épingler au poitrail.

Le seul accomplissement militaire de Yue consistait à avoir été recruté par le Silence – encore devait-elle cela à sa position sociale plus qu’à ses talents précoces – et travailler sa position actuelle ne risquait pas de lui gagner le moindre mérite.

Son travail à la protection civil l’usait. C’était un cycle incessant, entre chaque intempérie, d’inspection et de contrôle, d’inventoriage et de ravitaillement ; un flot ininterrompu de nouvelles insignifiantes dont il fallait souffrir les rapports quotidiens ; des heures perdues, souvent trop matinales, à planifier des journées faites de riens, à se féliciter d’avoir évité des incidents hypothétiques et chercher des coupables chaque fois que survenait un inévitable.

Yue s’apprêtait à signer le départ d’une énième ronde lorsqu’elle s’entendit appeler. Isaac, dégoulinant de pluie, venait de faire irruption à la caserne.

Il avait repris l’école la veille et aurait encore dû y être, surtout par ce temps. Cette apparition la vida de sang et de souffle. Aucun son ne sortit de sa bouche lorsqu’elle l’ouvrit.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? l’apostropha-t-il.

— Je… pardon ?

— Je n’ai plus accès au laboratoire d’alchimie ! Pourquoi tu m’as… Si tu me l’avais dit, j’aurais été d’accord pour que… Tu m’avais promis que je pourrais étudier la magie et je n’apprenais déjà pratiquement rien ! J’ai suivi toutes tes règles et maintenant, je n’apprends plus rien du tout ! C’est injuste !

Il haletait en même temps qu’il grelottait de froid, et parlait trop fort pour ne pas attirer l’attention. Yue se ressaisit sitôt qu’elle se sentit observé.

— Isaac.

Elle concentra dans ces deux syllabes toute l’autorité que pouvait commander sa voix sans hausser le ton.

— Tu ne me parles pas sur ce ton. Jamais. Surtout pas ici. Je suis claire ?

La confirmation se fit attendre, retardé par un souffle lourd entrecoupé de reniflements.

— Oui… Pardon.

Cette fois, Yue l’entendit à peine.

— Suis-moi, l’enjoignit-elle.

Yue fit signe à son auxiliaire de l’attendre et la conversation se poursuivit loin des oreilles indiscrètes, en tête à tête et huit clos.

Il s’avéra que dans sa hâte de se soustraire au professeur d’Isaac, Yue avait certifié à son insu qu’elle consentait, en plus des dix jours d’exclusion de son frère, à ce qu’il se fît barrer l’accès au lieu de l’infraction pour prévenir toute récidive, ce, jusqu’à la fin de l’année en cours.

Isaac, qui ne subissait ses cours que pour le droit d’accéder aux ressources pédagogiques des classes avancées, le vivait assez mal pour faire, seul et sous la pluie, le trajet jusqu’à la caserne.

— C’était vraiment irresponsable, lui reprocha-t-elle.

— Arrête, là ce n’est pas moi qui aie fait une bêtise, c’est toi qui n’as pas tenu ta promesse.

Les bras croisés, la tête basculée en arrière, Isaac s’adonnait à une démonstration de bouderie digne de Yue à huit ans. Imitation sincère sans être flatteuse.

— Je sais, admit-elle amèrement.

— Alors ?

— Alors je vais trouver une solution.

— Quand ?

— Aussi vite que possible. Pour ça et pour tout le reste.

Isaac inspira profondément en se redressant sur son siège. Sa sœur croisa les bras dans une attitude miroir. L’échange s’abîma dans leur mutisme respectif, changea de teinte de minute en minute. Isaac ne savait pas être en colère longtemps et Yue ne savait pas l’être contre lui.

— Je dois retourner travailler, soupira-t-elle. Attends qu’il arrête de pleuvoir si tu veux rentrer seul.

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