CHAPITRE 2 — L’appel

5 minutes de lecture

La carte de La Lune resta posée sur la table pendant des heures. Astrée l’observait de loin, comme si le simple fait de la toucher pouvait déclencher quelque chose d’irréversible. Le papier semblait pulser doucement, respirer avec elle. Chaque fois qu’elle détournait le regard, elle croyait percevoir un mouvement sur l’image : les deux silhouettes au bord du lac se rapprochaient imperceptiblement.

Elle passa la journée à tenter de rationaliser. Une farce, sans doute ; peut-être Myrrha voulait-elle seulement l’attirer de nouveau dans sa boutique. Mais plus elle essayait d’y croire, plus une angoisse sourde s’installait. Rien, dans cette carte, n’avait de logique humaine.

Vers dix-huit heures, le ciel vira au gris métallique. La pluie commença à tomber, fine et continue. Astrée s’assit à son bureau, carnet ouvert, plume en main. Elle décida de tout noter : les rêves, la boutique, la femme aveugle, la phrase sur la vitre.

Si elle couchait tout sur le papier, peut-être reprendrait-elle le contrôle.
Les premières lignes furent précises, méthodiques ; mais bientôt, son écriture se déforma. Les mots s’allongeaient, s’enchevêtraient, prenaient des formes inconnues. À la fin de la page, une phrase apparut qu’elle ne se souvenait pas avoir écrite : Je ne dors plus. Il m’appelle. Il me connaît.

Un courant d’air froid passa dans la pièce. La lampe grésilla, la flamme d’une bougie vacilla. La porte du couloir, qu’elle était certaine d’avoir fermée, s’entrouvrit dans un léger grincement.

— Il y a quelqu’un ?

Sa voix se perdit dans le silence. Seule la pluie répondait, claquant contre les vitres. Pourtant, Astrée sentit la présence, lourde et familière, glisser derrière elle. L’air se densifia, saturé d’électricité.

Elle s’approcha du miroir. Son propre reflet semblait se troubler, comme une image sous l’eau. Un éclat sombre traversa la surface : une ombre d’homme, immobile derrière elle.
Son cœur s’arrêta une seconde.

— Kael…

Le nom lui échappa, instinctif, comme s’il avait toujours été là. Le miroir vibra, l’espace se plia un instant. Une main translucide émergea du verre ; les doigts frôlèrent sa joue. Une chaleur douce, presque humaine.

— Tu te souviens, murmura une voix.

Astrée sursauta, trébucha contre le lit. Le miroir redevint lisse. Elle resta là, haletante, les yeux fixés sur la surface immobile. Quand elle osa toucher sa peau, elle sentit la trace : une brûlure fine, comme une marque à peine cicatrisée. Elle tenta d’appeler quelqu’un — Camille, sa colocataire partie chez ses parents — mais son téléphone n’affichait aucun réseau. Elle resta un moment assise, les doigts crispés sur l’appareil, puis le reposa. Qui croirait une histoire pareille ?

La nuit tomba. Astrée enfouit la carte de La Lune sous une pile de livres et se glissa dans son lit sans se déshabiller. Le sommeil ne vint pas. Les bruits du dehors s’étaient effacés ; même la pluie semblait suspendue. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, une image s’imposait : une clairière, des pierres dressées, un ciel fendu de rouge, et cette voix, plus claire à chaque fois : Reviens.

Au petit matin, elle se leva d’un bond. Ses draps étaient trempés de sueur, et sur son bras, les symboles avaient repris vie : des lignes lumineuses, mouvantes, comme si elles cherchaient à se recomposer. Elle enfila un manteau, attrapa ses clés et sortit sans réfléchir.

La ville baignait dans un brouillard dense. Les passants lui paraissaient lointains, irréels, comme des ombres animées par une autre main. Ses pas la guidèrent d’eux-mêmes jusqu’à L’Œil du Ciel.

La clochette tinta avant même qu’elle ne touche la porte. Myrrha était déjà là, assise derrière le comptoir.

— Tu as entendu son appel, dit-elle simplement.

Astrée resta immobile.

— Je ne comprends pas ce qu’il veut.

— Il ne veut rien, répondit Myrrha. Il cherche à exister.

La jeune femme s’assit, les épaules crispées.

— C’est une hallucination. Un… mécanisme de défense, peut-être. Je travaille trop.

Myrrha eut un léger rire.

— Tu n’étudies pas la folie, Astrée. Tu l’exprimes. Ce que tu crois étudier en théorie, tu le vis dans ta chair.

Astrée secoua la tête.

— Non. Je refuse de croire à tout ça.

La vieille femme prit sa main, la paume vers le haut.

— Alors regarde.

Les symboles sur sa peau se mirent à luire faiblement, dorés sous la lumière du comptoir. Myrrha effleura la plus grande marque du bout du doigt.

— C’est le signe de la scission. Deux fragments d’une même âme séparés par la peur. L’un se souvient, l’autre fuit.

Astrée retira sa main brusquement.

— Et vous croyez vraiment à ça ?

— Je ne crois pas. Je vois.

Myrrha se leva lentement, fouilla dans une petite boîte et lui tendit une pierre noire, polie, aussi lisse que du verre.

— On l’appelle obsidienne miroir. Elle repousse ce qui veut te posséder, mais elle attire ce qui doit être compris. Si la voix t’appelle cette nuit, ne réponds pas. Écoute-la seulement.

Astrée prit la pierre. Elle était glaciale. En la serrant, elle eut l’impression d’entendre un léger bourdonnement, comme un écho lointain.

En quittant la boutique, la pluie s’arrêta. Le silence tomba d’un coup, irréel. Dans la vitrine, la carte de La Lune occupait maintenant toute la surface, et au-dessus, écrit en lettres d’argent : Souviens-toi.

Le jour suivant, Astrée tenta de reprendre le cours normal de sa vie. Elle assista à ses cours, prit des notes mécaniquement, évita les regards. Ses camarades lui posaient des questions banales ; elle répondait sans écouter. Le monde semblait fonctionner à un rythme qu’elle ne reconnaissait plus.

Le soir, elle resta des heures à fixer l’obsidienne posée sur son bureau. À chaque reflet, elle croyait voir un mouvement. À vingt-deux heures, elle éteignit toutes les lumières et s’allongea. Le silence était complet.

Une heure passa. Deux. Puis la voix revint.

« Je suis là. »

Astrée ouvrit les yeux. La pierre dans sa main chauffait doucement. Sur le mur, une ombre se dessinait, immobile, plus dense que la nuit.

— Pourquoi moi ? murmura-t-elle.

« Parce que tu m’as créé. »

Le souffle lui manqua. L’ombre se déplaça lentement, comme coulée depuis le plafond, jusqu’à se tenir devant elle. Dans le noir, deux éclats argentés, des yeux.

— Kael…

« Tu m’as oublié. Mais je ne suis pas parti. »

Elle voulut bouger, parler, fuir ; son corps refusa. Une chaleur monta en elle, mêlée d’effroi et d’un désir qu’elle ne comprenait pas. L’air vibrait autour d’eux, saturé de murmures.

Kael fit un pas. La lumière de la lune filtra à travers les volets et effleura son visage. Ce n’était pas une hallucination. Il était là, tangible, magnifique et terrible.

— Que veux-tu de moi ?

Il s’agenouilla près du lit, effleura la pierre dans sa main.

— Pas ton âme, dit-il doucement. Ta mémoire.

La chaleur devint insoutenable. Tout autour d’elle se dissolvait ; les murs, le lit, le monde. Astrée ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle n’était plus dans sa chambre. Le sol sous ses pieds était de terre humide, l’air chargé d’encens et de cendres. Devant elle, les mêmes pierres dressées que dans ses rêves.

Kael se tenait au centre du cercle.

— Bienvenue chez nous.

Annotations

Vous aimez lire sombredesir_ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0