CHAPITRE 3 — La clairière
L’air avait une densité étrange, tiède et humide, comme avant l’orage. Astrée resta un long moment immobile, les yeux écarquillés, incapable de savoir si elle respirait encore. Sous ses pieds, la terre était froide, gorgée d’eau, collant à ses chevilles. Autour d’elle s’étendait un cercle de pierres massives, noircies par le temps. Aucune ne portait la même forme ; certaines penchaient, d’autres semblaient prêtes à s’écrouler.
Au-dessus, le ciel vibrait d’un rouge sourd. Pas de lune, pas d’étoiles : seulement cette lumière mouvante, semblable à une braise géante. Dans le silence, chaque battement de son cœur sonnait comme un tambour.
Kael se tenait au centre du cercle. Sa silhouette se découpait nettement sur la lueur. Il n’avait pas l’air surpris de la voir.
— Tu vois, dit-il, tu te souvenais déjà.
Sa voix paraissait venir de partout à la fois, de la terre, de l’air, de l’intérieur d’elle. Astrée voulut répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
— Où sommes-nous ? finit-elle par souffler.
— Entre deux souffles. Là où les rêves attendent que quelqu’un les réveille.
Elle fit un pas en avant. Les pierres vibraient, émettant un son grave, presque musical. Sur le sol, des traces circulaires, comme si un feu ancien avait brûlé ici des siècles auparavant.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu m’as façonné, dit-il simplement. Tout ce que tu as refoulé, tout ce que tu as nié de toi, c’est moi.
Astrée sentit la colère monter, mêlée de peur.
— Je ne t’ai jamais voulu.
— C’est faux. Tu m’as appelé chaque fois que tu as rêvé de disparaître. Je ne suis que ta mémoire.
Il s’approcha lentement. Ses yeux avaient perdu leur éclat d’acier ; on y voyait désormais un reflet doré, presque humain. La chaleur de son corps se diffusa autour d’elle.
— Regarde-moi, Astrée. Ce que tu ressens n’est pas de la peur. C’est la reconnaissance.
Elle recula d’un pas. Ses jambes tremblaient.
— Si je suis ici, alors je dors.
— Tu te souviens de ce que Myrrha t’a dit ? Écoute, mais ne réponds pas.
Les sons de la clairière se modifièrent. Un murmure naquit, d’abord faible, puis plus clair : des voix superposées, des fragments de phrases, des rires, des pleurs. Astrée tourna sur elle-même. Chaque pierre semblait contenir une mémoire différente : un visage, un éclat d’image, un mot. Elle reconnut brièvement sa propre voix, plus jeune, qui criait quelque chose qu’elle ne put saisir.
— Ce sont tes échos, expliqua Kael. Tes vies, tes regrets, tout ce que tu as laissé ici.
Astrée ferma les yeux. Un vertige la saisit ; son cœur battait trop vite. Quand elle les rouvrit, Kael n’était plus seul. Myrrha se tenait derrière lui, vêtue d’une robe claire, les yeux désormais transparents, sans laiteux ni cécité.
— Tu l’as suivie, dit-elle doucement à Kael.
— Je n’ai jamais cessé.
Myrrha s’avança vers Astrée.
— Tu crois rêver, mais ce lieu existe à chaque battement de ton sang. Tu peux y entrer quand tu dors, et parfois quand tu pleures. Il n’obéit qu’à ce que tu refuses de voir.
Astrée tenta de reprendre le contrôle.
— Si tout cela vient de moi, alors je peux m’en libérer.
Myrrha hocha la tête.
— Oui. Mais pas en fuyant. En regardant.
Kael la fixa.
— Regarde-moi, Astrée.
Son regard plongea dans le sien. Des images jaillirent : un autre temps, un temple effondré, la même clairière éclairée par une lune bleue. Elle le vit agenouillé, blessé, la suppliant de rester. Elle, vêtue de blanc, reculant, murmurant : Je choisis la lumière. Puis le feu. Puis l’obscurité.
Le souvenir la heurta comme un coup. Elle se plia en deux, les mains sur la tête. Les symboles sur son bras se mirent à luire violemment, projetant des éclats sur les pierres.
— Arrête ! cria-t-elle.
Kael s’approcha, posa une main sur son épaule.
— Tu n’as pas besoin d’arrêter. Tu dois comprendre. Ce feu, c’est toi qui l’as allumé.
Les flammes apparurent soudain autour du cercle, hautes, rouge orangé, dansant sans chaleur. Myrrha se tenait désormais à l’extérieur, son visage calme.
— Ne crains rien. Ce n’est pas la mort, c’est la mémoire.
Astrée sentit son corps se délier, comme si chaque parcelle d’elle se rappelait une ancienne forme. La douleur se transforma en chaleur, puis en lumière. Kael se fondait presque dans le feu.
— Dis-le, dit-il doucement.
— Quoi ?
— Dis que tu te souviens.
Les mots sortirent d’eux-mêmes.
— Je me souviens.
Le feu s’éteignit aussitôt. Le ciel reprit sa teinte grise. La clairière se vida de toute vibration. Kael s’agenouilla devant elle, un sourire à peine perceptible.
— Alors je peux enfin respirer.
Il tendit la main. Astrée hésita, puis la prit. Sa peau n’était ni chaude ni froide, mais d’une texture étrange, presque liquide. Une sensation de vertige l’envahit ; tout se mit à tourner.
Quand elle rouvrit les yeux, elle était dans son lit. Le matin filtrait à travers les rideaux. L’obsidienne reposait dans sa main, tiède. Sur la table de chevet, la carte de La Lune avait disparu.
Pendant quelques minutes, elle resta allongée, à écouter le silence. Les bruits familiers du dehors — le bus, les pas, la pluie — reprenaient place. Tout semblait normal. Pourtant, elle sentait encore la terre humide sous ses pieds.
En se levant, elle aperçut sur son bras un nouveau symbole, plus grand que les précédents, tracé à l’encre rouge sombre. Il représentait un cercle brisé par une ligne verticale. Sous le dessin, une phrase écrite en lettres fines : Le feu ne détruit que ce qu’il révèle.
Astrée s’appuya contre le mur, les jambes faibles. Le souvenir de la clairière était net : les pierres, Myrrha, Kael, les flammes. Rien n’avait disparu avec le réveil.
Elle alla jusqu’à la fenêtre. Dehors, le ciel avait la même teinte de braise que dans le rêve.
Et, sur la vitre, un mot se forma lentement, écrit par une main invisible :
“Encore.”
Elle resta longtemps debout devant la fenêtre, à regarder le mot qui se formait sur la vitre. Le brouillard avalait la rue ; les passants n’étaient plus que des silhouettes blanchâtres. Le mot « Encore » s’effaça lentement, comme aspiré par la buée, jusqu’à disparaître.
Astrée inspira profondément. Tout son corps vibrait encore, comme si le voyage n’avait pas vraiment pris fin. Chaque battement de son cœur faisait remonter des images : la clairière, les flammes, Kael qui lui tendait la main. Elle prit un carnet propre et écrivit tout ce dont elle se souvenait. Les phrases s’enchaînèrent sans effort, plus précises qu’à l’habitude.
À la fin, elle signa d’un geste machinal : A. & K.
Elle fixa la signature, interdite. Elle ne se souvenait pas d’avoir ajouté la seconde initiale. Un bruit sourd résonna depuis la cuisine. Elle sursauta ; la tasse qu’elle avait laissée sur le bord de l’évier gisait brisée au sol.
Personne d’autre dans l’appartement.
Pourtant, elle sentit l’air se réchauffer derrière elle, une respiration proche de son oreille.
— Ce n’était pas un rêve, murmura une voix à peine audible.
Elle se retourna violemment : rien. Seulement le reflet de son visage dans le micro-ondes, blême et tremblant. Elle passa la journée à vérifier chaque coin de la pièce, à tenter de se convaincre qu’elle perdait simplement la raison.
Mais l’après-midi, alors qu’elle rangeait ses affaires pour sortir, elle trouva glissé entre deux livres un fragment de papier brûlé. Sur la moitié intacte, on pouvait lire : Le feu ne détruit que ce qu’il révèle.
Le soir, elle décida d’aller marcher. Le vent avait chassé la pluie ; la ville étincelait sous les lampadaires. Elle s’arrêta devant la vitrine d’une boutique fermée : des bijoux, des miroirs, des chandeliers. Son reflet la fixait, les yeux plus sombres qu’en réalité. Dans la vitre, une silhouette masculine se forma, juste derrière elle.
Elle se retourna : la rue était vide.
Quand elle reporta son regard sur la vitrine, la silhouette avait disparu, mais son reflet, lui, semblait sourire.
Astrée rentra précipitamment.
Sur le palier, elle croisa une voisine âgée, qu’elle n’avait jamais remarquée auparavant. La femme s’arrêta, la dévisagea longuement.
— Vous avez les yeux des gens qui écoutent trop leurs rêves, dit-elle avant de s’éloigner.
Cette nuit-là, le sommeil fut agité. Des bruits sourds, comme des pas dans le couloir, la tiraient de ses demi-sommeils. Chaque fois qu’elle se levait, tout était calme. À la troisième fois, elle aperçut sur son bureau la pierre d’obsidienne ; elle brillait d’une lueur interne, pulsante. Astrée s’approcha. La surface reflétait non pas sa chambre, mais la clairière. Kael y marchait lentement, les yeux levés vers un ciel sans lune.
Il leva la tête, la regarda directement.
— Je t’ai trouvée, dit-il.
La lumière de la pierre s’éteignit. Astrée resta figée, la pierre tiède dans la main. Elle comprit qu’il ne vivait pas dans ses rêves, mais entre eux. Et qu’il savait désormais comment passer.
Au matin, le miroir de la salle de bains portait un dessin : le cercle brisé par une ligne verticale, tracé en condensation.
Sous le symbole, une seule phrase : « Bientôt, nous ne serons plus deux. »
Astrée recula, le souffle coupé. Elle pensa à Myrrha, à la clairière, à la promesse du feu. La peur revint, mais derrière elle, une autre émotion, plus trouble : un besoin impérieux de comprendre, d’aller jusqu’au bout. Elle s’habilla lentement, prit son carnet, la pierre et quitta l’appartement.
La rue l’attendait, silencieuse. Quelque part, au bout du brouillard, une clochette tinta — le son familier de L’Œil du Ciel.

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