CHAPITRE 7 — Le retour du feu
Le matin se leva sans bruit. Astrée n’avait presque pas dormi, mais elle ne ressentait pas la fatigue. Elle se préparait machinalement, enfilant ses vêtements sans y penser, comme portée par une force invisible. L’écran du téléphone brillait encore sur la table.
« J’aimerais te revoir. »
Elle avait relu la phrase des dizaines de fois. Elle avait tenté de se convaincre de ne pas répondre, mais ses doigts avaient fini par taper les mots sans qu’elle s’en rende compte.
« D’accord. Où ? »
La réponse arriva presque aussitôt.
« Le pont du canal. Au coucher du soleil. »
Toute la journée, Astrée vécut dans une tension étrange. Son corps semblait agir seul, comme si la volonté avait quitté son siège pour s’installer ailleurs, dans le battement régulier d’une attente. Elle marcha, étudia, parla, rit même à un moment — mais tout sonnait faux. Le monde extérieur n’était qu’un décor de théâtre. Le véritable événement avait lieu à l’intérieur d’elle.
Quand le soir tomba, elle prit la direction du canal. Le ciel s’empourprait doucement, et le vent apportait cette odeur humide qu’elle associait désormais au feu éteint. En approchant du pont, elle le vit déjà là. Appuyé contre la rambarde, les mains dans les poches, il regardait l’eau. Il se retourna dès qu’elle arriva, comme s’il l’avait sentie avant de l’entendre. Ce regard — ce mélange d’étonnement et de reconnaissance — la traversa comme une décharge.
— Tu es venue, dit-il simplement.
— Oui.
Leur silence n’avait rien d’embarrassé. Il y avait entre eux cette lenteur, cette suspension du temps qui précède les vérités importantes.
— Depuis ce jour, reprit-il, je te vois partout. Même quand je ferme les yeux.
— Et quand tu les ouvres ?
— C’est pire.
Astrée baissa la tête. La lueur du crépuscule dessinait sur l’eau des reflets d’or et de sang. Le vent fit frémir la surface, et dans les rides du courant, elle crut voir deux silhouettes enlacées.
— Tu crois au hasard ? demanda-t-elle.
— Plus maintenant.
Elle releva les yeux. Son regard avait changé : plus sombre, plus profond, comme s’il portait deux consciences à la fois. Le feu en elle répondit aussitôt, un battement brûlant sous sa peau.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle.
— Nathaël.
Le nom résonna étrangement. Il vibra à l’intérieur d’elle comme une note familière, une syllabe retrouvée.
— Tu as l’air de déjà le savoir, dit-il dans un sourire.
— Peut-être.
Le vent s’intensifia, soulevant quelques mèches de ses cheveux. Nathaël les effleura du bout des doigts pour les remettre en place. Son geste était simple, presque tendre, mais la chaleur de son contact se propagea comme une onde.
— Astrée, murmura-t-il, je ne comprends pas ce qui m’arrive. Parfois j’ai l’impression de rêver ta vie.
Elle sentit une larme lui monter aux yeux. Ce qu’il disait, c’était ce qu’elle avait vécu avec Kael.
— Et dans tes rêves, tu te souviens de moi ?
— Non. Je me réveille toujours avant. Mais il y a du feu. Et une voix. Elle dit mon nom.
Elle s’approcha lentement.
— Quelle voix ?
— La tienne.
La phrase la frappa comme un souffle chaud. Elle aurait pu fuir, s’enferrer dans le doute, mais quelque chose en elle s’ouvrit. Le feu vibrait à nouveau, non plus destructeur mais vibrant, vivant, prêt à renaître.
— Nathaël… tu n’as pas rêvé.
Il la regarda sans comprendre. Elle posa sa main sur sa poitrine, juste au-dessus de son cœur.
— Le feu dont tu parles, je l’ai connu. Il brûle encore, ici. Peut-être que tu le portes aussi.
Leurs souffles se mêlèrent. L’air devint lourd, presque liquide. Une étincelle traversa leurs regards. Et soudain, la lumière du jour faiblit. La ville sembla s’éteindre autour d’eux. Dans le silence, le feu s’alluma entre leurs deux corps — pas un feu réel, mais une vibration dorée, une lueur née du contact de leurs mains. Nathaël eut un sursaut, puis se figea, les yeux agrandis.
— C’est… toi, souffla-t-il.
— C’est nous.
Ils restèrent ainsi, unis par cette clarté étrange, jusqu’à ce que le vent disperse lentement la lumière.
Quand elle disparut, le monde reprit ses couleurs.
Nathaël recula d’un pas, troublé.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ?
— Rien. Tu étais déjà là. J’ai juste reconnu ce qui dormait en toi.
Il secoua la tête, incrédule.
— Je ne comprends pas.
— Tu comprendras. Le feu ne brûle que ce qu’il éclaire.
Un silence long s’installa.
Les premiers lampadaires s’allumèrent, projetant leurs halos sur l’eau noire. Nathaël la fixait, incapable de parler. Astrée savait qu’il ne partirait pas.
Elle posa une main sur son bras.
— Laisse le temps faire. Le feu ne se commande pas, il s’apprivoise.
Il hocha la tête, lentement.
— Et s’il me consume ?
— Alors tu sauras ce que j’ai vécu.
Il esquissa un sourire, triste et doux à la fois.
— Et toi ? Est-ce qu’il t’a sauvée ?
— Non. Mais il m’a rendue entière.
Leurs regards se croisèrent une dernière fois. Puis Astrée fit un pas en arrière.
— Rentre chez toi, Nathaël. Tu as besoin de rêver encore un peu avant de comprendre.
Il voulut parler, mais aucun son ne sortit. Elle s’éloigna, laissant derrière elle le bruit du vent et l’écho des flammes qui s’éteignaient dans ses yeux.
Cette nuit-là, Astrée ne dormit pas. Le feu s’était tu, mais elle sentait dans l’air une autre énergie, plus calme, plus douce. Comme si la lumière cherchait une nouvelle forme à travers leurs deux existences.
Et quand l’aube se leva, elle sut qu’un cycle venait de s’achever, et qu’un autre commençait. Le matin arriva dans un silence de coton. Astrée ouvrit les yeux avec la sensation étrange d’avoir dormi à deux. Le lit n’était pas froissé, pourtant la chaleur sur le drap témoignait d’une présence évanouie. Elle passa la main sur l’oreiller à côté d’elle, et, sans raison, son cœur accéléra. Les images de la veille revenaient par fragments : le canal, le vent, Nathaël, la lueur entre leurs mains. Rien de ce qu’elle avait vécu n’appartenait au domaine du possible, mais tout en elle le reconnaissait comme vrai.
Elle se leva, encore à demi dans le rêve. L’air de la chambre avait changé : il y flottait une odeur d’encens et de pluie. Sur le rebord de la fenêtre, un petit résidu de cire fumait doucement — elle n’avait pourtant pas allumé de bougie. En s’approchant, elle aperçut sur la vitre un tracé à peine visible, comme gravé de l’intérieur : un cercle parfait, traversé d’une ligne de lumière. Le symbole.
Elle resta longtemps immobile, hypnotisée. Puis, dans le reflet, elle distingua son propre visage et, superposé au sien, le profil de Nathaël.
— Tu n’étais pas un rêve, murmura-t-elle.
Une brise légère traversa la pièce. La flamme invisible sur la vitre sembla palpiter une seconde avant de s’éteindre.
Plus tard, Astrée sortit marcher. Le soleil, timide, perçait à travers les nuages, répandant une lumière laiteuse sur la ville. Tout lui semblait plus lent, plus dense. Les passants la frôlaient comme des ombres flottantes.
Son téléphone vibra dans sa poche.
Un message.
« Je ne comprends pas ce qui se passe. Depuis hier, tout me paraît... vivant. Les murs respirent, les couleurs bougent. Et dans le miroir, ce matin, j’ai vu des flammes derrière moi. »
— Nathaël.
Astrée s’arrêta au milieu du trottoir. Ses doigts tremblaient., elle hésita avant de répondre.
« Ne panique pas. C’est normal. »
« Reste calme. Observe. »
La réponse mit quelques secondes à arriver.
« Je sens quelque chose en moi, comme une chaleur. Pas douloureuse, mais... consciente. »
Astrée inspira profondément. Elle savait. Le feu n’avait pas disparu. Il s’était divisé à nouveau, partageant sa lumière avec lui.
Dans les jours qui suivirent, ils s’écrivirent sans se voir. Chaque message de Nathaël semblait résonner dans son corps avant même qu’elle ne le lise. Parfois, elle devinait les mots avant qu’ils n’apparaissent sur l’écran. D’autres fois, c’était lui qui décrivait ce qu’elle faisait à cet instant précis — comme s’ils partageaient la même perception du monde.
« Je t’ai rêvée au bord d’un lac. Tu écrivais dans la lumière. C’était réel ? »
« Oui, » répondit-elle. « Je t’ai rêvé aussi, mais j’étais dans ton regard. »
Leur langage devint de plus en plus intuitif, presque télépathique. Ils ne cherchaient plus à expliquer, seulement à sentir.
Un soir, Nathaël lui écrivit :
« Je crois que je me souviens de choses qui ne m’appartiennent pas. Une clairière, des pierres, un feu. Et toi, différente, vêtue de blanc. »
Astrée sentit son sang se figer. Elle répondit lentement :
« Ce sont mes souvenirs. »
« Alors pourquoi je les vois ? »
« Parce que tu es ma mémoire incarnée. »
Aucun mot ne vint après.
Le lendemain, elle le retrouva à nouveau, au même endroit. Le canal luisait d’une clarté presque irréelle, et dans l’air flottait cette chaleur familière. Lorsqu’elle s’approcha, il releva la tête.
— Je rêve éveillé, dit-il simplement.
— Tu portes une part de moi, Nathaël. Et moi, une part de toi.
Il ferma les yeux, cherchant à comprendre.
— Alors c’est vrai ? Nous ne sommes qu’un ?
— Pas un. Deux flammes d’une même essence.
Il sourit faiblement.
— Et que devient une flamme quand elle rencontre sa sœur ?
— Elle devient lumière.
Le silence tomba. Le vent du soir caressait l’eau, et tout autour d’eux semblait s’effacer. Leurs ombres se mêlaient, allongées sur le pont comme un seul corps, Nathaël fit un pas vers elle.
— J’ai peur, murmura-t-il.
Astrée le regarda longtemps, puis effleura sa joue.
— La peur, c’est le souvenir du feu avant qu’il n’éclaire.
Il la serra dans ses bras. Leurs cœurs battirent à l’unisson, et le monde autour s’immobilisa. Un halo doré les enveloppa, discret, presque invisible aux yeux des passants.
Quand ils se séparèrent, la nuit était tombée. Astrée posa une main sur sa poitrine, la flamme ne brûlait plus, elle respirait.

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