CHAPITRE 5 — Les rémanences

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Le silence.

Un silence épais, presque vivant. Astrée ouvrit les yeux lentement, craignant de se retrouver à nouveau dans le cercle de pierres ou au milieu des flammes. Mais non.

Elle était allongée sur le parquet de sa chambre. La lumière du matin filtrait à travers les rideaux entrouverts. Tout semblait en ordre — le bureau, les livres, les bougies éteintes — pourtant, quelque chose dans la texture du réel avait changé. L’air paraissait plus dense, la lumière plus lente.

Elle se redressa avec précaution. Le médaillon reposait contre son torse, intact, froid cette fois.

Sur son bras, le symbole avait encore changé : le cercle désormais refermé brillait d’un éclat rouge atténué. Elle le toucha du bout des doigts. La peau était lisse, mais la chaleur s’y concentrait, comme une braise intérieure.

Le souvenir du feu, du visage de Myrrha, de Kael… tout revenait par fragments. Elle se leva, chancela jusqu’à la fenêtre. La rue en bas lui sembla étrangère : les façades plus ternes, les passants plus lents.

Elle resta un long moment à observer ce monde qui semblait respirer différemment.

Elle alluma une bougie. La flamme s’éleva droite, sans vaciller. Pendant un instant, elle crut voir dans sa lumière des reflets de la clairière, le cercle, la silhouette de Kael penchée vers elle.

Elle secoua la tête.

— Non. Je suis ici. Je suis réveillée.

Elle prit son carnet. Les pages écrites la veille étaient désormais couvertes d’une fine poussière grise. Sur la dernière, une phrase qu’elle n’avait pas tracée : « Ce que le feu unit, le temps ne peut le dissoudre. »

Une angoisse familière lui serra la poitrine. Elle se leva, passa une veste, glissa le médaillon dans sa poche et sortit. La ville s’étirait dans un matin d’hiver. Le brouillard s’était levé, laissant place à une lumière pâle. Astrée prit le chemin de l’université. Les gens autour d’elle semblaient la traverser sans la voir ; certains la frôlaient, d’autres l’évitaient avec une précision étrange, comme si son corps ne partageait plus exactement le même espace qu’eux.

Dans le hall, tout lui parut décalé. Les voix résonnaient trop fort, les couleurs trop vives.

Elle rejoignit la bibliothèque, chercha un siège à l’écart.

Son ordinateur s’alluma seul, sans qu’elle touche le clavier. L’écran afficha une fenêtre blanche, puis des mots s’écrivirent :

Souviens-toi de la première promesse.

Elle referma l’appareil brusquement. Autour d’elle, personne ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit. Elle sortit de la salle, la tête bourdonnante.

L’après-midi, elle retourna à la boutique, L’Œil du Ciel était fermé. Les vitres couvertes de poussière, les affiches passées par le soleil, comme si le lieu était abandonné depuis des mois. Elle colla la paume contre la vitre, l’intérieur baignait dans une pénombre figée. La tasse de thé avait disparu, le grimoire aussi. À leur place, sur le comptoir, un simple miroir rond.

Le reflet qu’elle y aperçut la figea. Ses yeux, d’un gris presque transparent, n’étaient plus les siens. Ils portaient les reflets argentés de Kael.

Elle recula d’un pas, essoufflée. Une phrase résonna, sans voix :

“Tu m’as ramené avec toi.”

Le médaillon brûla dans sa poche. Elle le sortit, le jeta au sol. Le métal vibra, roula jusqu’à ses pieds et s’immobilisa. Une fissure s’y traça, identique à celle qui avait brisé l’obsidienne.

Astrée s’enfuit.

Le soir, elle erra longtemps dans la ville, incapable de rentrer. Elle se retrouva sans savoir comment sur les berges du canal, l’eau reflétait la lune comme un miroir vivant. Elle s’assit sur le rebord, les jambes pendantes, le souffle court. Tout paraissait immobile, comme suspendu entre deux battements.

— Je sais que tu es là, dit-elle à voix basse.

Le vent se leva. L’eau se mit à onduler, dessinant peu à peu un visage. Kael.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi moi, pourquoi maintenant ?

La surface de l’eau vibra au rythme de sa voix.

Parce que tu as rallumé le feu.

— Je n’ai rien rallumé !

Si. Tu as cherché la vérité, et la vérité m’inclut.

Astrée serra les poings.

— Tu veux quoi, au juste ? Me posséder ? Me détruire ?

Un silence, puis :

Non. Je veux te rendre entière. Ce qui me lie à toi n’est pas un piège. C’est un oubli.

Elle secoua la tête.

— Je ne te crois pas.

Alors pourquoi m’entends-tu encore ?

L’eau se figea. Un rayon de lune effleura la surface. Astrée distingua nettement, sous le reflet de Kael, le sien propre. Ils se confondaient. Leurs visages se superposaient, comme deux images sur la même pellicule.

— Qu’est-ce que tu es ?

Ce que tu n’as pas encore accepté d’être.

Une douleur fulgurante traversa son crâne. Elle ferma les yeux, vacilla, sentit le monde basculer. Lorsqu’elle les rouvrit, elle n’était plus sur les berges mais dans une pièce sombre, éclairée seulement par une flamme tremblante.

Le grimoire de Myrrha reposait ouvert sur la table. Sur la page, une phrase qu’elle lut avec effort : “L’union de la lumière et de l’ombre n’engendre pas la fin, mais la vision.”

Kael se tenait derrière elle.

— Ce n’est pas une malédiction, Astrée. C’est une réparation.

Elle sentit sa main sur son épaule, douce cette fois.

— Tu n’as plus besoin de me craindre.

— Comment peux-tu dire ça ? Tout ce que tu touches s’effondre.

— Non. Tout ce que je touche retrouve sa forme.

Il la fit se tourner vers lui, son visage était à la fois le sien et autre chose — plus ancien, plus calme.

— Je ne veux plus vivre dans le feu, murmura-t-elle.

— Alors apprends à t’en servir.

La flamme vacilla, s’étira jusqu’à les entourer, un souffle chaud les enveloppa. Kael effleura son front.

— Ce n’est pas la fin, dit-il. C’est le commencement.

Quand Astrée se réveilla, elle était assise à son bureau, le carnet ouvert, la plume encore entre ses doigts. Sur la dernière page, les mots s’étaient tracés seuls : « La flamme parle à présent à travers toi. »

Les mots sur la page semblaient luire faiblement : La flamme parle à présent à travers toi.

Astrée resta immobile. L’encre vibrait, luisante, comme si elle venait d’être écrite, alors que sa plume pendait inerte au bord du carnet. Un frisson la parcourut. Elle effleura le papier ; la chaleur qu’elle sentit n’avait rien d’imaginaire.

Depuis combien de temps était-elle là ? Dehors, la lumière avait changé. Le ciel se teintait d’un gris métallique, et le bruit de la ville s’était atténué jusqu’à n’être qu’un souffle lointain. Le monde lui paraissait désormais... poreux. Chaque objet semblait chargé d’une présence, chaque ombre respirait.

Elle se leva, passa la main sur le mur — la matière vibrait sous ses doigts, vivante. Une sensation d’euphorie étrange monta en elle, mêlée d’effroi. Comme si quelque chose, au fond d’elle, venait de se réveiller et cherchait à s’étendre.

Elle prit le médaillon. Le métal, d’abord froid, pulsa au rythme de son cœur. Sous ses paupières closes, la flamme se redessina : claire, mouvante, douce. Et dans sa tête, une voix, plus calme que celle de Kael, presque familière :

Ne lutte pas. Respire. Tu ne perds rien, tu retrouves.

Astrée inspira.

Pour la première fois depuis des jours, elle n’eut pas peur. Un apaisement étrange l’envahit, comme si le feu intérieur s’était enfin stabilisé. La sensation de Kael demeurait, mais plus diffuse, plus douce — non plus à l’extérieur d’elle, mais dans la respiration même.

Elle alluma une bougie. La flamme, fine, droite, se mit à onduler dans un rythme qui imitait celui de son souffle.

Elle comprit alors que Myrrha avait raison : la flamme n’était ni malédiction, ni pouvoir — c’était un miroir. Une mémoire de ce qu’elle avait oublié d’être.

Les jours suivants glissèrent comme des rêves éveillés. Astrée alla en cours, parla aux autres, rit parfois — mais tout lui paraissait recouvert d’une fine pellicule de silence. Elle notait tout dans son carnet : les symboles, les voix, les visions furtives. Plus elle écrivait, plus les pages se remplissaient seules, traçant des phrases qu’elle n’avait pas pensées.

Le feu a des yeux.

Le monde ne brûle que pour se rappeler qu’il existe.

Chaque ligne lui donnait le vertige, mais aucune ne lui semblait étrangère. Elle commençait à reconnaître sa propre écriture dans celle qui apparaissait d’elle-même.

Un soir, alors qu’elle rentrait de l’université, elle s’arrêta sur le pont du canal. L’eau était noire, mais les reflets des lampadaires y dessinaient une lueur d’ambre et d’or. Elle sortit le médaillon de sa poche et le fit tourner entre ses doigts. Sous la lumière, elle remarqua qu’un nouveau motif s’était formé sur sa surface : une flamme stylisée entourée d’un cercle parfait. Elle laissa échapper un léger rire, mi-nerveux, mi-fasciné.

— C’est donc toi qui m’apprends à respirer ? souffla-t-elle.

Une brise se leva. Le médaillon vibra, puis se réchauffa au creux de sa paume. Et dans le vent, la voix de Kael, douce, presque tendre :

Non, Astrée. C’est toi.

Cette nuit-là, le rêve revint, mais sans terreur. Elle se retrouva dans la clairière, baignée d’une lumière claire. Les pierres étaient intactes, la terre vivante, couverte de mousse.

Kael se tenait à quelques pas, torse nu, le regard apaisé. Il ne parla pas ; il sourit.

— Est-ce que tout cela était nécessaire ? demanda-t-elle.

— Tu as mis le feu à ton propre oubli. Je n’ai fait que t’y accompagner.

— Et maintenant ?

— Maintenant, tu peux choisir de rester entière. Le feu ne t’appartient pas, il t’habite. Tant que tu le nourris de peur, il te consume. Si tu le nourris de vérité, il éclaire.

Astrée le regarda longuement.

— Tu es donc ma peur et ma vérité ?

Il haussa à peine les épaules.

— Je suis ton ombre, rien de plus.

La lumière de la clairière pulsa, douce, enveloppante. Astrée avança, posa sa main sur sa poitrine.

Elle sentit son cœur battre à travers lui, comme s’il s’agissait du sien.

— Si je t’accepte, tu disparais ?

— Non. Je deviens toi.

Elle sourit.

Pour la première fois, un sourire vrai, léger.

— Alors viens.

Kael ferma les yeux. Leur corps se confondit, se dissout dans une même lumière. La clairière s’embrasa doucement, sans douleur.

Astrée se réveilla avant l’aube. Le monde, enfin, semblait silencieux. Sur la table de chevet, le médaillon reposait fendu en deux. Aucune peur, aucune douleur — seulement une clarté nouvelle, calme, dense.

Elle se leva, ouvrit la fenêtre. L’air froid entra, limpide. Dans le ciel, la lune se reflétait sur les toits mouillés. Et dans sa tête, une seule phrase, comme un murmure ancien :

Le feu en toi ne brûle plus. Il éclaire.

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