CHAPITRE 8 — La troisième flamme
Le matin s’ouvrit comme une paupière lourde. Astrée se leva avant l’alarme, avec cette sensation nette d’être déjà en mouvement depuis longtemps, comme si la nuit n’avait pas interrompu la marche de sa conscience. Dans le silence du studio, chaque objet semblait attentif. Elle posa les deux moitiés du médaillon sur la table et, sans y toucher, les vit se rapprocher d’un millimètre, puis s’immobiliser. Le monde retenait son souffle.
Un message de Nathaël l’attendait.
« Je n’ai pas dormi. J’entendais un bruit de pas dans ma tête. Et… j’ai rêvé éveillé de la clairière. J’étais toi. »
Elle resta longtemps devant l’écran, le cœur battant doucement, comme si deux rythmes essayaient de s’accorder.
« Ne lutte pas, écrivit-elle. On va laisser la lumière se poser. Retrouvons-nous ce soir. »
Elle hésita avant d’ajouter :
« S’il arrive quelque chose d’étrange, écris-moi. Même un détail. Surtout un détail. »
Toute la journée, les détails furent des signes. Dans l’amphi, alors que le professeur parlait de mémoire procédurale, la craie écrivit d’elle-même un cercle sur le tableau avant de se briser net. Au self, la vapeur qui sortait des plateaux dessinait, un instant, deux silhouettes superposées. Dans les couloirs, son reflet prenait parfois une fraction de seconde d’avance sur ses gestes, comme si l’image savait avant le corps. Elle ne paniqua pas. La peur était devenue un écho, pas un commandement.
À la sortie, le ciel était d’un gris clair qui ne promettait rien et qui, pourtant, semblait chargé. Astrée prit la direction du canal en passant par la petite place aux tilleuls. Une odeur d’encens la frappa, précise, reconnaissable. Elle s’arrêta. L’Œil du Ciel était de nouveau ouvert. Personne sur le trottoir. Une lueur basse filtrait de l’intérieur, chaude. La clochette tinta quand elle poussa la porte, mais aucun souffle d’air ne vint. Myrrha était là, debout, les mains posées à plat sur le comptoir, les yeux clairs comme une eau immobile.
— Tu reviens toujours au bon moment, dit-elle sans sourire ni surprise.
— Je croyais que la boutique était vide. Que tout avait… disparu.
— Les lieux qui savent attendre ne disparaissent jamais. Ils se ferment, c’est tout. Tu n’es pas seule aujourd’hui.
Astrée sentit le frisson avant de l’entendre : la chaleur discrète, l’élargissement du silence. Elle ne se retourna pas. Elle savait. La voix de Kael parla derrière elle, sans traverser l’air, simplement en se déposant à l’intérieur d’elle.
— Tu as bien fait de venir.
Myrrha ouvrit un tiroir, en sortit une petite boîte de bois sombre qu’elle posa sur le comptoir comme on pose une évidence. À l’intérieur, une pierre claire, rien à voir avec l’obsidienne fendue : une calcite translucide, veines de miel, lumière douce qui semblait venir d’elle-même.
— Première flamme : survivre. Deuxième flamme : comprendre. Troisième flamme : relier, dit Myrrha. Tu as traversé les deux premières. C’est la troisième qui vous attend.
— Nous ? demanda Astrée, en entendant son propre pronom la précéder.
— Toi, répondit Myrrha en désignant Astrée. Lui, fit-elle en inclinant à peine la tête vers l’ombre de Kael. Et l’autre, ajouta-t-elle simplement.
Le téléphone vibra dans la poche d’Astrée. Le message de Nathaël était court.
« Je suis devant la boutique. J’ignore pourquoi mes pas m’ont conduit là. »
Astrée leva les yeux vers Myrrha, qui hocha la tête comme si la scène avait été écrite depuis longtemps. La clochette tinta une seconde fois. Nathaël entra, mains dans les poches, le regard déjà dilaté par trop de coïncidences. Il s’arrêta à deux mètres, comme arrêté par une frontière invisible.
— Je connais cet endroit, dit-il, surpris d’entendre sa propre voix.
— Tu le connaîtras mieux ce soir, répondit Myrrha. Approche.
Il fit un pas, puis un autre, et le parfum d’encens se mêla à une odeur de pluie qui devait venir de lui. Astrée le vit et se vit en lui — un court instant, un léger déplacement de perspective, puis tout revint. Kael, derrière, ne bougeait pas. Elle le sentait plutôt qu’elle ne le percevait, chaleur fixe, regard patient.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? demanda Nathaël en se tournant vers Myrrha, mais son regard revint vers Astrée comme s’il cherchait l’autorisation dans ses yeux.
— Je veux que tu observes, répondit Myrrha. C’est Astrée qui fera.
Myrrha posa la calcite dans la paume d’Astrée. La pierre s’échauffa doucement, ce n’était pas une brûlure, c’était le contraire : une détente, un consentement. Sans qu’on lui demande, Nathaël tendit sa main. Astrée posa la calcite entre leurs paumes, reliées. Un clic presque inaudible eut lieu — aucun mécanisme, mais quelque chose comme une charnière qui trouve sa place. Kael se rapprocha. L’air vibra. Les bougies posées au fond s’allumèrent à la fois, comme si on avait remis le courant.
— Dis son nom, souffla Myrrha.
— Lequel ? fit Astrée.
— Celui que tu n’as jamais cessé de prononcer même quand tu croyais te taire.
Astrée ferma les yeux. Le nom vint dans le silence, simple, entier.
— Kael.
La calcite vibra dans leurs mains jointes. Nathaël tressaillit. Astrée sentit passer un courant à travers le poignet, puis monter vers l’épaule, puis vers le cou — pas une douleur, une ouverture. Une image se superposa à la pièce : la clairière, mais parée d’un jour calcaire, sans rouge, sans menace. Kael apparut, net, non plus en ombre ni en reflet. Il portait le même regard qu’au premier soir, mais il s’y ajoutait une gravité douce, une décision déjà prise.
— Je ne viens pas pour reprendre, dit-il. Je viens pour donner.
Nathaël le regarda sans recul, et Astrée comprit, au souffle que prit le jeune homme, qu’il voyait aussi. Pas un souvenir, pas un rêve, un face-à-face. Le monde n’avait pas bougé, c’était eux qui s’alignaient.
— Donner quoi ? demanda Nathaël, et sa voix n’était ni peureuse ni bravache, simplement présente.
— Mon poids, répondit Kael. Ce que j’étais quand j’étais séparé. Le feu inutile. Je n’en veux plus.
Myrrha posa doucement deux doigts sur la calcite.
— Alors nous pouvons. La troisième flamme ne brûle pas : elle relie.
Les mots s’éteignirent et, avec eux, l’utilité des mots. Le reste se fit de peau à peau et d’attention. Astrée sentit la pierre devenir presque liquide, couler entre leurs mains sans quitter sa forme. Une chaleur stable gagna le sternum, s’élargit en un cercle, puis en un espace où rien ne se tordait. Kael, au lieu d’envahir, se retira d’un pas — geste impossible puisque son corps n’était pas un corps, et pourtant réel : un retrait, un consentement à n’être plus séparé.
Des images arrivèrent, non comme des souvenirs mais comme les pièces d’une même carte qu’on retourne l’une après l’autre : la première promesse, le feu ancien, la fracture, l’appel, les nuits de vertige, la clairière, la pierre fendue, le miroir. Tout se tenait. Rien n’était en trop. La peur, même, trouvait une place, un siège où s’asseoir sans donner d’ordres. Astrée se vit entière dans les yeux de Nathaël ; Nathaël se reconnut dans la lumière qui s’ouvrait d’Astrée ; Kael, lui, respirait à travers les deux, comme un orgue qui cesserait d’être instrument pour devenir air.
La calcite se refroidit. Myrrha retira ses doigts. Le bruit de la ville revint par couches fines. Nathaël lâcha un souffle long, presque un rire. Il avait les yeux brillants d’oxygène.
— Ça va ? demanda Astrée, consciente de la pauvreté de la phrase et de sa justesse.
— Je crois que oui. Je n’ai pas perdu quelque chose. J’ai arrêté de serrer.
Kael sourit, enfin. C’était rare, ce sourire-là. Il n’enfermait rien, il n’obligeait rien, il éclairait. Puis il se tourna vers Myrrha, inclina la tête en signe de gratitude sans parole.
— Tu n’es pas à moi, dit Astrée doucement, et elle ne savait pas à qui elle parlait exactement, à Kael, à Nathaël, à la lumière entre eux, aux trois à la fois.
— Non, répondit Kael, et sa voix avait la texture d’une évidence. Je suis à ce que tu deviens. Et lui aussi.
La calcite laissa une marque pâle, comme une empreinte de rosée, dans la paume d’Astrée. Elle la posa sur le comptoir. Myrrha ferma la boîte.
— Ce n’est pas fini, dit Myrrha sans menace. Rien ne finit quand ça commence enfin. La troisième flamme n’a pas d’autel : elle se déplace avec vous. Laissez-la respirer dans vos gestes. Laissez-la travailler en secret dans ce qui, d’ordinaire, s’use.
Ils quittèrent la boutique ensemble. La clochette ne tinta pas, ou alors le son se confondit avec la respiration de la rue. Le ciel s’était éclairci. Il y avait, dans l’air, une lumière qu’on ne pouvait pas pointer mais qu’on pouvait habiter. Nathaël, à côté d’Astrée, marchait sans effort — son pas avait trouvé sa place, le corps sa vitesse.
— Tu as faim ? demanda-t-il soudain, déconcerté par la simplicité de sa question au milieu d’un monde neuf.
— Oui, dit Astrée, et ils rirent tous les deux de cette exactitude.
Ils s’assirent à la terrasse d’un café presque vide. À la table voisine, deux inconnus parlaient bas ; aucun signe, aucun symbole n’apparut. Les verres étaient des verres, le sucre, du sucre. La troisième flamme faisait son travail : reposer les choses dans leurs choses et, en même temps, leur rendre leur densité. Astrée goûtait le café comme si elle n’en avait jamais bu. Nathaël observait ses mains, étonné d’y revenir comme à une maison qu’on croyait louée longtemps à d’autres.
— Et maintenant ? dit-il après un silence sans bord.
— Maintenant, on vit, répondit Astrée. Et si quelque chose dévie, on regardera. On n’éteindra pas pour ne pas voir.
Le soir tomba sans drame. Ils se séparèrent au coin de la place, non par prudence mais par mesure : une juste distance pour que la lumière ne se dilue pas en habitude. Astrée monta l’escalier avec la sensation d’avoir changé d’étage dans son propre corps. Dans l’appartement sombre, rien n’attendait en guet. Elle posa les moitiés du médaillon sur la table. Elles ne bougèrent pas. C’était bien.
La nuit pourtant eut sa tâche. À trois heures, elle se réveilla, non pas appelée mais éveillée comme si quelqu’un avait ouvert la fenêtre du dedans. Dans la pénombre, le miroir reflétait exactement ce qu’il devait. Pas de silhouette ajoutée, pas de flamme parasite. Et c’est précisément alors, dans cette exactitude, qu’elle vit Kael — non pas dehors, non pas dedans, mais comme un souvenir qui ne demande plus à être rejoué.
— Tu es là ? pensa-t-elle sans bouger les lèvres.
— Oui, dit la réponse, qui n’était pas une voix. Ici où tu respires.
— Et si je t’oublie ?
— Oublier est un autre mot pour faire confiance. Tu as le droit.
— Et si je te perds ?
— On ne perd pas la lumière qu’on est capable de donner.
Elle resta longtemps éveillée à regarder la pièce, à compter non pas ses objets mais les relations entre eux, à sentir qu’un monde tient parce qu’on cesse de le forcer. Elle se rendormit avant l’aube, sans rêve, ou avec le rêve parfait : une page blanche qui ne fait pas peur.
Le lendemain, Nathaël écrivit tôt.
« Rien d’extraordinaire cette nuit. J’ai juste dormi. C’était… nouveau. »
Elle sourit dans la cuisine vide, heureuse pour des raisons qui ne s’énonçaient pas.
« Parfait, répondit-elle. On garde ça. On n’appelle pas le tonnerre quand la pluie suffit. »
Il envoya un cœur. Elle posa le téléphone, pensa à l’étrange apprentissage de l’ordinaire qui s’ouvrait devant eux.
Les jours s’alignèrent. Il y eut des matinées claires, des messages brefs, des courses à faire, des conversations sans vertige, des silences pleins. Et, parfois, un signe revenait, comme pour vérifier qu’ils n’avaient pas trahi le mouvement : une bougie qui s’allumait d’elle-même à la fin d’une phrase importante, une vitre qui se désembuait au seul passage de leurs deux ombres, un enfant inconnu qui s’arrêtait pour les regarder et leur souriait comme aux gens qui rentrent à la maison.
Un soir, assise au bord du canal, Astrée écrivit sans préméditation : « Le feu ne détruit que ce qu’il révèle. La lumière, elle, révèle sans détruire. » Elle date la page, tourna le carnet et écrivit encore : « Troisième flamme : apprendre à durer. » Le vent tourna, apporta une odeur de pluie et d’herbe. Quand elle se leva, le monde n’était ni plus clair ni plus mystérieux. Il était possible. C’était beaucoup.
Sur le chemin du retour, elle passa devant L’Œil du Ciel. La boutique était fermée ; derrière la vitre, aucune lueur. Elle n’eut pas besoin d’entrer. Elle posa la main sur le verre froid.
— Merci, dit-elle pour Myrrha, pour la calcite, pour le temps, pour la place.
La clochette tinta sans que la porte s’ouvre. Un salut. Elle repartit.
Cette nuit-là, elle rêva pour la première fois depuis longtemps. Rien de grand. Une table, trois verres d’eau. Elle, Nathaël, et quelqu’un qui ne demandait plus de nom. Ils burent. La soif s’éloigna comme s’éloigne une musique qu’on a écoutée jusqu’au bout, et dont on n’a plus besoin pour se souvenir.
Au réveil, le miroir renvoya son visage, seulement son visage. C’était le plus beau des signes. Elle envoya un message à Nathaël.
« On se voit ce soir ? »
La réponse arriva aussitôt.
« Oui. Je crois que j’ai quelque chose à te raconter. Ce n’est pas un miracle. C’est un travail. »
Elle rit, à voix basse, seule dans la cuisine. Le café était bon. La troisième flamme faisait sa ronde, sans bruit, dans les gestes. Kael n’était pas parti : il respirait à travers ce qu’ils faisaient de simple, et cela suffisait.
Le jour prit sa vitesse. Le monde, aujourd’hui, tenait bien. Demain, ils aviseraient. C’est tout ce qu’une flamme juste promet : assez de lumière pour le pas suivant. Le reste, on l’invente ensemble.
Le lendemain s’annonçait simple, presque banal. Astrée avait prévu de retrouver Nathaël pour une promenade dans le vieux quartier. Le soleil perçait à travers des nuages dorés, le vent sentait le café et la poussière des marchés. Tout semblait redevenu humain.
Elle s’habilla lentement, prit son carnet dans son sac et descendit les escaliers quatre à quatre, le cœur léger. Nathaël l’attendait au coin de la rue, les mains dans les poches, un sourire tranquille. Le voir ainsi, réel, tangible, lui faisait du bien — comme une ancre dans un monde qui avait trop souvent basculé dans l’irréel.
Ils passèrent la matinée à flâner, à parler de tout et de rien, leurs rires résonnaient contre les façades anciennes. Il y avait entre eux une douceur nouvelle, cette intimité silencieuse de ceux qui partagent un secret sans avoir besoin d’en parler.
Puis, sans prévenir, Nathaël s’arrêta. Son regard venait de changer, il fixait quelque chose derrière elle, son visage blême.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— Là… tu ne le vois pas ?
Astrée se retourna. Rien, sinon la rue, les passants, la lumière.
— Nathaël ?
Il fit un pas en arrière, le souffle court.
— Le feu… Astrée, il est là.
Elle suivit son regard, et cette fois, elle le vit. Une trace incandescente, fine comme un fil, serpentait sur le trottoir, avançant lentement vers eux. Un sillon de lumière, vibrant comme une respiration.
Les gens autour ne voyaient rien. Ils passaient dessus, distraits, sans la moindre réaction.
— C’est impossible… murmura-t-elle.
Le fil s’arrêta à leurs pieds, puis s’éleva, suspendu dans l’air. La chaleur monta, douce d’abord, puis brûlante. Une voix se forma dans la vibration. Pas celle de Kael — une autre, plus grave, plus ancienne.
“La flamme ne relie pas. Elle réclame.”
Astrée recula d’un pas.
— Kael ? C’est toi ?
Mais la voix ne répondit pas. Le fil de feu s’enroula lentement autour de sa cheville. Nathaël voulut le saisir, mais la chaleur le repoussa.
— Laisse ! cria-t-elle.
Trop tard. Il posa la main dessus, un éclat aveuglant jaillit. Quand la lumière se dissipa, il était à genoux, haletant, la paume marquée d’un symbole rouge. Le même que celui qu’Astrée portait autrefois. Sauf qu’ici, la ligne du cercle n’était plus brisée. Elle tournait sur elle-même, infinie. Astrée se pencha vers lui.
— Nathaël ! Est-ce que ça va ?
Il releva la tête. Ses yeux avaient changé de teinte : un gris clair, lumineux. Le même regard que Kael.
— Astrée… murmura-t-il. Sa voix n’était plus tout à fait la sienne.
— Qu’est-ce que tu ressens ?
— Comme… si quelque chose prenait ma place.
Elle sentit son cœur se serrer. Le feu n’avait pas disparu : il s’était réincarné. Et cette fois, ce n’était pas Kael qu’elle sentait, c’était autre chose ; une conscience plus vaste, plus ancienne.
“Tu as cru fermer la porte,” dit la voix, qui résonnait maintenant dans leurs deux têtes. “Mais le feu ne s’enferme pas. Il cherche toujours un corps pour brûler.”
La chaleur se propageait déjà. Les passants commencèrent à s’arrêter, à regarder autour d’eux, troublés. Certains reculaient, d’autres fixaient Nathaël comme s’ils le voyaient flamber de l’intérieur.
Astrée sentit la peur revenir, brutale. Elle prit sa main — la paume brûlante — et une décharge la traversa. Elle revit Myrrha, la boutique, la calcite ; et derrière tout cela… une autre image. Un visage qu’elle n’avait jamais vu. Celui d’un homme plus âgé, barbu, aux yeux de braise. Un nom se grava dans son esprit : Énor.
Kael parla enfin, sa voix redevenue distincte.
— Ce n’est pas moi. C’est celui d’avant. Celui qui m’a forgé.
Astrée comprit, le feu dont Kael était né n’avait jamais disparu, il s’était simplement tapi, attendant un nouveau porteur. Elle serra la main de Nathaël plus fort.
— Tiens bon. Ne le laisse pas t’envahir.
— Il est déjà là, répondit-il dans un souffle.
Son regard changeait encore. La pupille se dilatait, le gris se teintait d’ambre. Une autre voix, celle d’Énor, parlait à travers lui.
— Vous avez volé ma lumière. Vous avez cru me dissoudre dans la paix. Mais le feu ne pardonne pas.
La chaleur devint insupportable, les vitres des immeubles proches se mirent à vibrer, certaines éclatèrent, les lampadaires clignotaient, les téléphones s’éteignaient.
Astrée cria :
— Kael ! Si tu m’entends, aide-moi !
Un vent brûlant s’éleva, tourbillonnant autour d’eux, et, au centre, Kael apparut — non pas en chair, mais en lumière pure. Il posa la main sur l’épaule de Nathaël.
— Ce feu n’est pas le tien, Énor. Il est temps de t’éteindre.
L’entité rugit, les flammes jaillirent autour d’eux, Astrée sentit la chaleur lui déchirer la peau, mais elle ne lâcha pas. Kael ferma les yeux, tout sembla se figer. Une lumière blanche envahit la scène, dévorant les contours du monde, puis, d’un coup, tout retomba.
Quand Astrée rouvrit les yeux, elle était au sol. Autour d’elle, la rue était intacte, les passants passaient, comme si rien ne s’était produit. Le ciel, paisible. Mais Nathaël était étendu devant elle, elle se jeta à genoux, tremblante. Il respirait faiblement, dans sa main, la marque rouge avait disparu, à sa place, une fine cicatrice argentée.
— Nathaël… murmura-t-elle.
Il ouvrit les yeux gris, clairs, humains.
— C’est fini ? demanda-t-il.
Astrée hocha la tête, même si elle n’en était pas sûre. Car au fond d’elle, quelque chose persistait : un souffle chaud, discret, vivant. Et dans ce souffle, une phrase, chuchotée avec douceur :
“Le feu dort, Astrée. Mais il rêve encore.”
Le calme après la tempête avait quelque chose d’artificiel, les sons semblaient trop nets, les couleurs trop fixes, comme si le monde avait été redessiné à la hâte. Astrée n’osait pas bouger, elle regardait Nathaël respirer, encore secoué par des spasmes légers. Son visage avait retrouvé sa douceur, mais une lueur froide subsistait sous la peau — une vibration qu’elle connaissait trop bien. Elle passa une main sur sa joue.
— Tu es revenu, murmura-t-elle.
Il cligna lentement des yeux, comme un animal qui sort de l’eau.
— Je crois, oui… mais j’ai l’impression que quelque chose est resté là-bas.
— Là-bas ?
— Dans cette lumière. Dans lui.
Il porta sa main à sa poitrine, son cœur battait vite, presque trop vite, un battement sur deux sonnait creux, décalé.
— Ce n’est rien, dit Astrée pour se convaincre elle-même. Ça va passer.
Ils se relevèrent, les passants ne semblaient pas les remarquer, le monde avait repris son cours, mais leurs ombres, sur le trottoir, bougeaient à contretemps. Cette nuit-là, Astrée resta éveillée à ses côtés, Nathaël dormait d’un sommeil lourd, traversé de sursauts. Chaque fois qu’il inspirait, une brume légère s’échappait de sa bouche, lumineuse. Le feu ne l’avait pas quitté, il dormait en lui, patient.
Vers trois heures, Astrée crut entendre un bruit, un craquement discret, venu du miroir, elle se leva doucement, le verre vibrait, comme traversé par une pulsation interne. En s’approchant, elle vit son reflet la regarder d’un air absent, puis détourner les yeux — comme si un autre la contemplait à sa place.
— Kael ? chuchota-t-elle.
Le reflet sourit, mais ce n’était pas lui. Les yeux avaient changé : plus sombres, plus anciens.
“Le feu rêve, mais il ne dort jamais.”
La voix d’Énor résonna faiblement, déformée, comme un écho sous l’eau. Astrée recula, le souffle coupé. La surface du miroir se couvrit d’un voile rougeâtre, puis redevint claire. Elle retourna près de Nathaël, tremblante, sa peau était brûlante, sur son torse, juste au-dessus du cœur, une lueur pulsait, la même que celle de Kael, autrefois.
Les jours suivants, tout sembla s’équilibrer, trop vite, trop parfaitement, Nathaël disait se sentir mieux, presque euphorique. Il riait, travaillait, sortait sans trembler, mais parfois, Astrée le surprenait immobile, figé, comme s’il écoutait quelque chose qu’elle ne pouvait pas entendre. Un soir, elle le vit dessiner sur le rebord de la table, des symboles, les mêmes que ceux qu’elle traçait dans ses carnets.
Elle s’approcha.
— Où as-tu vu ça ?
— Je ne sais pas. C’est venu tout seul.
— Tu les comprends ?
— Non. Mais je crois qu’ils racontent une histoire.
— Laquelle ?
Il leva les yeux.
— Celle qu’on oublie à chaque fois qu’on la vit.
Le silence tomba, Astrée sentit une sueur froide glisser dans son dos. Le soir même, elle rêva, pas un cauchemar — une sensation d’être observée. Elle était dans la clairière, mais tout avait changé. Le feu n’était plus rouge, il était blanc, presque argent. Et dans la lumière, trois silhouettes se tenaient : Kael, Nathaël, et une troisième, indistincte, Énor. Ils se faisaient face, mais quelque chose clochait : leurs ombres étaient inversées. Celle de Kael s’allongeait derrière Astrée, celle de Nathaël derrière Kael, et celle d’Énor derrière elle. Les trois ne formaient plus qu’un seul tracé, tournoyant.
“Le feu relie. Mais quand il relie trop, il consume la frontière.”
Elle voulut parler, mais aucun son ne sortit, le sol se fissura sous ses pieds et la lumière s’éteignit d’un coup. Elle se réveilla en sursaut, Nathaël n’était plus dans le lit ; le drap, brûlant. Sur la table, les morceaux du médaillon — ou plutôt, ce qu’il en restait : un cercle parfait, fondu, sans jointure. Un souffle chaud caressa sa nuque, elle se retourna brutalement, Nathaël était là, debout dans la pénombre. Ses yeux brillaient d’un éclat surnaturel, entre or et braise et dans sa voix, deux timbres superposés : le sien… et celui de Kael.
— Astrée, je crois qu’on est en train de devenir la même chose.
Elle voulut répondre, mais son cœur battait trop vite, elle le sentit avant même de le comprendre : leurs respirations étaient synchrones, leurs pensées aussi. Chaque mot qu’il prononçait vibrait dans son propre crâne.
— Qu’est-ce que tu as fait ? souffla-t-elle.
— Rien. C’est lui. Kael. Il ne veut pas partir. Il s’étend.
Une lumière se forma entre eux, fine, oscillante ; pas rouge, pas blanche — quelque chose entre les deux, un feu d’équilibre instable. Kael parla enfin, sa voix douce, presque suppliante.
— Ne me rejette pas, Astrée. Si tu me chasses, c’est lui qui prendra tout.
Elle recula, terrorisée.
— Tu mens.
— Je te protège. Je l’empêche de te consumer.
La flamme s’intensifia, s’enroula autour d’eux, le monde se contracta, le sol vibrait, les murs frémissaient.
— Arrêtez ! cria-t-elle.
Le silence tomba aussitôt, la lumière se réduisit à une braise suspendue. Astrée, à bout de souffle, murmura :
— Il faut que l’un de vous parte.
Kael répondit calmement :
— Si je pars, il restera lui. Si je reste, il viendra quand même. Le feu n’appartient plus à personne.
La braise explosa en mille étincelles. Quand la lumière retomba, Astrée était seule, le lit vide, le médaillon fondu, froid et sur le miroir, trois mots gravés à la surface, comme tracés au doigt :
“Un seul corps.”
Elle sentit son cœur s’arrêter une seconde, puis, derrière elle, une voix familière :
— Astrée ?
Elle se retourna, Nathaël se tenait dans l’ombre du couloir mais son regard avait changé : il n’était plus gris, ni or, ni feu, il était noir, profond, sans reflet. Et lorsqu’il sourit, ce n’était plus Kael, ni Énor, ni même Nathaël. C’était quelque chose d’autre. Quelque chose qui venait de naître.
Le couloir était réel. Les murs avaient la rugosité habituelle, la lampe clignotait comme toujours, et le tapis râpait la plante des pieds. Astrée se répéta ces trois choses — mur rugueux, lampe défaillante, tapis râpeux — pour s’ancrer dans le présent. En face d’elle, Nathaël tenait dans l’ombre, immobile. Ses yeux noirs ne renvoyaient aucun reflet, comme s’ils absorbaient la lumière au lieu de la renvoyer.
— Nathaël, c’est bien toi qui me regardes ? demanda-t-elle, posément.
Sa voix trembla à peine. Un souffle plus grave que le sien se superposa à la réponse.
— Oui… et non.
Il fit un pas. Astrée sentit la chaleur avancer avant lui, une chaleur ronde, sans pic, mais vaste — celle d’un brasier sous cendre. Elle se recula jusqu’à sentir le mur dans son dos. Je suis dans mon couloir. Mon corps est debout. Je respire.
— Dis ton nom, insista-t-elle.
— Nathaël, répondit-il. Mais quand il prononça la dernière syllabe, un autre nom glissa dessous, inaudible et pourtant présent. Kael. Et, plus profond encore, l’écho d’un troisième : Énor.
Astrée leva la main, paume ouverte. Elle ne le toucha pas. Elle lui montra seulement l’espace entre eux.
— On pose des règles. Ici, maintenant. Je parle à qui répond. Si tu es Nathaël, dis-moi ce que tu as mangé ce matin.
— Rien, dit-il. Puis il ajouta, plus léger : J’ai bu un café trop long. Ça m’a mis les nerfs.
C’était bien lui dans l’humour, la gêne. Astrée respira. Présent. Corps présent. Elle laissa sa main retomber.
— Et toi, Kael ? dit-elle sans hausser la voix. Si tu es là, dis-moi ce que je t’ai refusé la première fois.
Le silence tomba une seconde, comme si la pièce avait reculé.
— Tu m’as refusé le droit de te posséder, répondit la voix douce, à l’intérieur d’elle et non dans l’air. Et tu as eu raison.
Le calme la traversa comme une eau tiède. Puis une troisième vibration vint se mêler au souffle — plus grave, pierreuse.
— Et toi, Énor, dit Astrée, claire. Si tu tiens encore, dis-moi ce que tu veux.
La réponse ne passa pas par des mots d’abord. Une image s’imposa derrière les paupières d’Astrée : des murs noircis, un foyer ancien, et des mains qui apprennent au feu à tenir dans un cercle sans tout dévorer. Quand la voix parla, elle portait l’éraflure des choses très vieilles.
— Je veux la forme. On m’a fait naître pour brûler ; on m’a oublié sans me nommer. Donnez-moi une forme et je cesserai de réclamer.
Astrée demeura droite. Elle ne capitula pas, mais elle n’attaqua pas. C’est là que le livre doit rester net, pensa-t-elle sans savoir à qui elle parlait — à Myrrha, à elle-même, au lecteur peut-être. On ne chasse pas un feu. On lui fait de la place juste.
— Alors on va nommer, dit-elle. Mais pas ici.
Elle prit Nathaël par la main. La sensation fut nette : c’était la sienne, tiède, vivante ; mais au creux de la paume, une pulsation plus profonde répondait, triple. Elle le mena jusqu’au salon, alluma la grande lampe. Lumière blanche. Table. Deux chaises. Elle fit signe à Nathaël de s’asseoir et tira la seconde chaise. Ils s’installèrent face à face, comme pour un entretien ordinaire.
— On va faire simple, continua-t-elle. Et lent. Je t’écoute d’abord, toi.
— Je suis fatigué… mais je ne souffre pas, dit Nathaël. Quand je ferme les yeux, je ne tombe plus. Je flotte. Par moments, j’entends deux voix m’aider à maintenir mon équilibre, comme si je marchais sur une poutre. La tienne me ramène vers le sol. L’autre — Kael — m’empêche de tomber en arrière. Et une troisième m’apprend à poser le pied.
— La troisième, c’est Énor, souffla Astrée.
— Oui. Et je n’ai pas peur de lui maintenant. C’est… brut, intense, mais pas mauvais en soi. C’est la forme qui lui manque.
Les mots avaient la clarté d’une table dressée. Ancrage : deux chaises, une lampe, du souffle. Astrée acquiesça. Elle sentit à la lisière de sa conscience la présence de Kael, calme, et celle d’Énor, contenue, presque curieuse.
— Alors on va lui donner ce qu’il demande, dit-elle. On va lui prêter une forme qui ne détruit pas.
— Comment ? demanda Nathaël.
— Par un vœu de forme. Myrrha m’en avait parlé sans me le dire.
Comme si son nom avait été un sésame, la clochette de l’entrée tinta. C’était impossible — la porte était close — et pourtant, le son eut lieu. Astrée sourit malgré elle.
— Entre, Myrrha, dit-elle à la pièce.
Myrrha ne franchit pas le seuil. Sa voix vint, claire, de très loin et de très près.
— Le vœu se fait avec trois choses, dit-elle. Une qui brûle, une qui reflète, une qui nourrit. La brûlure n’est pas la douleur ; c’est l’intensité. Le reflet n’est pas l’ego ; c’est la limite. La nourriture n’est pas l’avidité ; c’est la durée.
Astrée se leva sans hâte. Je suis dans mon salon. Je marche. Mes pieds touchent le sol. Elle alla à la cuisine, revint avec une petite bougie blanche, un bol d’eau claire, et les deux moitiés du médaillon fondu, désormais soudées en un cercle parfait. Elle posa le tout entre eux.
— Je propose ceci, dit-elle. La flamme comme intensité, l’eau comme limite, le cercle comme durée. Kael, si tu es d’accord, tais-toi. Énor, si tu acceptes, écoute.
La bougie s’alluma sans allumette. Ce n’était pas spectaculaire. La mèche prit et la flamme se tint droite. Astrée posa la main de Nathaël autour du bol. Elle fit de même avec la sienne. Le cercle de métal attendit, inerte.
— Je vais nommer, dit-elle. Je nomme la troisième flamme « foyer » et non « brasier ». Elle marqua un temps, pour que les mots tombent bien dans le monde. Je jure de la nourrir avec la vérité et non avec la peur. Je jure de lui donner une limite : la peau de nos corps, et la parole qu’on se donne. Elle inspira. Et je jure de lui prêter une forme — pas une forme d’homme, pas une forme de dieu — une forme de geste. Elle vivra dans ce que nous faisons, pas au-dessus.
Le bol vibra doucement. L’eau fit une ride parfaite, puis redevint lisse. La flamme pencha d’un degré, comme pour saluer. Le cercle, lui, resta cercle. Mais dans sa matière, une teinte très légère apparut, comme si l’argent avait appris la couleur du miel.
— Énor ? dit Astrée, claire.
La réponse arriva, dépouillée, presque humble.
— J’accepte la forme de geste. Donnez-moi des gestes à faire. Je resterai.
Nathaël eut un souffle court et se détendit d’un coup, comme si on avait desserré une sangle invisible. Ses yeux noirs s’éclaircirent, retrouvant leur gris, et, au fond, une lueur d’ambre resta — non plus prédatrice, mais habité. Kael murmura, simple : Merci.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, à écouter la pièce redevenir une pièce : le bruit du frigo, la tuyauterie qui claque, un pas au-dessus. Astrée sentit l’émotion monter, pas comme une vague — comme une profondeur qui se découvre.
— On va le nourrir comment ? demanda Nathaël, d’une voix redevenue la sienne.
— Par des choses simples, répondit-elle. Des actes qui tiennent : écrire sans se mentir, toucher sans prendre, regarder sans fuir, dormir sans s’abandonner. Et, quand on s’égare, on revient à trois repères : où est mon corps ? qui parle ? suis-je en rêve ou éveillée ?
Nathaël sourit, un peu étonné par la banalité sacrée de la liste.
— Et si ça déborde ?
— Alors on appelle. Myrrha. Ou le feu par son nom. Ou le silence.
Ils éteignirent la bougie d’un même souffle. L’odeur de cire tiède posa une paix brève sur la table.
Les jours qui suivirent furent d’une précision presque nouvelle. Ce n’était pas la fin des mystères, c’était un réglage. Astrée continua à noter tout, mais ses pages changèrent de texture : moins d’éclats, plus de continuité. Elle écrivait dans le métro et sentait le feu se glisser entre les mots pour les tenir, au lieu de les enflammer. Elle soignait son corps : manger chaud, marcher, boire de l’eau. Elle souriait à des inconnus, pas pour se dissoudre, mais parce que ses contours tenaient mieux.
Nathaël, lui, apprenait à respirer à trois. Parfois, il s’arrêtait en pleine rue, fermait les yeux, et disait : « Qui parle ? » — et quand une réponse qui n’était pas la sienne montait, il la saluait, puis disait : « À mon tour », et reprenait. Il n’y avait pas de lutte spectaculaire. Il y avait un apprentissage.
Kael demeurait présent, de l’intérieur, comme un second regard tourné vers la tendresse. Il ne cherchait plus à prendre place ; il en gardait. Énor se montrait par petites preuves : une envie de faire du feu autrement — dans la cuisine, dans un brasero sur le balcon, avec mesure ; un besoin de transmission — apprendre à un enfant croisé au parc à souffler doucement pour que la flamme vive sans vaciller. Ces gestes, minuscules, apaisaient tout.
Parfois, la nuit, la clairière revenait. Astrée le notait au réveil, en ajoutant une ancre : Mon corps est dans mon lit. Ce que j’ai vu m’aide à être plus éveillée. Dans ces rêves, Myrrha apparaissait sans paroles, et la calcite reposait dans son creux de main comme une lune cassée et réparée.
Un soir pourtant, quelque chose dévia. Pas une tempête — un décalage. Ils dînaient chez Astrée. La pièce sentait le thym et l’ail. Ils riaient. Puis Nathaël se figea, fourchette en l’air, regard dans le vague.
— Attends, dit-il.
Astrée posa son verre. Où est mon corps ? assise. Qui parle ? moi. Rêve ? non.
— Qu’est-ce que tu entends ? demanda-t-elle.
— Un chant, répondit Nathaël. Pas dehors. Dans les murs. C’est… ancien.
Elle ne précipita rien.
— Décris.
— Trois notes. La première est claire, la deuxième descend, la troisième tient. C’est comme… — il chercha le mot — comme un appel à se rassembler.
Astrée ferma les yeux. Les trois notes, elle les connut sans les avoir entendues. Intensité, limite, durée. Le vœu de forme sonnait à travers l’appartement.
— Ça veut quoi ? dit-elle calmement.
La réponse jaillit, et cette fois, elle ne venait ni de Kael ni d’Énor. Elle venait d’elle — de la part d’elle qui n’avait pas encore parlé.
— Ça veut un témoin.
Elle se leva, alla chercher le cercle de métal. Elle le posa au centre de la table, entre eux. La lumière de la suspension accrocha le bord et un mince halo de miel glissa.
— Très bien, dit Astrée. Si la troisième flamme doit vivre en gestes, il lui faut un geste public. Quelque chose de simple et de vrai. Quelque chose qui nous nomme sans nous exhiber. — Elle regarda Nathaël. — Tu as envie de quoi ?
— D’écrire, dit-il sans hésiter. Pas un rituel. Une lettre. À quelqu’un qui n’existe pas encore. Ou à quelqu’un qui rêve d’exister.
— On écrit, alors.
Ils restèrent longtemps à tracer des lignes sans adresse précise. Astrée écrivit à « celle ou celui qui a peur d’être trop », lui racontant comment on apprend à donner une forme au feu pour qu’il réchauffe au lieu de brûler. Nathaël écrivit à « celui qui croit devoir choisir entre aimer et se garder », lui disant que tenir sa forme est possible, même quand une autre respiration se mêle à la sienne.
Quand ils eurent fini, ils ne publièrent rien. Ils posèrent les pages sous le cercle. Geste discret, témoin suffisant.
La nuit venue, Astrée sentit le monde entier se déposer d’un millimètre. Ce n’était pas spectaculaire. C’était juste. Elle dormit sans rêve. Au matin, elle trouva sur le miroir non pas une phrase gravée, mais une fine buée en forme de point-virgule. Elle sourit. Continuer.
Le retournement vint par un détail — la façon dont le temps se plia dans la boutique de Myrrha. Astrée s’y rendit seule, pour remercier. L’Œil du Ciel était ouvert, lumière basse, odeur de papier mouillé et de cannelle. Myrrha était assise, immobile, tournant sa tête comme si elle écoutait un fil invisible.
— Ça tient ? demanda-t-elle.
— Oui, dit Astrée. C’est… humain. Et c’est grand.
— Bien. — Myrrha tapota le comptoir. — Pose ta main ici.
Astrée obéit. Le bois était tiède. Elle sentit passer sous sa paume une vibration courte — trois notes encore. Myrrha sourit.
— On ne tient pas un feu sans apprendre à tenir sa parole. — Elle marqua un silence. — Tu vas recevoir quelqu’un.
— Qui ?
— Une enfant. Elle va entrer. Elle ne saura pas pourquoi elle est venue. Elle dira qu’elle a froid aux mains alors qu’il fait doux. Tu sauras quoi faire.
Comme pour répondre, la clochette tinta. Une fillette de huit ou neuf ans, cheveux noirs, manteau trop grand, s’avança, timide. Elle ne regarda pas Myrrha — elle alla directement vers Astrée, les mains serrées.
— J’ai froid, dit-elle, montrant ses doigts.
Astrée se baissa, paumes ouvertes. Où est mon corps ? ici. Qui parle ? moi. Rêve ? non. Elle prit les mains de l’enfant entre les siennes. Elles étaient glacées en surface — et brûlantes dessous.
— Comment tu t’appelles ? demanda Astrée.
— Lune, dit-elle.
C’était peut-être vrai, peut-être un pseudonyme d’enfant. Peu importe, sentit Astrée. Elle souffla doucement, sans chaleur, comme on souffle sur une braise pour l’aider à prendre sans l’affoler. Elle murmura les trois mots du vœu de forme, pas comme une incantation, comme une recette : intensité, limite, durée. Les mains se réchauffèrent d’un coup, proprement. L’enfant sourit, étonnée de son propre rire.
— Ça va mieux, dit-elle. C’était comme si mes doigts étaient loin.
— Ils sont revenus, répondit Astrée. Tu peux les garder.
L’enfant hocha la tête et repartit aussitôt, comme attirée par une autre chose urgente. La clochette tinta encore. Myrrha resta silencieuse un moment.
— La troisième flamme a trouvé son premier geste public, dit-elle. Tu viens de comprendre pourquoi on t’a demandé une forme de geste.
Astrée sentit les larmes venir sans tristesse. Elle ne se sentit pas élue, ni spéciale. Elle se sentit à sa place.
— Et maintenant ? demanda-t-elle.
— Maintenant, le livre va continuer, répondit Myrrha, et elle sourit de ce mot. Mais souviens-toi : si le feu attire, la durée attache. On lit les livres qu’on croit comprendre ; on habite ceux qui nous apprennent à durer.
Astrée sortit. La rue avait l’air de toujours. C’était parfait. Sur le chemin du retour, elle envoya un message à Nathaël :
« On a un travail. Je t’explique ce soir. »
Il répondit :
« Je t’attends. Kael écoute. Énor souffle. Et moi, j’apprends. »
Elle marcha longtemps, bras le long du corps, corps dans le monde, monde à sa juste distance. À la maison, elle posa le cercle sur les lettres et ajouta un post-it idiot et magnifique : penser à acheter du sel. Elle rit. Le sel — voilà une autre manière de tenir la forme.
La nuit approchait. Elle alluma la bougie, remplit le bol d’eau, posa le cercle près sans rien demander. Elle regarda son visage dans la vitre : c’était le sien. Ses yeux avaient leur lumière habituelle, ni noire ni or. Je suis Astrée, pensa-t-elle, sans défi.
— Oui, souffla Kael, heureux d’être devenu une pièce du calme.
— Oui, approuva Énor, content d’avoir un chantier au lieu d’un empire.
Elle resta ainsi jusqu’au crépuscule, à laisser la pièce faire son bruit de pièce. Quand la première étoile parut, elle sut que le chapitre pouvait s’arrêter ici : non pas sur un triomphe, mais sur une compétence. La compétence rare de tenir une flamme dans un geste.
Avant d’éteindre la lumière, elle écrivit trois phrases très simples au bas d’une page :
Où est mon corps ? Ici.
Qui parle ? Nous, mais je décide.
Rêve ou éveil ? Éveil — pour mieux rêver juste.
Puis elle ajouta, pour le lecteur invisible qui marchait avec elle depuis la première page :
La suite n’a pas besoin d’être plus forte ; elle doit être plus vraie.
Et la bougie, d’elle-même, se coucha sans fumée.

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