CHAPITRE 9 — Le corps unique

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Cette nuit-là, le monde se reposa enfin. Le feu ne parlait plus, il respirait à travers le silence. Astrée s’endormit sans rêve, la main posée sur le cercle tiède, consciente de tenir quelque chose qui ne demandait plus à brûler. Et quand le matin s’ouvrit, rien n’avait changé — sinon la façon dont la lumière entrait par la fenêtre. Elle sut alors que la troisième flamme avait tenu sa promesse : elle vivait désormais à travers le simple fait d’exister.

Elle avait repris ses cours à l’université depuis deux semaines. À première vue, rien n’avait changé. Les mêmes couloirs, les mêmes visages pressés, les mêmes débats sur la conscience et les rêves lucides. Pourtant, pour Astrée, tout avait une densité nouvelle.

Elle écoutait avec attention, mais percevait surtout ce qui circulait entre les mots : les peurs, les désirs, les inflexions de chaque respiration. Le feu, désormais, ne brûlait plus ; il éclairait.

Kael veillait quelque part à l’arrière de sa pensée. Il n’intervenait pas, il respirait avec elle. Énor, lui, s’était fondu dans les forces minuscules du monde : le clignement d’une flamme, le frottement d’une allumette, le battement des artères. Ils n’étaient pas partis ; ils étaient devenus ses deux souffles intérieurs, l’un pour la clarté, l’autre pour la matière.

Nathaël, depuis, partageait ce même équilibre. Ils s’écrivaient souvent, se voyaient peu : Myrrha avait parlé d’une « distance juste » à préserver. Un soir, il lui envoya une photo de ses mains couvertes de suie : il aidait à restaurer une vieille chapelle incendiée près du canal.

« Le feu a détruit, mais on reconstruit avec les cendres. Tu viendras voir ? »

Elle répondit simplement :

« Toujours. »

La semaine suivante, elle se rendit à la chapelle. Les murs noircis sentaient encore la fumée froide. Le soleil passait à travers un trou dans le toit et dessinait un cône de lumière poussiéreuse au centre de la nef. Nathaël travaillait en silence, les manches retroussées, le front couvert de suie. Lorsqu’il la vit, il posa sa truelle et sourit : un sourire simple, humain, sans mystère.

— Regarde, dit-il. Le feu a tout pris, sauf cette fresque.

Sur le mur du chœur, à moitié effacée, subsistait la silhouette d’un ange tenant une flamme.

Astrée s’approcha. Sous la couche de suie, les pigments encore humides brillaient d’une teinte dorée. Elle effleura la surface du doigt, et le dessin sembla reprendre vie ; un éclat discret, rien de magique, juste assez pour rappeler que la lumière obéit parfois à la patience.

— Tu vois ? murmura Nathaël. On dirait qu’il nous attendait.

Elle hocha la tête.

— Peut-être qu’il n’attendait personne. Peut-être qu’il fait juste son travail : rester.

Ils travaillèrent ensemble tout l’après-midi. Pas un mot sur Kael, ni sur Énor. Pourtant, chaque coup de brosse, chaque pierre replacée, chaque regard échangé vibrait d’un accord invisible : la troisième flamme, désormais, passait dans leurs gestes.

Quand le soir tomba, ils restèrent assis sur le seuil de la chapelle, face au canal. La lumière du couchant dessinait sur l’eau les reflets du feu apaisé. Astrée posa la tête contre l’épaule de Nathaël. Son corps, chaud et stable, avait la densité exacte qu’il fallait pour qu’elle se sente vivante et non absorbée.

— Tu crois qu’on y est ? demanda-t-elle.

— Où ça ?

— Dans le corps unique.

Il prit le temps de répondre.

— Je crois qu’on y passe, parfois. Quand on agit juste, quand on se tait juste. Ce n’est pas un endroit ; c’est une fréquence.

Elle sourit.

— Une fréquence, oui. Et quand on la perd ?

— On revient. C’est ça, la foi : pas croire, revenir.

Leurs mains se cherchèrent. Un frisson les traversa — pas une fièvre, une reconnaissance. Kael glissa une phrase dans le silence : “Le feu, maintenant, vous appartient.’’

Énor, lui, répondit simplement : “ Alors faites-en des jours.’’

Les jours qui suivirent furent des jours. Astrée enseigna la méditation à quelques camarades qui souffraient d’angoisse, non pas en leur parlant d’énergie ou de flamme, mais en leur apprenant à poser les mains sur le cœur et à compter trois respirations. Nathaël continua la restauration. Il envoya des messages simples :

« Le mur tient. »

« On a remis la vitre. »

« Le feu laisse place à la lumière. »

Parfois, ils se retrouvaient au canal pour dîner, parfois non. Le lien n’avait plus besoin d’être entretenu ; il vivait.

Pourtant, un soir, Astrée sentit de nouveau le monde se déplacer. Rien d’inquiétant : un appel. Elle ferma les yeux et vit la clairière, non plus brûlée mais couverte d’herbe. Au centre, la calcite reposait, intacte. Et autour, des silhouettes sans nom — d’autres feux, d’autres âmes peut-être — se tenaient, attendant qu’on leur enseigne la forme de geste. Kael, plus lumineux que jamais, parla pour tous :

— Maintenant, tu comprends : ce que nous avons vécu n’était pas une exception. C’était une répétition générale.

Astrée s’avança, elle posa la main sur la pierre. La chaleur ne brûlait pas, elle transmettait.

— Alors on continue, dit-elle.

— Oui, répondit Kael. Et cette fois, tu n’as plus à nous craindre. Tu sais tenir la lumière.

Elle se réveilla au petit matin, apaisée. Le bol d’eau sur la table reflétait le jour naissant. Sur le miroir, un seul mot écrit à la buée : Durée. Elle rit doucement.

Où est mon corps ? — ici.

Qui parle ? — moi.

Rêve ou éveil ? — les deux, enfin réconciliés.

Elle sortit dans la rue, la peau encore tiède du sommeil, les yeux ouverts sur un monde simple.

Les passants passaient, les vitres reflétaient les visages, les lampadaires s’éteignaient un à un. La flamme, invisible, faisait son travail : maintenir la lumière dans le mouvement. Et tandis qu’elle s’éloignait, une pensée claire traversa sa conscience, comme un dernier murmure de Kael :

La véritable transfiguration, c’est de savoir vivre sans miracle.

Astrée sourit, releva le col de son manteau et continua de marcher vers le jour.

La pluie avait lessivé la ville toute la nuit, et le matin déposait une clarté neuve sur les façades. L’air sentait la pierre rincée, la terre retournée, un peu de cuivre. Astrée traversa la place de l’université à pas tranquilles. Où est mon corps ? Ici. Qui parle ? Moi. Rêve ou éveil ? Éveil. La répétition ne l’ennuyait pas : c’était une clef dans une serrure.

Au département de psycho, le couloir vibrait d’un brouhaha de sacs mouillés et de voix basses. Une affiche annonçait une conférence sur les “états modifiés de conscience et l’ancrage”. Astrée eut un sourire sans ironie. Elle entra dans l’amphi, choisit un siège au milieu, là où la salle respire. Le professeur traçait déjà des schémas. La craie grinça — un cercle, une flèche, un mot souligné.

— On ne sort jamais sans y revenir, dit-il. La vraie question est : comment revient-on ?

Un murmure d’approbation courut. Astrée ne prit pas de notes au début. Elle écouta le mouvement des respirations, l’attention qui monte et s’effondre, les phrases qui cherchent leur place. Puis elle sortit son carnet. Pas pour accumuler : pour poser un fil. Intensité. Limite. Durée.

À la fin, le prof lança son rituel : « Des questions ? » Une main timide se leva derrière Astrée. Une première année aux joues encore rondes, chignon trop serré, demanda d’une voix serrée :

— Et si on a peur de revenir ? Si… si on a l’impression d’apporter avec soi quelque chose qui va brûler les autres ?

Quelques rires nerveux. Le professeur hésita, cherchant une formulation qui ne soit pas un diagnostic. Astrée se retourna, croisa le regard de la fille : il y avait là une vraie panique, une de celles qui se logent dans la gorge. Qui parle ? Elle. Moi si je veux. Est-ce le moment ? Oui.

— On peut répondre avec un geste ? lança Astrée vers l’estrade.

Le prof, surpris, haussa les sourcils, puis sourit.

— Essayez.

Astrée se leva, descendit trois marches. Elle ne joua pas à l’initiée. Elle parla simple.

— Vous pouvez poser les mains sur votre sternum et compter trois respirations. Une pour sentir que vous êtes là. Une pour accepter que quelque chose a eu lieu. Une pour promettre au monde de ne pas lui faire payer ce qui vous arrive.

Elle joignit le geste à la parole. L’amphi l’imita, d’abord en riant, puis plus sérieux. Les épaules baissèrent, la rumeur tomba. La première année ferma les yeux ; ses mains tremblaient moins. Astrée ajouta, douce :

— Et si ça brûle encore, donnez-lui un contour. Dites : ça brûle en moi, pas vous. Et revenez. Ce n’est pas un exorcisme, c’est une bonne manière de rentrer chez soi.

Quelques applaudissements, pas trop. Le professeur fit un signe reconnaissant. La fille essuya ses yeux du pouce, sans honte. Astrée remonta s’asseoir. Où est mon corps ? Ici. À l’arrière de sa conscience, Kael souffla, heureux : Juste. Énor vibra dans le bois des sièges, tranquille : Ça tient.

L’après-midi se plia autrement. La pluie revint, fine, obstinée. Astrée avait accumulé des heures de présence, des mots, des regards. Une fatigue s’insinua — pas l’épuisement dramatique ; une lassitude qui grignote le bord des gestes. En sortant du métro, elle hésita à passer au canal, puis prit la rue directrice : maison. S’écouter aussi, c’est nourrir la flamme.

Dans l’appartement, l’odeur du café du matin flottait encore. Elle posa son sac, s’assit à même le parquet, dos contre le canapé. La pièce était très ordinaire : une table claire, des livres en piles, une plante qui survivait. La fatigue, pourtant, étira les ombres. Le feu en elle ne parlait plus — il respirait à peine. Un instant, elle eut l’envie brutale de tout éteindre : bougies, carnets, signes. De redevenir une étudiante qui ne voit rien.

Ça, c’est la limite qui demande son dû, dit Kael, sans s’imposer. Dors, mange, reste simple.

Et si tu n’écoutes pas, c’est moi qui me remettrai à réclamer, grogna Énor, presque amusé. La forme se nourrit, sinon elle se fendille.

Astrée éclata d’un petit rire.

— D’accord. Je vous entends. Je m’entends, surtout.

Elle se releva, se fit des œufs brouillés, coupa du pain, salât des tomates. Elle mangea doucement, en regardant la pluie dessiner des constellations sur la vitre. Puis elle mit un minuteur et s’allongea vingt minutes. Sommeil bref, dense, réparateur. À son réveil, la pièce avait repris son grain. Où est mon corps ? Ici. Qui parle ? Moi, eux, mais je décide.

Le téléphone vibra.

Nathaël :

« Je passe te voir ? J’ai de la suie jusque dans les pensées. »

Astrée :

« Viens. »

Il arriva trempé, les cheveux en bataille, les mains grises. Il posa sa veste près du radiateur, s’excusa du désordre qu’il apportait quand tout en lui respirait la joie de la journée. Elle l’entraîna dans la cuisine. L’eau tiède sur ses doigts emporta la suie en rivières sombres. Il la regarda, amusé :

— Je crois que je suis amoureux de l’odeur du savon.

— C’est très sain, répondit-elle. Ça s’appelle l’ordinaire.

Ils rirent. Puis, sans prévenir, le rire de Nathaël dérapa. Il s’assit, se passa les mains sur le visage.

— Astrée… Parfois, j’ai peur. J’aimerais qu’il n’y ait que toi et moi, une table, du pain. Pas… pas tout ça. Kael. Énor. Les miroirs. Les flammes qui se tiennent comme des chiens sages. Je veux être normal, juste pour une soirée.

Le silence tomba, délicat. Ne pas sacraliser la peur, l’entendre. Astrée s’assit en face, posa ses mains ouvertes.

— On peut. On a le droit. Ce soir, on pose le cercle dans le placard. On garde le bol pour l’eau et la bougie pour la lumière. Et on parle de… rien. De ce que tu veux.

Il hocha la tête, honteux d’avoir demandé si peu. Elle le vit, ce réflexe ancien de se croire ingrat. Elle s’approcha, toucha son front de l’index.

— Tu n’es pas moins “éveillé” parce que tu veux te reposer. Au contraire. Si on oublie la chair, la flamme se venge.

Un sourire, fragile. Il se pencha, posa le front contre sa clavicule. Leurs respirations se cherchèrent, se trouvèrent. Kael se tut de lui-même. Énor fit une sorte de grognement approbateur. Ils mangèrent des pâtes. Ils parlèrent d’un film idiot et d’un voisin trop bruyant. Ils ne dirent pas “énergie” une seule fois. Et c’était parfait.

Plus tard, sur le canapé, Nathaël murmura :

— Merci de ne pas me demander d’être un prophète quand j’ai juste besoin d’être un homme.

— Merci de ne pas me demander d’oublier la lumière quand j’ai besoin d’être une femme, répondit-elle.

Le baiser qui suivit ne ressemblait à aucun rituel. Il avait le goût du sel des larmes et du poivre des rires. Intensité, limite, durée, mais incarnées : l’intensité dans la main qui retient, la limite dans le souffle qui s’interrompt, la durée dans le silence après.

La vie reprit sa place, justement. Deux jours plus tard, Myrrha rappela leur monde par un fil ténu. Un SMS, chose rare :

« Passe quand tu peux. Rien d’urgent. Tout d’important. »

Astrée y alla en fin d’après-midi. L’Œil du Ciel avait toujours cette lumière basse qui ne venait de nulle part. L’odeur de cannelle se mêlait à celle des vieux papiers. Myrrha, assise, tournait la tête à l’écoute d’un bruit que seuls les aveugles connaissent.

— Tu tiens bien, dit-elle en guise de salut. Ça sonne juste.

— On essaie, répondit Astrée en souriant.

— Alors voilà : la flamme circule. Elle ne vous appartient pas et, bonne nouvelle, vous n’appartenez pas à elle. Il va falloir la laisser passer.

— Passer où ?

— Dans d’autres mains que les vôtres. C’est ça, la durée. Pas rétention, circulation.

Myrrha sortit de sous le comptoir une boîte — pas la calcite. Une petite boîte de fer blanc, cabossée, d’où montait un parfum discret de cire et de miel.

— C’est quoi ?

— Une veilleuse. Pas une métaphore. Une vraie. Tu la donneras quand tu sauras. L’important n’est pas qui la recevra, mais quand.

Astrée prit la boîte. Le métal était tiède. Où est mon corps ? Ici. Qui parle ? Le monde. Rêve ? Non. Elle leva les yeux. Myrrha souriait comme on sourit à quelqu’un qui réussit à marcher sur une ligne fine.

— Tu sauras, répéta Myrrha. Et si tu doutes, attends. Le feu n’aime pas les gestes pressés.

En sortant, la pluie avait cessé. Le ciel était très haut, d’un bleu laiteux. Elle glissa la veilleuse dans la poche interne de son manteau. Le poids était infime ; la responsabilité, douce.

Le lendemain, la continuité fut mise à l’épreuve. Pas par un drame — par une rencontre.

Bibliothèque universitaire, onze heures. Odeur de colle et de feutre. Les pas étouffés, le froissement des pages. Astrée classait des notes quand la première année du cours — celle de l’amphi — apparut au bout de la rangée. Les yeux encore rougis de fatigue, un sac trop lourd sur l’épaule.

— Pardon… vous… — elle hésita — tu t’appelles comment ?

— Astrée.

— Moi, c’est Aïda. Je… — Elle leva les mains comme pour abandonner — je fais des crises d’angoisse depuis des mois. Hier, ça s’est arrêté pendant votre… votre truc. Trois respirations. Ça avait l’air bête et ça a marché. Ce matin, c’est revenu. Et j’ai pensé : peut-être que je peux demander. C’est idiot, hein ?

— Ce n’est pas idiot. Tu peux t’asseoir ?

Elles s’installèrent dans un coin près d’une fenêtre. La lumière tombait en nappe claire sur la table. Astrée posa les paumes en évidence.

— On va faire simple. Où est ton corps ?

— Ici, dit Aïda, peu convaincue.

— Qu’est-ce qui te le prouve ?

Aïda réfléchit. — Mes coudes qui touchent la table. Le jean qui serre un peu. Ma langue… un peu sèche.

— Bien. Qui parle ?

— Moi.

— Très bien. Est-ce que tu rêves ?

— Non. J’ai envie de, parfois, mais non.

Astrée sourit. Elle sortit de sa poche la boîte de fer blanc. Elle la posa sans emphase.

— On m’a confié ça pour quand je saurais. Je ne sais pas si c’est maintenant, alors on va vérifier ensemble.

Elle ouvrit. À l’intérieur, une petite veilleuse jaune, banale, au parfum discret. Elle l’alluma. La flamme était minuscule, stable.

— Tu n’as pas besoin de miracles. Tu as besoin d’un témoin. Regarde-la. Porte-la dans ton souffle, pas dans ta tête. Trois respirations, comme hier. Et si ça déborde, tu viens ici. Je ne promets rien, je témoigne.

Aïda la fixa, puis fixa la veilleuse. Ses épaules descendirent d’un centimètre. Une larme coula, pas malheureuse. Elle renifla, rit d’elle-même.

— J’ai envie de dormir d’un coup. C’est normal ?

— Parfaitement. Ton corps te rattrape. Bois de l’eau. Mange quelque chose.

Aïda hocha la tête. Elle ne toucha pas à la veilleuse. Astrée referma la boîte.

— Je te la prête, dit-elle. Tu me la rendras quand tu oublieras que tu en as besoin.

Aïda secoua la tête, incredule.

— Tu fais confiance à une inconnue ?

— La flamme aussi, dit Astrée. Et elle ne s’est pas encore trompée.

Elles se serrèrent la main. Intensité, limite, durée. Énoncées sans mots. Quand Aïda s’éloigna, le monde sembla se réajuster. Kael souffla : Transmission. Énor, fier, grogna : Œuvre.

Le soir, Astrée retrouva Nathaël à la chapelle. Les échafaudages dessinaient un orgue de métal. Le trou dans le toit laissait voir un rectangle de ciel où passaient des nuages très lents. Sur le mur du chœur, l’ange à la flamme paraissait plus net — peut-être une illusion, peut-être le travail patient de la journée.

— Tu as l’air heureuse, dit Nathaël.

— J’ai donné une veilleuse, répondit-elle, comme on dit : j’ai acheté du pain. C’était le geste juste.

Ils s’assirent sur une marche. Le froid montait du sol. Astrée glissa sa main dans la poche de Nathaël, trouva sa paume, y posa ses doigts. Ils restèrent longtemps sans parler. Puis il dit, presque pour lui :

— Tu sais, je crois que j’ai compris notre foi. Ce n’est pas croire au feu. C’est croire que nous saurons revenir quand il montera trop haut.

— C’est exactement ça, dit-elle.

Leur silence était dense, habité. Dans la nef, l’air vibrait très légèrement — pas de miracle. Une acoustique qui retient la respiration des gens. Astrée ferma les yeux. Où est mon corps ? Ici. Qui parle ? Nous, et je décide. Rêve ou éveil ? Éveil, plein.

Kael approcha comme un souvenir beau et non envahissant. Vous avez trouvé la fréquence.

Énor se posa dans la pierre, heureux d’être de matière. Tenez-la simple.

— On rentre ? demanda Nathaël.

— On rentre, confirma Astrée.

Ils ressortirent. Le canal était noir, les lampadaires piquaient l’eau de perles mouvantes. En longeant la berge, ils croisèrent une femme d’âge, manteau trop fin, sac de courses, regard harassé. Elle trébucha sur une irrégularité du trottoir ; Nathaël la rattrapa d’un geste sûr. Elle le remercia vite, honteuse d’avoir vacillé, repartit. Rien de mystique. Et pourtant, Astrée sentit quelque chose passer d’un corps à l’autre — une petite chaleur rendue, presque invisible. Elle sourit. La troisième flamme aime ces choses-là.

À l’angle de la rue, ils se séparèrent. Nathaël prit la gauche, Astrée la droite. Elle marcha lentement, savourant la nuit qui ne réclame rien. Dans la poche intérieure, la boîte de fer blanc laissait un vide exact : la bonne place d’un objet transmis. Elle pensa à Aïda, à ses paumes posées, à sa soif de normalité et de paix — à leur propre soif, à eux deux, contenue, respectée.

Chez elle, elle posa le sac, alluma la lampe du salon. Sur la table, le bol d’eau reflétait un fragment de plafond. Le cercle de métal dormait. Elle écrivit dans le carnet :

Aujourd’hui, j’ai appris que la lumière n’a pas besoin d’être prouvée : elle a besoin d’être portée.

Où est mon corps ? Ici.

Qui parle ? Moi, parfois nous.

Rêve ou éveil ? Éveil — mais le rêve travaille à l’arrière.

Elle referma. Au moment d’éteindre, un souffle tout léger traversa la pièce — pas un courant d’air, une approbation. Kael s’y tenait comme une note tenue, Énor comme une base. Elle sourit pour eux.

— Bonne nuit, dit-elle au silence.

La lampe fit un clic doux. La nuit ne promit rien. Elle laissa être.

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