114.1

7 minutes de lecture

Bard ne sut que le lendemain qu’il n’avait pas réellement perdu son poste, ce qui aurait dû être une bonne nouvelle. Toutefois, Yue n’avait pas renoncé à le punir et s’appliqua à rendre ses heures de services aussi pénibles que possible, en lui imposant toutes les tâches ingrates de la caserne et des délais impossibles à tenir.

En même temps que tous ses privilèges, Bard perdit le droit de recevoir sa solde en propre. En cas de nécessité, il aurait à faire approuver la moindre de ses dépenses par Yue, celle-là même qui ne lui adressait plus la parole.

Il ne s’en plaignit pas. Jamais.

Il espérait qu’elle se lassât de ces petites cruautés, qui devaient lui faire pendre du temps et de l’énergie, à elle aussi. Par-dessus tout, il s’efforçait de ne pas escalader le conflit, en laissant à Yue l’espace qu’elle réclamait pour tout reconsidérer : la gravité de la faute, le fondement de l’interdiction initiale, la sévérité de sentence… Sa rancune pouvait n’être qu’une épreuve à surmonter, alors Bard observait ses règles avec exactitudes, même en son absence. Il se surpassait, cherchait son approbation sans la réclamer, parfois trop, ce qui hélas, l’indifférait visiblement.

Avec tout ce que la saison apportait de complications, ce petit drame privé aurait pu passer inaperçu si Yue s’était montrée plus raisonnable dans ses représailles et Bard moins zélé dans ses efforts de rédemption. Leurs comportements respectifs attisaient la curiosité, cependant, et la curiosité agitaient les langues ennuyées et les esprits fatigués des recrues rincées par la tempête. Le bavardage resta longtemps anecdotique, inconsistant, négligeable, jusqu’au jour soudain où la vérité se mêla aux spéculations. Révélée par l’ami d’un ami, dans des circonstances obscures et changeantes, cette vérité émergea incomplète : La petite princesse était en inimitié avec une certaine dragonne, que son chevalier a eu l’aplomb de fréquenter intimement, raison de sa défaveur. Personne ne savait pour Natacha, pour la fugue, pour l’interdiction explicite foulée au pied, ni pour les six années de solitude que cette incartade avait échoué à guérir.

Pour combler les vides, il se disait que la petite princesse devait être jalouse – jalouse à la façon d’une amante trahie –, conjecture aussi romanesque que dégradante, qui relevait de l’inconduite professionnelle autant que de l’infamie mondaine.

La première fois que Yue eut vent de ces accusations, au prélude dissipé d’une conférence matinale, la déroute lui rougit le visage du bout du nez à la pointe des oreilles : sa figure d’embarras, air de petite fille contrite ou d’adolescente ingénue, rare et équivoque. Beaucoup y virent la confirmation d’une culpabilité. Bard seul y vit l’horreur véritable, l’ombre qui lui voilait les yeux, celle d’une baronnie et d’un duché qui ne souffraient pas l’affront.

Yue, dans toute l’amertume et la persistance de ses rancunes, ne représentait pas une menace écrasante. Impossible d’en dire autant de celle qui avait réduit son propre fils à l’état d’esclave pour le corriger de son indiscipline ou celui qui avait explicitement promis la mort à Bard s’il persistait à poser plus de problèmes que nécessaire à sa poupée préférée.

La violence des intempéries saisonnières isolait déjà l’archipel du reste de Terres Connues. Aucune information n’en sortirait avant longtemps, encore moins des bruits de casernes. Théoriquement, cela leur laissait le temps de les étouffer.

Bard envisagea et renonça à mettre en scène un démenti public. Personne ne le croirait lui avant de supposer que sa mestresse l’y obligeait. Son idée suivante fut de remonter à la source du premier fragment de vérité et essayer de rallier, faire évoluer le récit par la voix qui l’avait commencé. Problème, cette personne risquait fort d’être Mezmona, et Bard ne pouvait pas se permettre de l’approcher dans sa position.

Passée la première surprise, Yue ne donna plus signe d’émoi, quand bien même les provocations se multiplièrent. Bard ne sut que plus tard qu’au-delà de sa ténacité de façade, Yue s’inquiétait de problèmes autrement plus pressants.

Une fuite dans le plafond de la chambre d’Isaac, assez grave pour avoir abîmé plusieurs de ses livres, l’avait motivé à se montrer moins regardante dans le choix de ses ouvriers et jeter son dévolu sur la première équipe disponible. Cette équipe, ainsi que la suivante, suivie de trois autres encore, refusèrent purement et simplement de travailler pour elle, le tout sans raison fournir la moindre explication.

Yue dût temporairement céder sa chambre à son frère et sa bibliothèque, en place de quoi elle s’installa dans son bureau. Sa date anniversaire passa sans qu’elle ne se donnât la peine de rien. La réception, s’il devait y en avoir une, ne pouvait être donnée que sous un ciel clair. Il fallait pourtant y penser de bonne heure et, à cet égard, Yue aurait déjà dû avoir envoyé ses invitations, choisit et retenu certains prestataires, commandé une robe, à moins qu’il lui reprît l’envie de l’année passée, de se présenter en uniforme cérémoniel, à la façon des vieux généraux. À la déférence qu’aucune médaille n’ornait son poitrail et que les compliments qu’elle avait reçu ce jour maudit furent hypocrite pour la plupart. Les reproche du baron, eux, avaient été sincère.

Pour ne rien arranger, le jour où Isaac reprit l’école fut orageux, ce qui rendit Yue nerveuse au point de lui frôler le malaise. Son nouveau bras droit dut insister pour lui faire avaler une ration en apprenant qu’elle jeûnait depuis la veille. Yue mâchonnait celle-ci de mauvaise grâce quand, dégoulinant de pluie, Isaac fit irruption à la caserne.

Depuis le mess, pratiquement désert à cette heure et dont toutes les portes étaient ouvertes, Yue entendit l’écho de sa voix lorsqu’il la demanda et se précipita à sa rencontre.

Il aurait dû être en cours. Tout au moins à l’étude. Si cela n’avait pas suffi à inquiéter Yue, les premiers mots d’Isaac la mortifièrent :

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? s’indigna-t-il.

— Je… pardon ?

— Je n’ai plus accès aux salles d’études des classe supérieures ! Pourquoi tu m’as… Si tu me l’avais dit, j’aurais été d’accord pour que… Tu m’avais promis que je pourrais étudier la magie et je n’apprenais déjà pratiquement rien ! J’ai suivi toutes tes règles et maintenant, je n’apprend plus rien du tout ! C’est injuste !

Il haletait en même temps qu’il grelottait de froid, et parlait trop fort pour ne pas attirer l’attention. Yue se ressaisit sitôt qu’elle se sentit observé.

— Isaac.

Elle concentra dans ces deux syllabes toute l’autorité que pouvait comandant sa voix sans hausser le ton.

— Tu ne me parles pas sur ce ton. Jamais. Surtout pas ici. Je suis claire ?

La confirmation se fit attendre, retardé par un souffle lourd entrecoupé de reniflements.

— Oui… Pardon.

Cette fois, Yue l’entendit à peine.

— Suis-moi, l’enjoignit-elle.

La conversation se poursuivit loin des oreilles indiscrètes, en tête à tête et huit clos.

Il s’avéra que dans sa hâte de se soustraire au professeur d’Isaac, Yue avait certifié à son insu qu’elle consentait, en plus des dix jours d’exclusion de son frère, à ce qu’il se fît barrer l’accès au lieu de l’infraction pour prévenir toute récidive, ce jusqu’à la fin de l’année en cours.

Isaac, qui ne subissait ses cours que pour le droit d’accéder aux ressources pédagogiques des classes avancée, le vivait assez mal pour faire, seul et sous la pluie, le trajet jusqu’à la caserne.

— C’était vraiment irresponsable.

— Arrête, là ce n’est pas qui ait fait une bêtise, c’est toi qui n’as pas tenu ta promesse.

Les bras croisés, la tête basculée en arrière, Isaac s’adonnait à une démonstration de bouderie digne de Yue à huit ans. Imitation sincère sans être flatteuse.

— Je sais, admit-elle amèrement.

— Alors ?

— Alors je vais trouver une solution.

— Quand ?

— Aussi vite que possible. Pour ça et pour tout le reste.

Isaac inspira profondément en se redressant sur son siège, enhardit par la lassitude. Sa sœur croisa les bras dans une attitude miroir. L’échange s’abîma dans leur mutisme, qui changea de teinte de minute en minute. Isaac ne savait pas être en colère longtemps et Yue ne savait pas l’être contre lui.

Ils se mirent d’accord pour rentrer ensemble en fin de journée, en attendant quoi, Isaac pouvait rester dans la caserne à condition de ne déranger personne.

Pour autant, Yue ne pensait pas à autre chose en quittant la caserne pour son dernier tour d’inspection. Ils se seraient égarés plusieurs fois sans Shen pour lui demander, l’air de ne pas se rendre compte de sa distraction, s’il ne voilait pas mieux prendre le chemin balisé plutôt qu’un raccourci potentiellement accidenté ou qu’un officier avait déjà dû s’occuper de la zone vers laquelle elle se dirigeait.

— Tu es un peu trop parfait, dans ton rôle, grommela Yue. Tu n’es jamais fatigué de le jouer ?

— Pas plus que vous, ma dame.

Yue le toisa par-dessus l’épaule, ses paupières presque fermées, fébriles sous l’averse, qui couvaient une colère tiède.

— Je ne dis pas cela pour vous manquer de respect. Je ne fais que remarquer que vous êtes fatiguée.

— Peu importe. Parlons de tes soucis à toi, pour une fois, ça nous changera de conversation.

Shen n’était pas certain de devoir la prendre au mot. Peut-être lui demandait-elle seulement de se mêler de ses affaires ?

— Ta vie est si paisible que ça, même sous mes ordres ?

— Ma vie est…

Shen souffla dans son sourier.

— Ma mère dit toujours que ma vie n’a pas commencé, alors que je ne devrais pas être en mesure de la trouver difficile.

— C’est bien le genre de chose que dirait une mère…

Cela n’avait rien d’un compliment entre ses dents serrées, noyé sous le plic-ploc irrégulier d’une fin d’orage.

— Ce que je veux dire, voulut-il se rattraper, c’est que mes embêtements sont bien ordinaires comparés aux vôtres.

— Pourtant je suis plus jeune que toi. Est-ce que ça veut dire que ta mère a tort ou que mes problèmes sont insignifiants ?

— Je… Je crois que ça veut dire que je dois apprendre à tenir ma langue. J’ai trop parlé. Veuillez me pardonner.

Yue tourna un de ses sourires artificiels vers le lointain. En étudiant son profil, Shen réalisa que le sens de cette expression lui échappait complètement.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0