Chapitre 3

4 minutes de lecture

Je m’étais éveillé sous le signe de la foi. Mon nom, tiré de celui du martyr Saturnin, m’avait donné une identité. Ma chapelle, fragile mais vivante, battait comme un cœur au centre de mes premières maisons. Mais bientôt, une autre force est venue peser sur moi : la force des seigneurs.

Je me souviens du premier cheval qui a résonné dans mes ruelles de terre battue. C’était un grand destrier, au souffle puissant, mené par un homme vêtu de fer. Sa silhouette brillait au soleil comme une statue vivante. Les habitants se sont écartés, courbés, murmurant des paroles d’humilité. Moi, je l’observais. Ce n’était pas un simple voyageur : c’était un maître, un homme de pouvoir. Il est descendu de sa monture, a posé son regard sur mes champs, mes maisons, ma chapelle, et il a dit : « Ceci est mon fief. »

À partir de ce jour, j’ai compris que je n’appartiendrais jamais seulement à mes habitants. J’étais devenu un enjeu, une richesse, une parcelle de terre qu’un seigneur pouvait revendiquer comme sienne.

Ils ont construit sur moi des tours et des murailles. Les premiers châteaux se sont dressés, blocs de pierre rude assemblés avec peine, mais qui semblaient invincibles aux yeux des paysans. Ces forteresses dominaient mes vallées comme des aigles dans leurs nids. Et moi, je les ai portées sur mes épaules, avec la patience des siècles.

Les seigneurs venaient et repartaient. Certains étaient justes, protégeant mes habitants contre les pillards et les envahisseurs. D’autres étaient cruels, exigeant plus qu’on ne pouvait donner, frappant ceux qui ne pliaient pas assez vite le dos. J’ai entendu les pleurs des femmes qui voyaient leurs greniers vides après l’impôt, et les chants forcés des hommes réquisitionnés pour bâtir des murs qui n’étaient pas les leurs.

Pourtant, je ne peux nier que leur présence a aussi façonné mon visage. Grâce à eux, mes sentiers sont devenus routes, mes hameaux des paroisses plus nombreuses. Les fortifications donnaient un sentiment de sécurité, même fragile, et attiraient d’autres familles. Les marchés se tenaient plus régulièrement, et mes places commençaient à résonner du troc et du bruit des charrettes.

Les siècles médiévaux furent un mélange étrange de peur et de vitalité. La cloche de ma chapelle sonnait, mais elle n’était plus la seule à donner le rythme. Les cors de chasse des seigneurs, les marteaux des forgerons dans leurs ateliers, les sabots des chevaux dans la boue de mes rues… tout cela formait une symphonie nouvelle.

Je me souviens d’une nuit particulière. Le ciel s’était assombri, et des flammes dansaient sur mes lisières. Des bandits, peut-être des soldats perdus, descendaient de la montagne. Mes habitants tremblaient. Alors, les seigneurs ont fermé les lourdes portes de leur château, et seuls quelques privilégiés ont trouvé refuge derrière ces murs. Les autres, les paysans, se sont cachés dans les bois ou les caves. J’ai senti leur peur me traverser comme une lame. J’ai senti aussi leur colère sourde : pourquoi protéger seulement les riches, et laisser les pauvres à découvert ?

Ainsi étaient les siècles des seigneurs : un temps de contradictions. Ils donnaient autant qu’ils prenaient. Ils bâtissaient autant qu’ils détruisaient. Mais je n’avais pas le choix. J’étais leur terre, leur domaine.

Pourtant, malgré les guerres, malgré les injustices, la vie continuait. Mes champs verdoyaient chaque printemps. Mes enfants riaient encore, courant après les poules ou jouant à la guerre avec des bâtons. Les processions religieuses se faisaient plus nombreuses, et parfois, même les seigneurs se mêlaient aux paysans pour porter des cierges et prier devant les reliques. Ces instants d’unité étaient rares, mais précieux.

Je me souviens d’un jeune chevalier qui, un jour, s’agenouilla devant ma chapelle, sans armure ni fierté. Il pleurait. Je n’ai jamais su pourquoi. Peut-être avait-il perdu un frère en croisade, ou peut-être avait-il vu de trop près la mort. Mais je me souviens de ses larmes tombant sur mes dalles de pierre. Même les plus puissants n’étaient que des hommes, fragiles, passagers. Moi seul, je restais.

Puis vint le temps où les seigneurs se disputèrent mes terres entre eux. Des cousins, des frères, des familles éloignées. Chacun voulait ma possession. Alors mes collines se couvrirent de soldats, mes champs furent piétinés par des armées en marche. Les épées s’entrechoquaient, le sang coulait. J’ai porté ces cicatrices dans mes sillons longtemps après la fin des combats.

Pourtant, après chaque guerre, vous reveniez toujours. Les maisons brûlées étaient reconstruites. Les champs dévastés étaient ressemés. La chapelle, parfois pillée, retrouvait ses cloches et ses chants. Ce courage de mes habitants me bouleversait. Car eux n’avaient ni château, ni armée. Ils n’avaient que leurs mains, leurs outils, leur foi. Mais cela suffisait pour me relever.

Les siècles des seigneurs furent donc à la fois mon esclavage et ma croissance. Sans eux, je serais peut-être resté un hameau oublié. Grâce à eux — et malgré eux — je suis devenu un vrai village, reconnu, respecté, parfois envié. Mais j’ai appris aussi que je ne serais jamais libre. Toujours, il y aurait des hommes pour me réclamer, me posséder, se battre pour m’avoir.

Moi, Saint-Cernin, je n’étais pas seulement un lieu sacré. J’étais devenu un trésor à défendre, un territoire à contrôler. Et je savais que ce n’était que le début de mes épreuves.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Soleia_aventure ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0