CHAPITRE 1 — Le réveil
La pluie s’écrasait contre la vitre, régulière, presque apaisante. Une pluie fine et obstinée, qui semblait vouloir laver quelque chose d’invisible. Astrée ouvrit les yeux lentement, comme on sort d’un rêve trop dense. Son cœur battait à contretemps, cognant dans sa poitrine avec une violence animale. Pendant un instant, elle ne sut plus où elle était. Le plafond gris, les ombres allongées des rideaux, la lueur froide de son ordinateur en veille… Tout lui semblait étranger.
Puis la réalité reprit sa place : sa chambre, minuscule, tapissée de livres et de croquis. Des bougies éteintes sur le bureau, une tasse de thé renversée, et un carnet entrouvert sur le sol, le stylo encore posé dessus. Elle s’assit, les mains tremblantes. Le rêve lui collait à la peau. Ce visage. Cette voix. Ces cendres. Elle n’avait pas rêvé depuis des mois, ou alors elle n’en gardait aucun souvenir. Mais cette fois, tout semblait réel : la terre, l’odeur du fer, la brûlure sur sa poitrine.
Quand elle baissa les yeux, elle vit trois symboles tracés sur son avant-bras. Ce n’était ni du feutre ni du crayon, mais une encre noire et mate, incrustée dans la peau comme une cicatrice fraîche. En approchant les doigts, elle sentit la surface vibrer légèrement, comme si quelque chose respirait dessous. Une phrase lui traversa l’esprit, fluide et étrangère : Ce qui sommeille ne demande qu’à se souvenir.
Elle recula, le souffle court. « C’est ridicule… » murmura-t-elle, en se levant pour rejoindre la fenêtre. Dehors, la ville encore endormie baignait dans un brouillard laiteux. Des toits luisants, des silhouettes floues, le sifflement d’un train lointain. Une matinée sans relief. Pourtant, sur la vitre embuée, la condensation dessinait un mot : Bientôt. Astrée resta figée. Elle passa la main sur la trace. Rien. Pas d’écriture réelle, juste la buée. Et pourtant, elle aurait juré l’avoir lu.
Elle soupira et chercha à se raccrocher à quelque chose de rationnel. Ses études de psychologie, ses cours, ses notes… Tout sauf ce qu’elle venait de vivre. Elle ramassa son carnet sur le sol et l’ouvrit à la dernière page écrite. Les mots qu’elle découvrit la firent chanceler : Je me souviens du feu. Je me souviens de lui. Elle n’avait aucun souvenir d’avoir écrit cela, et l’écriture n’était pas la sienne.
Les heures suivantes se déroulèrent dans un état second. Elle tenta de suivre le rythme familier de ses matins : café noir, chemise ample, écouteurs vissés aux oreilles. Mais chaque geste semblait creux, presque automatique. En se regardant dans le miroir de l’entrée, elle eut un léger vertige. Les cernes, la peau pâle, les lèvres fendillées… et dans le fond de ses yeux, une lueur qu’elle ne se connaissait pas. Une lueur de fièvre.
L’université n’était qu’à vingt minutes de marche. Les pavés luisaient, les passants pressaient le pas sous leurs parapluies. Astrée serra son manteau autour d’elle. La pluie semblait la suivre, plus dense à chacun de ses pas. Sur le chemin, elle passa devant la petite librairie ésotérique qu’elle aimait depuis l’adolescence : L’Œil du Ciel. La devanture violette semblait fondre sous la pluie. Derrière la vitrine, des cristaux suspendus et des cartes de tarot dispersées.
Elle hésita un instant, puis entra. Une clochette tinta, et l’odeur d’encens la submergea aussitôt. Derrière le comptoir, une femme aux longs cheveux blancs leva la tête vers elle. Ses yeux d’un bleu laiteux semblaient traverser la matière. Astrée comprit aussitôt qu’elle était aveugle.
— Je t’attendais, dit la femme simplement.
Astrée sursauta.
— Pardon ? Vous…
— Tu portes encore ses marques, continua-t-elle.
— Mes quoi ?
La femme tendit la main vers son bras, sans hésiter, comme si elle voyait à travers sa peau. Astrée recula d’un pas.
— Qui êtes-vous ?
— Myrrha. Et toi, tu es celle qui a oublié.
Le silence tomba. Dans le fond du magasin, un vieux phonographe se mit à jouer une mélodie déformée. Myrrha esquissa un sourire calme, presque triste.
— Les rêves n’oublient jamais, dit-elle doucement. Même quand les corps changent.
Astrée sentit son ventre se nouer.
— Je ne comprends pas.
— Tu comprendras quand tu arrêteras d’avoir peur, répondit Myrrha. Et surtout, quand tu accepteras que ce que tu appelles folie n’est peut-être que mémoire.
La clochette tinta à nouveau. Une bourrasque fit vaciller les bougies. Myrrha relâcha sa main et ajouta :
— Pars, pour aujourd’hui. Mais reviens avant la prochaine lune noire.
Astrée voulut répondre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle sortit dans la rue, la pluie s’intensifiant à chaque pas. Sur le trottoir, elle leva les yeux vers la vitrine. À travers le verre embué, Myrrha ne bougeait plus. Mais à sa place, une silhouette masculine se dessinait, floue, sombre, comme un souvenir mal effacé. Et cette fois, la buée formait un autre mot : Souviens-toi.
Le cœur battant, Astrée recula. Quand elle cligna des yeux, la silhouette avait disparu.
Elle rentra chez elle sans trop savoir comment. Le monde paraissait différent, ou peut-être était-ce elle qui avait changé. Dans sa chambre, la lumière clignotait faiblement, comme troublée par une présence. Elle s’assit sur le lit, serra son carnet contre elle, les yeux fixés sur son bras. Les symboles y brillaient désormais faiblement, comme des braises sous la peau.
Alors qu’elle fermait les yeux, une voix résonna dans son esprit. Elle ne sut pas si elle venait de l’extérieur ou d’elle-même. Tu n’as jamais cessé d’être deux.
La nuit suivante, Astrée dormit peu. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, la phrase se reformait derrière ses paupières : Tu n’as jamais cessé d’être deux.
Elle tenta d’écrire, de mettre des mots sur ce qu’elle ressentait, mais la plume dérapait. Les phrases perdaient leur sens, comme si une autre main s’en mêlait. Vers quatre heures du matin, elle abandonna, la tête lourde de fatigue.
Le lendemain, à la bibliothèque universitaire, elle chercha instinctivement quelque chose qui pourrait expliquer ce qui lui arrivait. Elle parcourut les rayons de psychologie, puis dériva vers les sections qu’elle évitait d’habitude : occultisme, symboles anciens, mythes. Les livres semblaient la regarder.
Elle en prit un au hasard : Langage des runes et mémoire des âmes.
Une page s’ouvrit d’elle-même sur un dessin identique à celui gravé sur son bras.
Sous l’illustration, une note manuscrite : Signe de l’Âme scindée – lorsque deux fragments cherchent à se rejoindre par le rêve.
Un frisson la traversa. Le bruit de la pluie sur les vitres lui rappela la voix du rêve. Elle ferma le livre d’un geste brusque et se leva.
Sur le chemin du retour, la ville semblait la suivre. Les reflets des vitrines formaient des silhouettes qu’elle croyait reconnaître ; les réverbères vacillaient quand elle passait dessous. À chaque pas, une impression de déjà-vu l’enveloppait, familière et étouffante.
Arrivée chez elle, Astrée remarqua une enveloppe glissée sous la porte. Pas de nom, pas d’adresse. À l’intérieur, une seule carte de tarot : La Lune.
Au dos, une écriture qu’elle n’avait jamais vue : “Avant la prochaine lune noire.”
Son souffle se coupa.
Elle pensa à Myrrha, à la promesse qu’elle avait faite sans comprendre. Peut-être n’avait-elle jamais quitté vraiment la boutique.
La lumière de sa lampe clignota. Une ombre passa sur le mur, fine, précise.
Et dans le miroir de la pièce, un éclat fugace : un regard qu’elle connaissait déjà.
Kael.

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