Chapitre 6
La paix est douce, mais elle n’est jamais éternelle. Je l’ai appris au fil des siècles : les hommes n’ont jamais su se contenter longtemps du calme. Toujours vient un moment où leurs voix s’élèvent, où leurs mains se serrent en poings, où leurs pas frappent le sol avec impatience. Et moi, Saint-Cernin, j’ai vu gronder la révolution comme on entend approcher un orage.
Tout a commencé par des chuchotements, comme autrefois. Mais ce n’était plus une querelle de foi, cette fois. C’était une question de droits, de justice, de liberté. Dans mes ruelles, on parlait d’égalité entre les hommes, de fin des privilèges, de pain pour tous. Je sentais la colère monter, pareille à une sève noire qui gonflait mes veines.
Les paysans, fatigués de donner le fruit de leurs récoltes sans jamais avoir assez pour eux-mêmes.
Les artisans, écrasés par les impôts, voyant leurs enfants manquer de tout.
Même certains notables, jadis à l’aise, murmuraient leur lassitude face à un pouvoir lointain qui les oubliait.
Puis vinrent les cris. Des rassemblements se formaient sur mes places, autour de mes marchés. Les hommes brandissaient des bâtons, parfois des fourches, et parlaient fort, trop fort. Les femmes, elles aussi, prenaient part aux discussions, réclamant du pain, de quoi nourrir leurs enfants. Les jeunes, pleins de fougue, rêvaient d’un monde nouveau où plus personne ne serait maître ni esclave.
Moi, je les écoutais. J’avais connu tant de guerres absurdes, tant de haines sans fin. Cette fois, je sentais quelque chose de différent : un désir ardent de justice. Mais je savais aussi que la justice, lorsqu’elle brûle trop fort, peut devenir incendie.
Les nouvelles venues de Toulouse et de Paris arrivaient jusque dans mes murs. On parlait de rois contestés, de têtes tombées, de drapeaux levés. Mes habitants se divisaient encore une fois : certains vibraient à l’idée de renverser l’ordre ancien, d’autres tremblaient à la pensée du chaos.
Puis le sang a coulé à nouveau.
Des bandes armées traversaient mes campagnes, cherchant à recruter, à punir, à imposer leur loi. Les cloches sonnaient parfois non pour appeler à la messe, mais pour donner l’alerte. Mes granges servaient de cachettes, mes forêts d’abris. J’étais de nouveau traversé par la peur et la colère.
J’ai vu des nobles fuir leurs domaines, abandonnant châteaux et terres. J’ai vu des paysans s’emparer de maisons qu’ils n’auraient jamais osé franchir auparavant. J’ai vu des autels détruits, des croix arrachées, car certains voulaient effacer jusqu’aux symboles anciens. Et dans le même temps, d’autres priaient avec encore plus de ferveur, implorant le ciel de mettre fin à la tourmente.
Je ne savais plus qui j’étais. Était-ce ma mission de protéger les traditions, de garder vivantes les pierres anciennes ? Ou bien devais-je accompagner mes enfants vers ce monde nouveau qu’ils désiraient tant ? J’étais partagé, comme un vieux chêne dont les racines tirent dans des directions opposées.
Les jours étaient bruyants, mais les nuits, elles, me glaçaient le cœur. Dans l’obscurité, on entendait des cavalcades, des cris étouffés, parfois des coups de feu. Des maisons brûlaient en silence, comme si elles n’osaient plus hurler. Moi, je retenais mon souffle, impuissant.
Pourtant, au milieu du tumulte, j’ai vu briller des regards pleins d’espérance. Les jeunes parlaient de liberté comme d’un trésor à conquérir. Ils écrivaient des mots nouveaux, des chansons qui résonnaient dans mes ruelles. On levait des drapeaux colorés, on peignait des symboles sur les murs. J’avais peur, mais je sentais aussi la naissance d’une force que rien ne pourrait plus contenir.
Les révolutions, je l’ai compris, sont comme les saisons : elles détruisent pour mieux reconstruire. Mais, comme les tempêtes, elles laissent toujours derrière elles des branches brisées, des foyers éteints, des cœurs endeuillés.
Quand enfin le tumulte se calma, je me retrouvai une fois encore changé. Mes habitants avaient perdu des proches, mais gagné de nouveaux droits. Mes places avaient vu couler le sang, mais aussi s’élever des chants de victoire. Moi, j’étais las, mais je savais que je portais désormais une nouvelle mémoire, celle d’un peuple qui avait osé rêver autrement.
Je savais aussi que rien n’était fini. Car si les hommes avaient abattu un roi, ils n’avaient pas éteint leur soif de changement. D’autres révoltes viendraient, d’autres drapeaux flotteraient. Et moi, Saint-Cernin, je resterais debout pour les voir passer, comme un vieil arbre qui observe les générations s’agiter à ses pieds.
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