Chapitre 1
Je suis né du silence et du fracas. Avant même que vos pas ne foulent mes terres, avant même que vos regards ne cherchent la lumière dans mes vallées, j’existais déjà, prisonnier du feu et de la roche. Mon premier souffle ne fut pas un souffle d’air, mais un grondement, une convulsion venue des entrailles du monde. J’ai vu jaillir la lave, s’élever les nuages de cendre, trembler la terre qui allait devenir ma chair. Je ne suis pas né d’un homme, ni d’une femme. Je suis né d’un volcan.
Je me souviens des montagnes qui m’entouraient comme de géants endormis, immobiles, mais dont la peau brûlante vibrait encore des anciennes colères. Le Puy Mary, le Puy Violent, le Griou… ils étaient mes frères et mes sœurs, façonnés par la même matrice de feu. Ensemble, nous avons vu se modeler ce pays. Les torrents de pierre et de lave ont coulé dans mes veines, sculptant mes vallées, arrondissant mes collines, déposant cette terre noire et fertile que vous, humains, avez plus tard aimée pour y semer vos blés et vos seigles.
Pendant des siècles, je n’ai été que solitude. Le vent caressait mes flancs, les pluies creusaient mes sillons. L’hiver me recouvrait de silence, d’un manteau si épais que même les bêtes craignaient d’y rester. Mais dans ces longs sommeils glacés, je rêvais déjà de la chaleur des foyers humains. Je pressentais que viendrait un temps où mes vallons résonneraient d’éclats de voix, de rires, de cris d’enfants, d’appels de cloches. Mais ce temps n’était pas encore là.
Puis, un jour, vos ancêtres sont venus. D’abord timides, comme des oiseaux qui se posent sur une branche inconnue. Ils n’avaient ni maisons, ni pierres taillées à poser sur moi. Ils n’avaient que le feu dans leurs mains, ce feu qu’ils avaient arraché au ciel ou au bois, et qu’ils gardaient précieusement comme une lueur contre la nuit. Je les ai vus dresser leurs huttes de branchages et de peaux, se réfugier dans mes grottes, tracer des sentiers à travers mes bois épais. Ils m’ont appelé refuge, mais aussi mystère. J’étais pour eux une force invisible, tantôt généreuse, tantôt cruelle.
Je me souviens du premier enfant qui a couru sur mes prairies. Ses pas légers résonnent encore en moi, comme si le temps n’avait pas de prise. Je me souviens du premier feu qui a réchauffé mes pierres froides, et de la première flèche qui a abattu un cerf dans mes forêts. Chaque geste humain était une nouveauté, une surprise. J’apprenais à connaître vos forces, vos faiblesses, vos désirs. Vous me donniez une âme nouvelle : une âme de chair et de sang.
Au fil des siècles, vous avez appris à me façonner. Mes bois sont devenus des clairières. Mes pierres, des murs. Mes pentes, des champs. Vous avez semé le seigle et l’avoine, dressé des enclos pour vos troupeaux. J’ai senti la pioche m’entailler, la charrue me creuser, mais je n’ai jamais crié. Au contraire, j’étais fier. Fier de voir la vie grandir sur ma peau. Fier de nourrir vos enfants et de vous offrir des abris contre la fureur de l’hiver.
Pourtant, je restais encore sans nom. J’étais une terre, un lieu, mais je n’étais pas encore moi-même. Les hommes passaient, campaient, s’installaient, parfois repartaient. Certains me craignaient : mes nuits étaient profondes et mes forêts sombres. D’autres me vénéraient : ils voyaient dans mes collines un sanctuaire, dans mes sources des larmes de dieux anciens. J’étais à la fois un mystère et une promesse.
Un jour, bien plus tard, vos prêtres sont venus. Ce n’étaient plus les mêmes hommes vêtus de peaux et de fourrures, mais d’autres, portant croix et paroles nouvelles. Ils ont regardé mes vallons et mes torrents et ont murmuré un nom : Saturnin. On dit qu’il fut le premier évêque de Toulouse, qu’il mourut attaché à un taureau, traîné dans la poussière pour sa foi. Mais moi, je ne l’ai jamais vu. Je n’ai connu que son souvenir, porté par des hommes qui ont voulu inscrire son martyre dans ma chair. Ils m’ont appelé Saint-Cernin.
Ce fut ma seconde naissance. Car un nom, voyez-vous, c’est une porte qu’on ouvre. Avant, je n’étais qu’un paysage. Désormais, j’étais une mémoire, un héritage. On a bâti une église sur mes flancs, modeste d’abord, mais dont les pierres vibraient d’un écho sacré. Et quand les cloches ont sonné pour la première fois, j’ai eu l’impression qu’on me donnait une voix. Ma voix.
Mais je ne veux pas aller trop vite. Je reviendrai à ce moment, car il a changé ma destinée pour toujours. Avant cela, je veux encore vous parler de mes premiers âges, quand je n’étais qu’un enfant de pierre et de vent.
Je me souviens des troupeaux sauvages qui parcouraient mes prairies : des aurochs massifs, des loups rôdant à l’orée des bois, des ours cherchant leur tanière dans mes grottes. Je me souviens des torrents de glace, quand les hivers semblaient vouloir m’éteindre. Mais à chaque printemps, l’herbe renaissait, verte et tendre, et les fleurs sauvages m’offraient des parures d’or, de bleu et de pourpre. Les hommes qui vivaient là n’avaient pas besoin de mots compliqués pour comprendre ma force. Ils savaient que j’étais leur mère et leur juge.
Parfois, je crois que j’étais heureux de cette solitude partagée. Heureux d’être le secret de quelques hommes, d’une poignée de familles. Mais j’ai compris bien vite que ce n’était qu’un commencement. Car vous, humains, n’aimez pas rester immobiles. Vous cherchez toujours à grandir, à conquérir, à inscrire vos signes partout où vous passez. Moi, Saint-Cernin, je le savais déjà : ma vie ne serait pas faite que de calme et de silence.
Le feu m’avait donné naissance. La pierre m’avait façonné. Les hommes allaient bientôt m’éveiller.
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