CHAPITRE 6 — L’autre rive
Les semaines passèrent sans qu’Astrée puisse dire comment. Les jours s’étaient étirés, lissés, effacés. Elle ne rêvait plus, ou du moins elle ne s’en souvenait pas. Le feu s’était tu, mais quelque chose en elle continuait de vibrer, comme une braise sous la peau.
À l’université, tout le monde remarquait le changement. Ses camarades disaient qu’elle paraissait plus calme, presque lumineuse. Même son professeur de psychologie, d’ordinaire si distant, l’avait arrêtée après un cours : « Vous avez trouvé quelque chose, on dirait. »
Elle avait répondu par un sourire énigmatique, incapable d’expliquer ce qu’elle avait réellement trouvé.
Elle travaillait, parlait, riait parfois. Mais le monde lui semblait recouvert d’un voile de transparence : chaque geste, chaque mot, chaque regard portait un écho qu’elle seule entendait. Quand elle passait devant les miroirs, elle évitait de s’y attarder ; le reflet la regardait toujours une seconde de trop. La nuit, elle écrivait. Les pages de son carnet s’emplissaient de textes qu’elle ne comprenait qu’après les avoir lus. Des phrases sur la lumière, sur l’eau, sur la mémoire des pierres. Aucun mot sur Kael, pourtant sa présence affleurait entre chaque ligne.
Un matin, en rangeant ses livres, elle retrouva les deux morceaux du médaillon. Elle voulut les jeter, puis hésita : au contact de sa peau, ils étaient tièdes, comme s’ils gardaient encore un souffle. Elle les glissa dans une pochette de velours et les emporta avec elle. Le printemps arrivait. La ville s’ouvrait à nouveau, pleine d’odeurs de pluie et de terre. Astrée marchait souvent jusqu’au canal, là où tout avait commencé. Elle s’asseyait sur la pierre froide, observait les reflets changeants de l’eau.
Parfois, elle croyait voir des silhouettes dans le courant, des visages qu’elle reconnaissait vaguement. Mais rien ne lui faisait plus peur.
Ce matin-là, un homme s’approcha d’elle, il paraissait jeune, les yeux d’un bleu pâle, le regard doux. Il s’arrêta à quelques pas, un sourire discret aux lèvres.
— Pardon, dit-il, mais… on se connaît ?
Astrée le regarda, une seconde, son cœur s’arrêta : il avait quelque chose de Kael, dans la façon de se tenir, dans la lumière de ses yeux. Elle hésita, puis répondit calmement :
— Peut-être dans un rêve.
Il rit, gêné.
— Alors c’était un beau rêve.
Puis il partit.
Elle resta là longtemps, le vent dans les cheveux, un étrange sentiment de paix au creux du ventre. Le monde autour d’elle semblait respirer à nouveau. Pourtant, au fond du canal, une lueur rougeâtre passa, brève, comme un souvenir qui refuse de s’éteindre.
La nuit était tombée tôt, Astrée n’arrivait pas à trouver le sommeil. Depuis sa rencontre avec l’inconnu du canal, une impression étrange la hantait : comme si une porte s’était à nouveau entrouverte. Elle avait passé la soirée à relire ses anciens carnets, les mots, jadis désordonnés, lui semblaient maintenant organisés, reliés par un fil invisible. Chaque phrase paraissait répondre à une autre, chaque silence avait un sens. Elle se rendit compte qu’elle n’écrivait plus pour comprendre, mais pour se souvenir.
Vers minuit, elle posa sa plume et se leva. La fenêtre était entrouverte ; le vent faisait danser les rideaux. En contrebas, la rue brillait sous les lampadaires. Et, immobile, juste sous son balcon, l’homme du matin.
Astrée sentit son cœur s’arrêter. Il leva la tête. Le même sourire, la même lumière dans les yeux — mais cette fois, il y avait quelque chose d’autre. Une intensité familière, presque vibrante.
Elle ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne sortit. L’homme leva la main, lentement, paume vers elle. À cet instant, les lampadaires autour s’éteignirent un à un. La rue plongea dans une pénombre totale. Puis, au centre, une flamme pâle s’alluma — juste entre eux, suspendue dans l’air.
Kael.
Elle le sentit avant de le voir, une chaleur douce l’envahit, pas douloureuse, mais totale. Le visage de l’homme se troubla, ses traits se modifièrent à la lumière du feu, glissant d’un instant à l’autre vers ceux qu’elle connaissait trop bien. Un mélange d’émerveillement et de terreur la traversa.
— Non… murmura-t-elle.
— Oui, répondit la voix de Kael, calme, presque triste.
Il monta les marches du perron sans bruit. Elle recula, la main crispée sur le rebord de la fenêtre. La flamme, dehors, continua de flotter, éclairant son visage d’un halo rougeâtre.
— Pourquoi être revenu ?
— Je ne suis jamais parti.
— Tu m’avais dit que c’était fini, que le feu s’était éteint.
— Il s’est apaisé, pas éteint. Tu as gardé la lumière. Je ne fais qu’y répondre.
Elle ferma les yeux, lutta contre l’élan qui la poussait vers lui. Chaque fibre de son corps se souvenait du feu, de la chaleur, de la fusion. Mais au fond, une autre voix murmurait :
Ne redeviens pas flamme, sois cendre, sois terre, reste ici.
— Si tu es réel, prouves-le.
Kael s’arrêta.
— Ce que tu vois, ce n’est pas un miracle. C’est ton regard qui s’ouvre.
Il toucha la vitre du bout des doigts. Le verre se mit à luire, puis à fondre légèrement, sans se briser. De petites gouttes incandescentes roulèrent sur le rebord.
Astrée recula encore, effrayée.
— Arrête !
La lumière s’éteignit aussitôt, la rue redevint noire, l’homme avait disparu. Seul le reflet du feu restait sur le carreau, palpitant comme un souvenir récent. Elle passa le reste de la nuit assise dans le fauteuil, les yeux fixés sur la fenêtre close. Le silence n’était pas vide : elle entendait le monde respirer différemment, comme s’il battait au rythme d’un cœur double. Le sien et celui d’un autre.
Au petit matin, quand la première lueur du jour traversa les rideaux, elle crut distinguer dans le miroir un mouvement — une silhouette debout derrière elle, immobile. Elle se retourna lentement.
Rien.
Mais le miroir, lui, ne reflétait plus son visage, à sa place, un regard gris, profond, calme. Un regard qu’elle connaissait par cœur. Et dans un souffle à peine audible, la voix de Kael :
Je ne suis plus dehors, Astrée. Je suis toi, maintenant.
Le matin s’étira comme un rêve dont on sort à contrecœur. Astrée ouvrit les yeux dans une lumière pâle, la tête lourde, la bouche sèche. Tout semblait normal, mais elle sentit immédiatement que quelque chose manquait — ou plutôt, que quelque chose s’était ajouté. Une présence légère, posée juste derrière ses pensées, comme une respiration dans sa propre respiration.
Elle se leva, alla jusqu’au miroir. Son reflet paraissait le même : mêmes traits, mêmes cernes, la même mèche de cheveux qui tombait sur la joue. Pourtant, quelque chose dans son regard l’arrêta. Il y avait une intensité qu’elle ne se connaissait pas, une fixité douce, presque ancienne.
Elle posa la main sur le verre. La surface était tiède. Et aussitôt, cette sensation d’écho revint : le souvenir du feu, du contact, de la fusion. Mais pas de peur cette fois. Plutôt un calme étrange, comme si elle venait enfin d’occuper tout l’espace d’elle-même.
Une voix intérieure, à peine un souffle : Respire. Ne combats pas. Laisse venir. Elle ferma les yeux. Son cœur battait lentement, régulier, comme accompagné d’un autre rythme parallèle. Et dans ce double battement, elle sentit la présence de Kael se diluer dans la sienne. Non plus une entité distincte, mais une conscience diffuse, un courant intérieur.
Quand elle rouvrit les yeux, la pièce semblait plus claire. La lumière accrochait les objets autrement, les couleurs paraissaient plus profondes, plus vibrantes. Elle se surprit à sourire. C’était comme si le monde entier respirait avec elle.
Les jours suivants, elle vécut dans un état de demi-lucidité. Tout lui paraissait précis, d’une netteté presque douloureuse : les détails du réel, les odeurs, les bruits. Elle percevait la moindre vibration des choses, les émotions des gens, la fatigue cachée derrière les sourires. Parfois, les mots des autres lui parvenaient avant qu’ils ne les prononcent. Et quand elle écrivait, la plume glissait sur le papier sans qu’elle ait besoin de réfléchir.
Des phrases apparaissaient, d’une sagesse étrange, comme dictées par un souffle ancien :
« Ce n’est pas l’ombre qui suit la lumière. C’est la lumière qui la révèle. »
« Toute flamme est mémoire. »
Elle savait que c’était Kael — ou du moins une part de lui, intégrée à sa conscience. Mais au lieu de la troubler, cette idée la réconfortait. Elle ne se sentait plus seule.
Un soir, elle reçut un message inattendu. Un numéro inconnu.
« As-tu rêvé de moi, cette fois ? »
Le cœur d’Astrée se serra. Elle hésita, puis répondit :
« Qui êtes-vous ? »
Quelques secondes plus tard :
« Celui que tu as croisé près du canal. »
Elle sentit le sol se dérober. L’homme. Le même regard bleu pâle, le même sourire.
« Je n’arrive pas à me souvenir de ton visage, mais j’ai rêvé de toi toutes les nuits depuis. »
« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai la sensation que quelque chose me relie à toi. »
Astrée relut plusieurs fois les messages. Ses doigts tremblaient légèrement. Kael était là, dans son esprit, calme. Mais ce message venait du monde réel. Un autre être, de chair et de sang, rêvait d’elle comme Kael l’avait fait.
Une idée la traversa : et si Kael n’avait pas disparu ? Et s’il s’était incarné à travers cet homme ? Leur fusion n’aurait pas effacé Kael… elle l’aurait libéré. La pensée la glaça. Elle posa le téléphone, s’assit sur le sol. La pièce autour d’elle semblait plus étroite. Le miroir vibrait doucement. Dans son reflet, le visage de Kael se forma lentement, à demi superposé au sien.
Ne cherche pas à comprendre. Tout se poursuit.
— Je ne veux pas te perdre, murmura-t-elle.
Tu ne peux pas perdre ce qui fait partie de toi. Mais tout feu, pour vivre, doit changer de forme.
Les larmes montèrent sans qu’elle sache pourquoi. Ce n’était pas de la peur, ni même de la tristesse. C’était la conscience que quelque chose dépassait tout ce qu’elle pouvait saisir.
À minuit, elle s’allongea, le téléphone à côté d’elle. Le dernier message de l’inconnu s’affichait encore :
« J’aimerais te revoir. »
Elle ferma les yeux. Le feu, cette fois, ne brûlait pas : il chantait doucement dans sa poitrine. Et dans ce chant, deux voix mêlées — la sienne et celle de Kael — prononcèrent en écho :
"Revoir n’est jamais recommencer. C’est continuer."
La flamme s’éteignit dans le noir, et Astrée s’endormit.

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