CHAPITRE 4 — L’Œil du Ciel
La clochette de la boutique tinta avant même qu’Astrée n’en pousse la porte. Le bruit, pourtant familier, résonna dans sa poitrine comme un signal d’alarme. L’air qui s’échappa du magasin portait l’odeur d’encens et de vieux papier humide ; un parfum à la fois rassurant et entêtant, saturé de souvenirs qui n’étaient pas les siens.
Myrrha était là, assise derrière le comptoir. La lumière tombait obliquement sur elle, soulignant les rides de son visage et le voile laiteux de ses yeux. Elle ne bougea pas quand Astrée entra ; seule sa tête s’inclina légèrement, comme si elle percevait la vibration de ses pas.
— Je savais que tu reviendrais, dit-elle.
Astrée resta un moment sans répondre. Le bruissement des pages, au fond de la boutique, semblait provenir d’un livre qu’on feuilletait seul.
— Je n’avais pas le choix, murmura-t-elle. Il est revenu.
Myrrha acquiesça lentement.
— Kael.
Le simple nom suffit à faire frémir l’air. Astrée sentit un courant invisible lui caresser la nuque.
— Je veux comprendre, dit-elle. Ce qu’il est. Ce que je suis pour lui.
La vieille femme lui fit signe d’approcher. Sur le comptoir, un vieux grimoire à la reliure usée était ouvert sur une page constellée de symboles rouges.
— Regarde.
Le dessin reproduisait le cercle brisé que portait son bras. Sous l’encre, de fines griffures creusaient le parchemin, comme si le motif avait été gravé au fer.
— C’est un sceau de jonction, expliqua Myrrha. Quand deux consciences se séparent brutalement, elles laissent un vide. Ce vide cherche toujours à se combler. L’un des fragments prend forme, l’autre le rappelle. Vous êtes liés par la mémoire du feu.
— Le feu ?
— Ce que tu as cru détruire.
Astrée ferma les yeux. L’image des flammes lui revint aussitôt : la chaleur, le bruit sourd du vent, le cri qu’elle n’avait jamais entendu.
— Je ne veux plus rêver de lui.
— Alors il viendra dans la lumière, répondit Myrrha. Ce que tu repousses franchit toujours la porte que tu lui offres.
Elle prit un petit coffret sous le comptoir et l’ouvrit. À l’intérieur reposait un médaillon circulaire, d’un métal sombre, presque liquide.
— Porte-le. Il ne t’empêchera pas de le voir, mais il ralentira son passage.
Astrée hésita, puis le saisit. Le métal était chaud, presque vivant.
— Et si je veux comprendre sans qu’il me consume ?
Myrrha eut un sourire discret.
— Alors tu devras écouter sans croire. Ni à lui, ni à moi. Seulement à la voix qui vient quand tout se tait.
Un silence dense tomba entre elles. Dehors, le brouillard s’était épaissi ; la lumière du jour peinait à traverser la vitrine. Astrée sentit qu’elle devait partir, que rester plus longtemps dans ce lieu reviendrait à s’y dissoudre. Elle rangea le médaillon dans sa poche, remercia d’un signe de tête et sortit.
Dans la rue, la ville paraissait différente. Les sons étouffés, les contours flous, comme si la réalité s’était déplacée de quelques millimètres. Astrée marcha longtemps sans but. Elle traversa des places qu’elle connaissait, mais où chaque façade semblait légèrement décalée. Au détour d’une ruelle, elle s’arrêta : sur un mur, quelqu’un avait tracé à la craie blanche le même symbole que sur son bras.
Elle sentit alors une pulsation, un battement profond sous sa peau.
Kael.
La voix surgit sans prévenir, tout près de son oreille.
Tu me portes en toi. Tu ne peux plus me fuir.
Elle se retourna, mais la rue était vide. Pourtant, l’ombre de son propre corps s’allongeait, se séparait du reste, comme si une autre silhouette cherchait à s’en détacher. Astrée recula, paniquée, puis se mit à courir. Chez elle, le silence l’attendait. Elle referma la porte à double tour, s’appuya contre le battant. Le médaillon battait contre sa poitrine, rythme régulier, presque apaisant. Sur le bureau, l’obsidienne dormait, éteinte. Elle s’assit face à elle et, d’un geste machinal, caressa la surface lisse.
Une image apparut aussitôt : Kael, debout dans la clairière, son regard tourné vers le ciel. Il parla sans bouger les lèvres.
Tu cherches à comprendre, mais comprendre, c’est revenir.
— Je ne reviendrai pas, répondit-elle à voix basse.
L’image se troubla, se dissipa. La pierre se fissura d’un trait net. Un souffle d’air glacé passa dans la pièce, soulevant les feuilles de son carnet. Elles tournèrent jusqu’à la première page, où les mots s’écrivirent d’eux-mêmes : Le feu ne détruit que ce qu’il révèle.
La nuit tomba plus tôt que d’habitude. Astrée alluma toutes les lampes, mit de la musique pour couvrir le silence. Mais au milieu du deuxième morceau, le son se déforma, ralentit, puis se tut. Dans le reflet de la vitre, Kael se tenait derrière elle.
— Tu n’as plus besoin de dormir pour venir, murmura-t-il.
Elle ferma les yeux, sentit la chaleur de sa main frôler son épaule.
— Pourquoi moi ?
— Parce que c’est toi qui m’as donné naissance. Tu m’as créé pour contenir ce que tu refusais d’être.
— Et maintenant ?
— Maintenant, il faut que tu décides si tu veux vivre entière ou demeurer partagée.
Elle sentit la colère la traverser, la peur aussi.
— Je veux être libre.
Kael s’approcha, son souffle effleurant sa nuque.
— Alors brûle ce qui t’enchaîne.
La lumière des lampes vacilla. L’appartement entier sembla se pencher autour d’eux. Astrée se tourna enfin. Il était là, bien réel, les yeux d’une douceur infinie. Elle leva la main, toucha son visage : il était chaud, solide.
— Tu vois ? dit-il. Tu ne rêves plus.
Son cœur se mit à battre si fort qu’elle crut qu’il allait éclater. Elle voulut parler, mais il posa un doigt sur ses lèvres.
— Pas encore.
Le monde s’effaça une seconde fois. Quand elle rouvrit les yeux, elle était de nouveau seule. Le médaillon reposait au sol, noirci. L’obsidienne avait éclaté en deux morceaux parfaits. Sur la table, le carnet s’était ouvert à la dernière page ; une seule phrase y était inscrite, tracée d’une main qu’elle ne reconnut pas : “Le feu approche.”
La pièce semblait encore vibrer du passage de Kael. Astrée n’osait pas bouger. La lumière reprenait peu à peu sa place, mais chaque ombre lui paraissait plus épaisse. Elle ramassa le médaillon : la surface luisait comme une braise à l’agonie. Le métal laissa une trace sombre sur la paume de sa main. Elle s’assit, tenta de reprendre son souffle. La fatigue, la peur, tout se mêlait, mais au fond d’elle, une curiosité nouvelle grandissait : le besoin de savoir.
Elle ralluma une bougie, ouvrit le carnet resté sur la table. Les pages griffonnées portaient des phrases qu’elle n’avait pas écrites ; certaines étaient en latin, d’autres en runes, d’autres encore dans une langue qu’elle ne reconnut pas.
Ignis revelat, anima dividit.
Le feu révèle, l’âme se divise.
Elle répéta la phrase à voix basse ; la flamme vacilla. Le médaillon vibra légèrement, comme s’il réagissait à sa voix. Astrée se leva, alla chercher dans la bibliothèque les livres ramenés de l’université. Elle feuilleta d’abord machinalement, puis plus vite : symboles, rites, mythes sur la mémoire de l’âme.
Dans un ouvrage de mythologie nordique, un passage attira son regard :
« Quand l’ombre d’un être est séparée de son corps par le feu, elle erre jusqu’à être reconnue par la flamme de l’autre. »
Elle posa le livre, songeuse. Reconnaissance par la flamme. Était-ce ce que Kael voulait dire ?
Une sensation de chaleur remonta le long de sa nuque. Elle se tourna : la bougie brûlait plus haut, presque blanche. Dans la cire fondue, le métal du médaillon reflétait son visage et, derrière elle, une autre figure, floue, dorée. Elle étouffa un cri, souffla la flamme ; la vision disparut.
Le silence retomba, plus lourd encore. Elle s’assit à même le sol, dos contre le mur, les genoux serrés contre elle. Le médaillon pendait entre ses doigts. Elle se demanda si elle n’était pas en train de devenir folle, si Myrrha n’avait pas provoqué, volontairement ou non, une forme d’hypnose. Mais quand elle porta la main à son bras, les symboles brûlants prouvaient le contraire.
L’aube pointa. Une lueur bleue filtra par les rideaux. Astrée n’avait pas dormi. Elle se leva, prit une douche glacée, cherchant à s’ancrer dans le réel. L’eau coula longtemps ; sur la buée du miroir, des mots apparurent, tracés du bout d’un doigt invisible : “Souviens-toi de la première flamme.”
Le médaillon se réchauffa aussitôt contre sa peau. Elle ferma les yeux ; l’image d’un feu immense, au centre d’une clairière, se dessina. Au milieu, une femme en blanc – elle – tendait la main vers Kael.
Puis tout s’effaça.
Astrée rouvrit les yeux. Le miroir était redevenu lisse. Mais elle savait que la vision ne s’éteindrait pas aussi facilement. Elle s’habilla, attrapa le carnet, glissa le médaillon dans sa poche et quitta l’appartement. Dehors, la ville s’éveillait lentement. L’air avait cette odeur humide de pierre et de métal propre aux matins d’hiver. Elle prit la direction de la boutique. L’Œil du Ciel n’ouvrait pas encore, mais la lumière filtrait déjà sous la porte. Astrée frappa, une fois, puis encore. Aucune réponse. Elle poussa doucement ; la porte céda sans résistance. L’intérieur baignait dans une pénombre bleue. La clochette ne tinta pas. Les étagères étaient couvertes d’une fine couche de poussière, comme si personne n’avait franchi le seuil depuis des années. Sur le comptoir, un livre ouvert, et à côté, la tasse de thé encore pleine qu’elle avait vu la veille. La vapeur s’en échappait toujours.
— Myrrha ?
Le silence. Elle avança jusqu’au grimoire. Les pages se tournaient toutes seules, portées par un courant invisible. À la dernière, un symbole, celui du cercle brisé, entouré de trois mots écrits d’une écriture ferme : « La dernière flamme guérit ou dévore. »
Astrée referma le livre. Derrière elle, la clochette tinta enfin. Une ombre se glissa dans l’encadrement de la porte.
— Tu voulais comprendre, dit la voix de Kael.
— Où est Myrrha ?
— Elle t’attend de l’autre côté.
Il s’avança, la lumière du jour dessinant sur son visage des reflets d’ambre et de cendre. Astrée recula instinctivement, mais Kael leva une main apaisante.
— Tu crois encore qu’il y a un monde pour toi et un autre pour moi. Mais il n’y en a qu’un, et tu es au centre.
— Pourquoi maintenant ?
— Parce que tu as rouvert la porte en cherchant la vérité.
Il s’arrêta à un pas d’elle.
— Ce que tu appelles peur, c’est ton âme qui se souvient de brûler.
Il posa la main sur son épaule ; la chaleur fut immédiate. Les murs tremblèrent. Les bougies s’allumèrent toutes seules, leurs flammes projetant des cercles de lumière mouvants sur les rayonnages.
— Si tu veux me comprendre, murmura-t-il, tu dois voir ce que tu as fait.
Un vertige la saisit. Le sol s’effaça. La boutique se dissolvait en lumière et en cendres. Quand la vision se stabilisa, Astrée n’était plus dans L’Œil du Ciel, mais dans un lieu qu’elle reconnaissait sans savoir comment : une salle circulaire, bâtie de pierres anciennes, ouverte sur un ciel incandescent. Au centre, une flamme claire montait lentement, sans fumée. Et Myrrha se tenait à côté, souriante, les yeux redevenus limpides.
— Voilà, dit-elle doucement. La première flamme. Celle où tout a commencé.
Kael posa une main dans le feu ; la flamme ne le brûla pas. Il regarda Astrée.
— Viens.
Elle hésita. Le feu paraissait froid, presque doux. Son instinct criait de reculer, mais quelque chose en elle, plus profond, plus ancien, lui ordonnait d’avancer. Elle fit un pas, puis un autre.
Myrrha hocha la tête, satisfaite.
— Que le feu te montre ce que tu es.
Astrée plongea la main dans la flamme. Une douleur fulgurante, aussitôt suivie d’un éclat de lumière. Des visages, des fragments de voix, des souvenirs de vies qu’elle n’avait jamais vécues. Et, au milieu de tout cela, Kael, identique à travers les siècles, tendant la main.
Quand la lumière se retira, Astrée était à genoux. Le feu s’était éteint. Sur sa peau, le symbole s’était transformé : le cercle n’était plus brisé. Kael s’agenouilla à son tour.
— Tu vois ? Tu n’étais jamais deux. Tu étais entière, mais divisée par la peur.
Elle releva la tête, encore tremblante. Myrrha avait disparu.
— Et maintenant ? demanda-t-elle.
— Maintenant, tu dois choisir ce que tu fais de cette flamme.
Il lui tendit la main.

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