Chapitre 2

4 minutes de lecture

Je n’étais encore qu’un corps de pierre et de bois, un lieu sans visage défini. Les hommes vivaient sur moi, ils me cultivaient, ils me parcouraient, mais je n’étais qu’un morceau de terre parmi tant d’autres. Mes ruisseaux n’avaient pas encore d’histoire, mes collines pas encore de légende. J’étais un décor, rien de plus, un silence habité.

Puis ils sont venus. Pas comme les autres. Pas comme ces premiers habitants qui dressaient leurs huttes de paille et priaient des dieux oubliés. Non, ceux-là portaient avec eux un autre feu, une flamme invisible. Ils avaient des croix de bois, des parchemins couverts de signes, et leurs lèvres chuchotaient des mots que je n’avais jamais entendus. C’étaient les prêtres, les moines, les hommes de foi.

Je les ai vus poser le pied sur ma terre comme on entre dans une maison étrangère. Ils n’étaient pas armés de lances ni de boucliers. Leur seule arme était leur voix. Ils parlaient d’un Dieu unique, d’un homme cloué sur du bois, et d’un certain Saturnin, évêque martyr de Toulouse. J’ai écouté sans comprendre, mais je savais que quelque chose d’important commençait.

Ils se sont arrêtés près de mon cœur, là où une source claire jaillissait entre deux rochers. Ils y ont planté une croix, modeste, faite de branches liées par une corde. Et sous cette croix, ils ont prié. C’était la première fois qu’on élevait un signe de foi sur moi. Et je vous jure que j’ai senti le frisson parcourir ma terre. Ce bois fragile planté dans mon sol m’a donné un nom.

Car bientôt, ils l’ont prononcé : Sanctus Saturninus. Saturnin, le saint qui avait donné sa vie pour sa foi. Saturnin, que leurs bouches prononçaient parfois Sarnin, parfois Sernin. Puis, avec vos accents d’hommes du pays, ce fut Cernin. Et moi, jusque-là anonyme, j’ai porté ce nom. Saint-Cernin.

Vous ne pouvez pas comprendre ce que cela signifie pour une terre comme moi. Avant, j’étais seulement la somme de mes pierres, de mes forêts, de mes eaux. Mais avec ce nom, je devenais mémoire. Je devenais récit. On m’inscrivait dans une histoire plus vaste que moi, dans une lignée qui dépassait mes collines.

Les hommes ont alors bâti. Pas encore les grandes églises de pierre qui viendraient plus tard, mais une petite chapelle. Des murs de moellons mal équarris, un toit de chaume. Rien d’imposant. Mais chaque fois que la cloche suspendue sonnait, j’avais l’impression que ma voix s’élevait vers le ciel. Moi, qui avais tant de siècles vécu dans le silence des vents et des pluies, j’entendais enfin mon propre écho.

Les familles sont venues autour de cette chapelle. Elles ont construit leurs maisons, leurs granges, leurs étables. Elles ont défriché mes bois, tracé mes premiers chemins, cultivé mes premières terres régulières. Lentement, très lentement, j’ai pris forme. Mon visage s’est dessiné. J’ai vu naître mes premières places, mes premiers enclos, mes premières rues tortueuses.

Je n’étais plus seulement un lieu. J’étais une communauté. J’étais le foyer d’âmes liées entre elles par la foi et la terre. Et quand, le dimanche, elles se rassemblaient dans la chapelle, j’étais fier. Fier comme un enfant qui apprend à parler.

Mais ce n’était pas seulement une fierté. C’était aussi une responsabilité. Car en portant le nom d’un martyr, je devais moi aussi porter sa mémoire. Je devais me souvenir, à travers les siècles, de cet homme traîné par un taureau, de sa foi indestructible, de son cri muet au moment de mourir. À partir de ce jour, je n’ai plus été seulement un paysage. J’ai été un témoin.

Les moines qui restaient auprès de moi recopiaient des manuscrits, priaient à heures fixes, et enseignaient parfois aux enfants des lettres simples. Ils parlaient de la lumière de Dieu comme on parle du soleil, et je sentais que leurs paroles pénétraient mes pierres. Je suis convaincu qu’elles y sont encore, gravées, invisibles, comme une prière que le temps ne peut pas effacer.

Pourtant, mes débuts n’ont pas été faciles. La chapelle était fragile, souvent battue par les vents, parfois endommagée par la neige ou la pluie. Il fallait la reconstruire, la renforcer. Les toits des maisons fuyaient, les champs donnaient peu de récolte. La vie était rude, et mes habitants, malgré leur foi, me laissaient entendre leurs plaintes. J’étais trop jeune pour les protéger vraiment. Trop faible encore pour leur offrir l’abondance.

Mais je les ai vus persévérer. Leurs mains calleuses ne lâchaient pas la pioche. Leurs visages fatigués ne cessaient pas de sourire aux fêtes, quand les cloches résonnaient et que les danses commençaient. Ils ont appris à m’aimer, malgré mes rigueurs. Et moi, je les ai aimés en retour.

J’ai aimé leurs enfants qui couraient dans mes ruelles. J’ai aimé leurs bêtes qui paissaient dans mes prairies. J’ai aimé leurs chants dans les veillées d’hiver, quand toute la communauté s’assemblait autour d’un feu. Chaque voix, chaque rire, chaque larme me nourrissait. Petit à petit, je devenais vraiment vivant.

Puis un jour, un seigneur est venu. Il a regardé ma chapelle, mes quelques maisons, mes champs encore clairsemés. Et il a dit que j’étais son fief. Moi, Saint-Cernin, je ne comprenais pas encore ce mot. Mais je sentais que cela changeait quelque chose. Désormais, je n’étais pas seulement un lieu de foi. J’étais aussi un territoire convoité, une possession. Les seigneurs allaient se succéder, poser leur marque, bâtir leurs tours, lever leurs impôts.

Je compris alors que mon nom, mon identité, allaient devoir survivre à bien des tempêtes.

Et moi, je n’étais qu’au début de ma vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Soleia_aventure ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0